Chapitre 2#

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Le temps qu’on s’en rende compte, ça avait déjà commencé (II)

Le lendemain matin, Taichi Yaegashi se rendit à l’école le pas lourd.

L’idée de croiser Iori Nagase lui était très embarrassante. Mais c’était encore pire avec Himeko Inaba : « Que va me dire la tête d’Inaba quand elle va arriver en cours ? » En gros, il se disait à lui-même de s’abstenir de regarder ses seins… (Quel gâchis de neuronnes pour des choses inutiles…)

— Ça craint. Yui et Aoki ont été mis en garde à vue par la police,

révéla Inaba avec un visage livide à Taichi qui venait d’arriver en classe.

Police. Garde à vue.

Peut-être parce qu’il n’était pas familier avec ce genre de choses, Taichi ne comprit pas tout de suite ce qu’elle venait de dire.

— Hein ? Non, attends. Qu’est-ce que t’as dit ? Enfin, Yui et Aoki… On parle bien de Yui Kiriyama et de Yoshifumi Aoki ?

— Qui d’autres à part eux ? Espèce d’idiot. Viens par ici.

Inaba poussa Taichi jusqu’à sa place.

Nagase, perdue dans ses pensées, était assise là, en marmonnant, « Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire… »

— Pourquoi… Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi une garde à vue ?

— J’en sais rien moi ! Tout ce qu’on sait pour l’instant, c’est que ça parle que de ça en salle des profs.

— Sérieux… Tu les as contactés ?

— Non… j’ai pas pu les joindre, dit Nagase, tout en tenant son téléphone dans les mains.

— Ah, merde… Personne ne sait ce qui s’est passé…

— On me demande ?

Surpris, Taichi se tourna en entendant cette réponse inattendue.

Sa marque de fabrique était des cheveux attachés dans le dos qui dévoilaient son front et ses lunettes brillantes.

Au début, elle était l’élève modèle comme on en voit partout. Mais sans raison apparente, elle était subitement devenue quelqu’un de plus influent et saillant avec ses superbes qualités de meneuse d’hommes. Elle était apparemment quelqu’un qui répondait à de nombreux problèmes de cœur parmi les élèves de seconde. C’était la déléguée de la 2nde C, Maiko Fujishima. Soit dit en passant, d’après elle, elle voulait les remercier (Taichi et les membres du Club de Recherche Culturelle) pour avoir éveillé ses pouvoirs, « Vous avez ouvert la porte vers un énorme et insondable potentiel. Soyez-en satisfaits. » Mais ils ne comprenaient pas vraiment de quoi elle parlait.

— Hm… Eh bien, personne ne t’a appelée, Fujishima-san, dit Nagase avec l’air un peu effrayée.

Fujishima semblait avoir fait quelque chose qui la rendait incapable à parler avec elle. D’ailleurs, Fujishima avait dit quelque chose du genre, « Je poursuis mes propres idéaux. Ne t’en fais pas – tu n’es pas en haut de ma liste de priorités ». Cela dit, on ignorait à quel place était classée Nagase dans cette liste.

— Ah. Alors vous ne voulez pas savoir ce qui est arrivé à Kiriyama-san et Aoki-san ?

— Tu sais quelque chose, Fujishima ? Crache le morceau !

— Ce n’est pas vraiment le ton à employer quand on demande quelque chose, Inaba-san.

— Hmm… dans ce cas, merci de tout nous raconter… Fujishima-san.

Fujishima restait droit dans ses bottes même face à quelqu’un d’aussi inflexible qu’Inaba. Elle dégageait même une aura bien plus sournoise qu’elle, ce qui était terrifiant.

— Oui. Si vous êtes prêts à me prêter Nagase-san pour deux heures, je serais plus enclin à parler.

— Gnéoiii ?

Nagase avait poussé un cri qu’elle n’avait jamais fait auparavant et avait sursauté.

— C-C’est un peu… Agagahaha…

— C’est parfait, non ? Je suis sûre que Nagase-san sera ravie de le faire.

Fujishima gigotait sa main comme si c’était un tentacule.

— Hé, Fujishima-san ! Ça se fait pas ! cria Taichi

Puis, à ce moment-là :

« Bas les pattes ! »

La voix résonnait à nouveau dans sa tête.

La température de son corps monta en flèche.

(Merde.) Petit à petit, il semblait quitter son corps, bien que sa conscience y était toujours.

Ce sentiment était exactement le même que la veille. Avec sa montée en température, qu’allait-il se passer maintenant ?

Que voulait-il faire ?

« Arrête ! »

Bien qu’il criait dans son cœur, il ne pouvait pas arrêter son corps.

Taichi fit un pas en avant en direction de Fujishima tout en levant la main.

(Je rêve ou quoi ? Qu’est-ce que je fiche ?)

Taichi savait pertinemment ce qu’il faisait, mais une autre force à l’intérieur de lui avait pris le contrôle.

« Non ! »

Au moment où Taichi était sur le point de lancer sa main droite vers Fujishima, Inaba l’attrapa fermement par le bras.

— À quoi tu joues ?

Inaba regarda Taichi, ses yeux froids le transperçant alors qu’elle tenait vigoureusement son poignet d’une seule main. Il sentait que son bras devenait fou.

Sa conscience revint, mais il se défit quand même sèchement de la main d’Inaba. Néanmoins, celle-ci, avec un visage tendu et nerveux, tenta tout de même de maintenir son emprise.

Fébrile, il tortilla sa main de toutes forces pour se débarrasser d’Inaba.

Puis, il s’arrêta soudain.

La température de son corps était redescendue, et la force qui le contrôlait l’avait quitté.

Taichi se sentit un peu désemparé et mal à l’aise.

Inaba le dévisagea silencieusement.

— … Qu’est-ce que tu fais, Yaegashi-san ? Tu t’entraînes à danser ? demanda simplement Fujishima.

— Non… C’est…

De la sueur froide coulait sans discontinuer le long de son visage, ce qui semait le désordre dans sa tête, l’empêchant de réfléchir.

— Alors, qu’est-ce que t’en dis, Nagase-san ?

— T’y tiens tant que ça…

Taichi n’arrivait pas à rester inflexible, se sentant un peu sous pression et intimidé au milieu de sa phrase.

— Non. C’est bon. Taichi… Si ça peut nous permettre de savoir ce qui est arrivé à Yui et Aoki… Hmm… Ok. J’ai compris ! Que ce soit deux ou trois heures, je ferais n’importe quoi pour toi ! Alors raconte-nous tout, Fujishima-san !

— Je plaisantais. Je vous aurais raconté même si t’avais refusé.

Nagase s’affala immédiatement sur la table.

— Tu… plaisantais ? J’aurais pas dû parler si vite…

— C’est pas le moment de plaisanter, Fujishima-san ! répliqua Taichi à son tour.

Il repoussa fermement dans un coin de sa tête les émotions effrayantes et impulsives qui l’avaient submergés, tentant tant bien que mal d’oublier au plus vite.

— Ah. C’est un moyen de montrer mon humour. Vous avez rien vu venir ?

— Dans ce cas, merci de paraître moins sérieuse quand tu le fais.

Nagase posa son visage sur la table.

— Vous aviez tous des visages désemparés, je voulais juste détendre l’atmosphère… Je n’aurais pas cru que vous y seriez aussi peu réceptifs…

Fujishima baissa tristement les yeux. Il semblerait qu’elle avait également été élevée par des parents bon vivants.

— Alors, qu’est-ce que tu sais, Fujishima-san ? Dis-nous tout, s’il te plaît.

Inaba entra dans le vif du sujet.

— Ahah… Oui. Dans ce cas, je vais y aller par ordre chronologique. Même si j’ignore les raisons, des filles de notre école étaient harcelées par des voyous du lycée Aki à la sortie de la station de métro. Il faisait beau, il y avait beaucoup de passants, et leur dispute durait depuis un moment. Juste au moment où les gens aux alentours allaient appeler la police pour venir gérer la situation, leur sauveuse a foncé dans le tas et donné une bonne leçon à ces racailles.

— Tu veux parler de…marmonna Inaba.

— Oui, c’était Yui Kiriyama, qui est membre de votre club.

(Kiriyama a donné une leçon aux racailles ?)

— Hmm… Et ces soi-disant racailles, c’étaient des garçons, non ? demanda Taichi.

— Ça m’impressionne que tu partes du principe que ce n’était pas forcément des garçons, mais étant donné ce que j’ai pu dire avant, il est rare que ça soit des filles, non ? Oui. C’étaient bel et bien des garçons..

(Kiriyama a donné une leçon à des garçons ?)

(Comment a-t-elle pu le faire alors qu’elle souffre d’une profonde androphobie au point de trembler en les touchant ?)

(Bien que sa phobie était moins prononcée récemment, elle doit toujours être incapable d’une chose pareille.)

— Et ensuite ?

Avec un visage tendu, Inaba pressait Fujishima de continuer.

— Si ça avait été le fin mot de l’histoire, ça aurait été parfait… mais il semblerait qu’elle en ait trop fait. Conséquence, d’autres élèves du lycée Aki ont accouru pour voir ce qui se passait… mais il semblerait que six d’entre eux ont terminé par terre.

Une Kiriyama sauvage et en colère apparut dans l’imagination de Taichi.

— On peut pas dire qu’elle ait fait quelque chose de mal, mais elle a dépassé les bornes. Du coup, elle a été emmenée par la police pour être interrogée sur sa version des faits… Ah… Vous pensiez qu’elle avait été arrêtée à cause du mot « garde à vue », pas vrai ? Même si le mot peut faire peur, mais ça ne va pas si loin dans le cas d’une mineur. C’est du bon sens, ça ! Après l’arrivée de la police, quelqu’un d’autre est apparu.

— C’était Aoki ? demanda rapidement Inaba.

— En effet. Bien qu’il ne savait pas vraiment ce qui se passait, il était très agité en voyant la police arrêter Kiriyama-san. Il n’arrêtait pas de crier , « Où est-ce que vous l’emmenez ?! Lâchez-la ! Rendez-la moi ! » Il est du genre à ne pas savoir garder la tête froide et parler sans réfléchir ? Bref, c’est pour ça que la police a également emmené Aoki-kun au poste de police.

Même s’il était quelqu’un de stupide, il n’était pas du genre à avoir recours à la violence pour régler les choses. En plus de ça, c’était le genre de personne à agir calmement quand les choses se compliquaient.

— Malgré tout, pas la peine de trop s’en faire. Je pense que tout va bien se passer. Après tout, Kiriyama-san et Aoki-kun n’avaient pas de mauvaises intentions. Au pire, ils recevront un avertissement. Et l’école ne les punira pas vu que c’était dans l’intention de protéger des élèves du lycée. En plus, Kiriyama-san était très bien vue jusqu’ici, alors s’ils venaient à la punir, ça risquerait de faire jaser pas mal de monde. Et surtout…

Fujishima se tut et regarda Inaba, laissant inexplicablement sa phrase en suspens.

— Je ne pourrais pas rester les bras croisés. Peu importe comment, je m’assurerais de la sortir de là.

Inaba souleva le coin de ses lèvres, esquissant un sourire simple et rassuré.

— Je le savais. Même si ça venait à en arriver là, je ferais tout mon possible pour t’aider. Hahaha !

Même en regardant à l’échelle du lycée, ces deux filles étaient considérées parmi les personnes les plus compétentes. C’était en fait un peu étrange de les voir se regarder, le sourire aux lèvres.

— D’ailleurs, je me pose une question. Fujishima-san, d’où est-ce que tu tires toutes ces informations ? Tu connais des témoins ? Tes infos semblent toujours bonnes à chaque fois, demanda Inaba.

— Non. Mon père est un officier de police plutôt bien placé. C’est tout. Ahaha, s’il se passe quoi que ce soit, je pourrais aider.

Fujishima avait fait cette choquante révélation comme si de rien n’était. C’était déjà incongru d’apprendre la profession de son père, mais savoir en plus qu’elle pouvait profiter du pouvoir de son père était encore bien plus effrayant.

— Hihi… Quelle bonne nouvelle. Tu pourras t’avérer utile.

Inaba arborait un sourire d’homme d’affaire peu scrupuleux.

— Ça me va tant qu’il est question de choses rationnelles et honnêtes. Bien entendu, je réclamerai un paiement équivalent. Mais c’est toi, Inaba, je pense être prête à te faire une remise.

— Alors on s’assurera d’être reconnaissant.

Hahaha… Les deux rièrent ensemble encore une fois, en dégageant une abominable aura qui faisait fuir tout le monde, quelque chose mélangeant des sentiments sinistres et lugubres.

À ce moment-là, la sonnerie des cours retentit.

À la pause après le premier cours, Taichi se dirigea vers le siège d’Inaba.

— Merci beaucoup pour tout à l’heure, Inaba.

Les bras croisés, Inaba ouvrit légèrement les yeux.

— Merci pour quoi ?

— … Tu m’as arrêté ce matin, non ?

Taichi n’arrivait pas à être clair. S’il le venait à l’être, cela reviendrait à admettre ce qu’il voulait faire à la base.

Comment aurait-il pu admettre avoir eu des pensées aussi impulsives et irréfléchies ?

— T’as pas entendu un bruit dans ton esprit ? Une espèce de « voix » ?

Après avoir entendu Inaba, il ne put s’empêcher de déglutir.

Elle avait raison. Taichi avait bel et bien entendu une « voix ». Cette « voix » avait ouvert la porte à une drôle de pulsion qui avait pris momentanément le contrôle de son corps et l’avait forcé à bouger malgré lui.

La puissance de cette pulsion était d’un tout autre niveau que ce réflexe quand on tente d’éviter une balle qui nous fonce sur la tête.

— Ouais… Effectivement. Mais comment tu sais ça ? Tu l’as aussi entendu, Inaba ?

— Non. Je t’ai juste demandé si t’as entendu une voix. Même si je l’ai pas entendue cette fois-ci, j’en ai eu l’occasion dans une situation similaire.

— Inaba… t’as aussi vécu la même chose ? En entendant cette « voix », on se met à agir contre notre volonté…

Avant qu’il finisse de parler, elle avait déjà manifesté son assentiment.

Ils pouvaient déjà confirmer que quelque chose s’était passé.

Étaient-ils petit à petit rejetés du monde « normal » ?

Un mauvais pressentiment leur traversa l’esprit.

Inaba poussa un soupir.

— On connait pas encore les détails. Peut-être qu’on réfléchit trop… N’empêche, prépare-toi au pire.

Le ton d’Inaba était très grave.

— Je comprends.

— Alors réunion tout à l’heure au club pour en discuter. J’espère que Yui et Aoki pourront également venir avant la fin des cours. Sinon, on verra… Hmmph. C’est rare que j’espère que je m’en fais trop.

— Ouais…

— Il ne nous reste plus qu’à prier, je crois.

Comme ils n’avaient pas vraiment saisi la situation dans laquelle ils se trouvaient, ses paroles ne correspondaient pas trop à sa devise, qui était que tout défi devait être relevé par ses propres moyens.

□■□■□

La crise arriva soudainement.

(Non. Quelque chose clochait bien avant ça.)

(Si je prends en compte ce pressentiment en compte, alors c’est bien moins soudain qu’il n’y paraît.)

(Mais, il n’y avait aucun signe avant ça, donc c’est tout ce dont sur quoi je peux m’appuyer.)

(Je ne trouve pas les mots pour décrire à quel point cette méthode est méprisable.)

De cette façon, il leur était impossible de faire quoi que ce soit pour prévenir le mal.

S’en étaient-ils déjà sortis ?

Non. Ce n’était pas une histoire de s’échapper ou non s’ils n’avaient pas leur mot à dire.

Ne pouvaient-ils qu’être menés par le bout du nez ?

Ne pouvaient-ils qu’être les dindons de la farce ?

Était-ce leur destin ?

Était-ce l’histoire dans laquelle ils se trouvaient ?

Taichi savait que c’était tout ce qu’une personne insignifiante comme lui pouvait conclure à ce stade.

— Ahah… C’est « Pois de cœur ». Peu importe ce que je dis… Vous êtes d’accord ? dit Gotô Ryûsen, le professeur principal de la 2nde C et le référent du Club de Recherche Culturelle, dans le local du dit club, situé au dernier étage du Bâtiment Récréatif.

— Bon… cela faisait un bail… ou peut-être pas… Qu’en pensez-vous ?

Avec le même visage apathique d’un cadavre qu’il arborait depuis toujours, il parlait devant Taichi et les autres membres, sans prêter attention à ce qu’ils pouvaient penser.

Ils se revoyaient trois semaines après la presque mort forcée de Iori Nagase.

Il s’était passé un certain temps depuis l’incident, et pourtant, c’était encore bien trop frais pour en faire un évènement lointain.

Était-ce trop tôt ou trop tard ?

Taichi n’était sûr que d’une seule chose : qu’il n’avait aucune envie de le voir.

— J’ai vraiment pas envie de vous voir, l’invincible « Pois de cœur ».

Inaba parlait d’une façon provocante et calme à cette personne, si on pouvait encore le qualifier ainsi. À sa voix, on pouvait deviner que leurs retrouvailles ne lui faisaient pas vraiment plaisir.

Au final, Kiriyama et Aoki n’étaient pas revenus en cours.

Il n’y avait pas eu d’annonce officielles ni de punitions, mais leurs familles avaient été prévenues de l’incident. (L’information provenait de Fujishima.)

Taichi, Iori et Inaba devaient admettre qu’il n’y avait rien qu’ils puissent faire à ce stade, alors ils décidèrent de tout de même se rassembler au club après les cours. Sauf que…

« Pois de cœur » fit irruption.

Comme précédemment, il avait pris le corps de Gotô.

Le moindre pas en avant pouvait les mener là où ils voulaient.

Taichi et Nagase se levèrent pour faire face à « Pois de cœur ». Seule Inaba resta assise, sans bouger.

— Pourquoi vous êtes revenu ? Vous nous avez demandé de tout oublier à votre sujet et sur ce qui s’est passé, non ?

— Ahah… Peut-être bien… En fait, ce que j’espèrais, c’est que cela ne vous tracasse pas trop.Mais je me rappelle vaguement avoir dit la dernière fois que l’on s’est vus, « Alors, à plus tard », non ? Inaba-san, malgré ta mémoire parfaite…

— Vous foutez pas de nous, sale enfoiré !

Inaba tapa fort du poing sur la table qui avait été ramenée ici la veille.

« Pois de cœur ».

Il était une présence qui évoquait l’échange aléatoire de personnalité et affirmait les avoir constamment observés durant le phénomène, et qui faisait ce qu’il voulait.

Ce qu’il était réellement demeurait un mystère.

Et il n’y avait aucune chance qu’il leur dise.

— Pourquoi vous êtes là ? J’ai franchement aucune envie de vous voir.

Nagase tenta de rester calme, mais elle avait du mal à cacher la tonalité tendue et nerveuse de sa voix. La personne qui devait avoir les sentiments les plus complexes et mitigés à l’encontre de « Pois de cœur » était Nagase. Après tout, elle aurait pu être déjà morte s’ils avaient fait la moindre petite erreur.

— Ahah… À ce propos, je ne me suis pas excusé en personne à Nagase-san… Pour l’incident… Je suis désolé du fond du cœur… sincèrement… désolé.

— Vous avez beau vous excuser maintenant… ça ne… Ouah ! Si vous êtes vraiment désolé, alors laissez-nous tranquille !

(Elle a raison), se dit Taichi.

— Non… Je me suis répété à plusieurs reprises… Vous êtes vraiment intéressants… Et puis, vous pouvez être en colère par le fait que je vous ai choisis pour cette expérience… mais ne m’en voulez pas… parce que je tiens vraiment à bien m’entendre avec vous.

Ce qu’il avait dit était un peu – non, très dangereux.

— Une seconde ! C’est quoi cette histoire « d’amis pour la vie » ? cria Inaba, paniquée.

— Ahah… C’est… parce que je vais encore faire quelque chose d’intéressant cette fois-ci… Alors même si je ne sais pas ce qui va se passer après… Je pense que c’est une bonne chose de le dire, quoi qu’il advienne après, non ?

— Hé, comment ça « quelque chose d’intéressant » ?

La voix de Taichi tremblait.

— Comme c’est étrange… Tu n’as pas remarqué, Yaegashi-kun ? Tu n’as pas entendu cette voix dans ton esprit, ce après quoi ton corps s’est mis à agir contre ta volonté ?

Un frisson glacial parcourut tout son corps.

Il se trouvait dans le bon vieux local de son club, et pourtant il avait l’impression d’avoir atterri dans un monde inconnu.

— Qu’est-ce que vous racontez ?! Espèce d’enfoiré ! Vous voulez dire… que vous avez l’intention de contrôler directement nos corps ? explosa de rage Inaba.

— Contrôler ? Qu’est-ce que tu racontes, Inaba-san ? Comment pourrais-je faire une chose pareille… et ça serait inutile… Pff… Dans ce cas, je vais expliquer tant que je suis là à faire des projections… Ahah… Je suis vraiment trop gentil.

— Comment ça « des projections » ? Quelles explications ? dit Nagase en tremblant.

— Beeen… Si je vous explique pas, ça risquerait d’être pénible pour vous. Ahah… Même si ça pourrait être intéressant de voir votre frustration… Je n’ai pas envie d’utiliser cette approche pour l’instant… Ce que j’entends par prévisions, c’est ça… Je ferai une annonce officielle quand tout le monde sera là… les cinq membres du club… C’est tout.

— Pourquoi… encore nous… marmonna Nagase d’une voix rauque.

Bien que ses mots étaient durs, elle avait sûrement cédé intérieurement.

— Beeeen, combien de fois vais-je devoir répéter que c’est parce que vous êtes très intéressants… Ahah… Je commence à en avoir marre de le dire… Est-ce qu’il faut vraiment que je réexplique tout avant… mais j’ai l’impression que je perdrai cette occasion de venir ici si je ne le faisais pas… Ahaha… Surtout, penser à ce genre de choses me fatigue… Qu’est-ce que je devrais faire d’après vous ? Je peux vous laisser en juger par vous-mêmes.

— On va écouter ce que vous avez à dire… Et on jugera après, dit Inaba après s’être relevée une mèche et s’être un peu calmée.

— Ahah… Merci. Dans ce cas, je vais m’expliquer. Cependant, cette fois, c’est rien de spécial… Ou plutôt, je pense que ça vous fera tous plaisir… Ahah… Peut-être que j’exaggère un peu… Hein ? Où en étais-je déjà ? Ahah… Du coup, en deux mot, le but est de laisser les « désirs » de votre cœur, ses véritables attentes, se déchaîner… C’est à peu près tout.

— Déchaîner… nos désirs ?

Tout en marmonnant ces mots, tous les comportements aberrants dont Taichi et les autres membres du club avaient été victimes la veille et aujourd’hui lui traversèrent l’esprit.

Inaba qui lui avait sauté dessus.

Kiriyama qui était extraordinairement en furie.

Nagase qui l’avait appelé avec une attitude étrange.

Et quand il avait eu une pulsion soudaine.

— Oui… Déchaîner vos désirs… ou en gros, des « désirs déchaînés »… Hmm ? Peut-être que ça revient au même. Peu importe… Euh, les humains ont inévitablement beaucoup de « désirs »… Vous en avez aussi, n’est-ce pas ? Mais tous ces désirs ne sortent pas ou ne se transforment pas en actions, du fait que votre conscience ou autres blocages mentaux ne les répriment… Vous ne trouvez pas que c’est un peu dommage ? continua « Pois de cœur », sans se soucier de leurs réactions, malgré qu’il semblait poser une question à la fin. Vous le voulez, mais vous ne pouvez pas… Est-ce raisonnable pour un humain de vivre avec autant de restrictions ? Ahah… Ça devient très philosophique.

— Quel idiot. Comment l’homme peut-il vivre en faisant ce qui lui chante ? interrompt Inaba avec mépris.

— Oui… C’est effectivement le cas en temps normal… Alors peut-être qu’en changeant les règles, quelque chose d’intéressant pourrait arriver.

La voix de « Pois de cœur » était dépourvue de poids, comme si ses mots pouvaient être emportés par une légère brise.

— Je souhaite juste… légèrement déchaîner vos « désirs », et vous redonner la liberté… c’est tout.

Redonner la liberté en déchaînant les désirs.

— Mais c’est super dangereux, non ? Si quelqu’un venait à se laisser guider par ses désirs et se mettait à agir en fonction de ce qu’il veut, on ne pourrait plus le considérer comme un être humain. Ce serait… une bête sauvage. C’est ridicule, conclut Inaba.

— Ahah… Inaba-san, tu comprends vraiment vite… Tu as raison, qui sait ce qui se passera si tous les désirs humains étaient libérés… Alors, en déchaînant divers désirs… et il y a toutes sortes de désirs, par exemple : l’envie de manger, les désirs sexuels, l’envie de dormir, les désirs matériels, la soif de pouvoir, la recherche de la célébrité… Quoi d’autres ? Je n’arrive pas à trouver de bons exemples. Bref, je vais faire en sorte que seuls certains désirs soient déchaînés aléatoirement.

« Pois de cœur » arborait un visage amorphe tout le long de son explication.

— Ah. Mais les « désirs » libérés sont généralement les plus forts du moment… Après tout, les désirs changent souvent et leur intensité varie énormément.

(C’est stupide), pensa Taichi. Il ne put l’exprimer à voix haute tant il était abasourdi.

— C’est tout… Vous devez savoir tout ce que vous avez à faire, non ? Je pars du principe que oui.

« Pois de cœur », sous les traits de Gotô, se tut.

— … J’ai en fait envie d’expliquer un peu plus… mais vu que ça ne serait que des projections, ça devrait suffire. Et il manque deux personnes aujourd’hui… Ahah… Bon, je vais m’arrêter là. Je ferai une annonce officielle quand vous serez tous réunis ici, et bien entendu si je suis disponible à ce moment-là. Merci de raconter aux deux absents tout ce que je viens de dire. Que c’est pénible.

— Mais qu’est-ce que vous baragouinez ? Qu’est-ce que vous cherchez à faire ? Soyez clair et précis !

Inaba était dans une colère noire à cause du suspens dans lequel « Pois de cœur » les laissait.

— Ahah… Vraiment ? Bon, j’y retourne… On se revoit demain après les cours.

— C’est pas une réponse, ça !

Inaba commençait à s’emporter. De leurs côtés, les autres se mirent à marnonner des choses incompréhensibles.

— Demain… après les cours ?

— Oui… J’ai dit qu’aujourd’hui était une projection, non ? En fait, j’ai envie de tout expliquer aujourd’hui… mais il y a visiblement deux absents… alors on va remettre ça à demain… C’était ce que j’avais prévu… mais m’assurer que mes plans se déroulent sans accroc m’embête… alors je suis venu… J’étais certain d’une chose, c’est que les choses iraient mieux si je venais ici avant.

— C’était pas à cause de ce « déchaînement de désirs » dont vous êtes responsable ? dit Inaba avec une étonnante vigueur.

— Pas vraiment… Cela dit, si je vous laissais livrés à vous-mêmes sans explication… peut-être que ça prendrait « fin »… alors je suis venu… même si y mettre fin ne serait pas si fatiguant, j’aurais de la peine d’y mettre un terme si vite… Hmm, dit comme ça, j’aurais dû vous prévenir bien plus tôt… mais vous observer en train de cogiter sur ce phénomène était tellement passionnant…

« Observer » et « passionnant » – ce type avait toujours ces mots à la bouche. Sauf qu’il était compliqué de comprendre ce qu’il voulait dire par « observer » et « passionnant ».

— … Sur ce, marmonna « Pois de cœur », avant de se diriger vers la porte, mais il s’arrêta ensuite net. Aaah ? En y réfléchissant bien, je pense… peut-être que rien ne m’assure que vous expliquez la situation aux deux autres… mais à ce sujet, je pense que vous allez le faire pour moi… vous devriez avoir retenu tout ce que j’ai dit, je pense. Inaba-san, mes espoirs reposent sur tes épaules…

Inaba fusilla du regard « Pois de cœur » et resta silencieuse. Les deux se dévisagèrent, créant un vortex sinueux que ni Taichi ni Nagase ne pouvait pénétrer.

Puis, Inaba serra le poing avant de dire :

— Et si… je refuse ?

— Ça sera sûrement pénible… enfin, pour vous.

— Et pas pour vous ?

Inaba tentait de conclure un marché avec « Pois de cœur », mais où trouvait-il la force pour faire ça ?

Néanmoins, contrairement au visage maussade d’Inaba, « Pois de cœur » gardait un visage parfaitement stoïque.

— Ahah… Pourquoi faire autant d’histoire… Pour être franc, je n’ai plus assez d’énergie pour aller voir ces deux-là et leur expliquer… Ahah… du coup, je vais arrêter ça pendant quelque temps…

— Comment ça ?

— Eh bien… je vais arrêter mettre en pause ce phénomène jusqu’à demain… En voilà une offre généreuse de ma part…

— Hein… Mais qu’est-ce que vous racontez…

Au son de sa voix, Nagase semblait au bord des larmes.

— Rien de spécial… alors jusqu’à mes explications de demain, je vais suspendre le phénomène. Profitez de l’occasion pour vous reposer… Un intermède… Ahah… Je sais pas comment le dire… Après tout, ce n’est pas si important…

— Vous êtes même capable… de faire ça ?

Inaba arborait un sourire forcé et coincé.

— Ça se pourrait… Peut-être que c’est un peu trop si je fais ça… mais il vaut mieux ça qu’y mettre un terme dès maintenant… et surtout… d’un autre côté… ce genre de situation pourrait s’avérer intéressante. Alors, on se revoit ici demain… Les choses pourraient changer d’ici là, cela dit… Au revoir.

Après avoir fini ses explications, « Pois de cœur » quitta la pièce.

Personne ne tenta de l’en empêcher.

Pour être plus précis, ils en étaient incapable.

Le silence s’installa dans le local après son départ.

— … Ça recommence ? marmonna Inaba, ce après quoi le silence retomba à nouveau dans la salle.

Taichi et Nagase ne pouvaient rien dire.

Taichi n’arrivait même plus à réfléchir et ne savait pas comment réagir.

Il avait toujours cru que des phénomènes paranormaux comme l’échange de personnalité ne leur arriverait plus jamais.

Malgré tout, il y avait une possibilité. Enfin, pire, comme ils avaient déjà vécu ce genre de choses, la probabilité de revivre quelque chose de similaire n’en était que plus grande.

L’entité dénommée « Pois de cœur », qui avait surpassé l’entendement, semblait les avoir pris pour cible.

— Pourquoi… Pourquoi…

La voix de Nagase semblait provenir de son subconscient.

La même question traversait l’esprit de Taichi.

Il se demandait comment pouvoir y échapper, mais il était dévasté en se rendant compte que c’était totalement impossible.

— Ah. Y’a personne qui aurait une idée de comment éviter les situations galères comme ça ?

Taichi et Nagase étaient dans l’incapacité de répondre à cette question.

Quand ils s’étaient retrouvés embarqués dans l’échange de personnalité, alors même que tout le monde s’efforçait de chercher différentes solutions, ils n’avaient pas réussi à en trouver une plausible. Dans des circonstances où aucune indication supplémentaire n’avait été donnée, il était tout bonnement impossible de trouver mieux.

— Alors on devrait se contenter de faire avec ? bafouilla Nagase.

— Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Est-ce qu’on a une solution ? J’y réfléchis et j’y réfléchirai toujours, mais on peut que spéculer à ce stade…

Nagase et Inaba arboraient des visages maussades.

Taichi était également dépité, et pourtant, il savait qu’iil devait dire quelque chose.

— On s’en est sortis la dernière fois, alors je suis sûr qu’on s’en sortira cette fois aussi. Ça va s’arranger au final, ok ?

Taichi sentait que ce qu’il avait dit manquait de certitude, et semblait très peu convaincant.

Il tenta d’ajouter quelque chose à la hâte.

— Peut-être pas… alors on va chercher un moyen ! Je sais bien qu’on devrait pas être trop optimistes, mais baisser les bras nous mènera nulle part… Ah, on avait dit qu’on devrait regarder le bon côté des choses, non ?

Au moment où Taichi n’arrivait pas à se décider sur quoi dire, Nagase et Inaba éclatèrent de rire en même temps.

— V-Vous moquez pas de moi.

— T’as beau essayer de dire des trucs bien, tu le fais toujours avec autant d’obstination… c’est parce que t’es un gros crétin ?

— Si t’arrivais à le dire d’un ton plus confiant, t’aurais l’air bien plus cool.

— … Ça me fait une belle jambe.

— Peu importe. Laissons tomber. Ce type semble avoir des choses à nous dire demain. Et puis, il a dit qu’il allait le mettre en pause jusque-là… Peut-être que t’as raison, tout ce qu’on peut faire pour l’instant, c’est laisser les choses s’arranger.

Les bras croisés, Inaba poussa un soupir.

— Il va revenir demain… On va attendre jusque-là. Sachant qu’il va venir, j’ai vraiment envie de lui tendre un piège, dit Nagase en plaisantant.

— Et si on mettait le tampon du tableau au dessus de la porte ?

Les trois éclatèrent de rire en entendant la suggestion d’Inaba.

Ces petites blagues les avaient remis sur pied.

— Bon, on va attendre jusqu’à demain alors. Je vais prévenir Yui et Aoki. On dirait qu’il va rien se passer aujourd’hui, alors rentrons nous reposer pour demain… J’aime pas le dire comme ça, vu que ça donne l’impression que j’attends demain avec impatience.

Ce après quoi, les membres du club furent congédiés et rentrèrent chez eux.

Cette nuit-là, Taichi eut beaucoup de mal à dormir.

□■□■□

Le lendemain.

Comme prévu par beaucoup, Kiriyama et Aoki ne furent pas punis.

Durant la pause après le premier cours, Taichi, Nagase et Inaba croisèrent Aoki alors qu’ils marchaient dans le couloir.

Les traits tirés et visiblement stressé, il semblait malgré tout avoir plus d’allant que la plupart d’entre eux.

— Désolé de vous avoir inquiétés.

Aoki baissa la tête en s’excusant.

— Pas la peine de t’excuser : on s’inquiétait pas pour toi de toute façon.

— C’est pas sympa, Inaba-chan !

D’une certaine façon, Aoki pouvait être considéré comme un soldat revenant du front, et pourtant Inaba ne montrait aucun signe de le traiter comme il l’aurait mérité.

— Mais je peux sentir l’amour d’Inaba quand elle me traite volontairement comme d’habitude !

— Ouah… Même moi j’ai envie de vomir face à cet optimiste extrême.

Nagase était tellement abasourdie qu’elle se pencha en arrière.

La façon de pensée d’Aoki était tellement positive qu’il était vraiment idiot de s’inquiéter pour lui. D’ailleurs, peut-être qu’il y avait quelque chose à apprendre de son optimisme.

— Bref. Ça va ?

La question de Taichi était lourde de sous-entendus.

— Ouais. Je vais bien. Merci ! Y’a rien de d’honorable dans ce qui s’est passé.

Aoki souriait en jubilant.

La situation dans laquelle ils se trouvaient étaient clairement compliquée : il était impossible de savoir ce que leur réservait « Pois de cœur ». Pour autant, Aoki l’avait accepté dans la joie et la bonne humeur et était fidèle à lui-même. Inaba lui avait raconté la veille au téléphone ce qui s’était passé, et pourtant, il avait tout de même choisi une approche optimiste pour y faire face.

Au fond de son cœur, Taichi louait son indomptable volonté : c’était quelque chose dont il était incapable.

Mais, soudain, Aoki dit :

— Ce qui m’inquiète le plus, c’est Yui.

Une vague sombre de tristesse et de mélancolie se propagea sur leur visage.

Kiriyama n’était pas venue en cours ce jour-là.

□■□■□

Comme promis, « Pois de cœur » se rendit au local du club après les cours.

Il était à nouveau apparu sous l’apparence de Gotô, le professeur principal de la 2nde C et référent du club.

Mise à part Kiriyama, tous les membres du club se trouvaient maintenant face à lui.

Ils savaient qu’il venait, mais ils ne pouvaient rien faire d’autres à part se préparer mentalement.

— Ahah… Alors Kiriyama-san n’est pas venue aujourd’hui non plus… Malgré tout… je n’ai pas l’intention d’attendre plus longtemps… Je n’y peux rien… Alors merci de lui faire passer le message après mes explications… Quel dommage de ne pas pouvoir m’expliquer officiellement à vous cinq… Bah, vous vous rappelez de ce que j’ai dit hier ? J’ai l’impression d’avoir déjà presque tout dit… non ? Qu’en penses-tu, Inaba-san avec ta mémoire d’éléphant ?

Inaba fronça les sourcils pour montrer son dégoût.

Néanmoins, elle se tendit immédiatement et se tint fermement face à « Pois de cœur ».

— Vous avez dit que vous allez libérer nos « désirs » les plus forts et les plus profonds. Tss… Ça n’a rien à voir avec nos corps ou nos âmes, et ce n’est pas non plus une manipulation de nos corps. C’est un changement direct de la nature de nos âmes pour nous contrôler. Quelle délicate attention.

— Ahah… Alors j’ai déjà tout expliqué… Super. Mais… contrôler vos âmes ? C’est une drôle de façon de le dire… Même si ce que je fais s’apparente un peu à l’effet que peuvent avoir les drogues, ça n’altère en rien vos âmes, vos désirs ne s’en retrouvent pas anormalement renforcés… Je dirais plutôt que vos désirs vont se manifester comme vous le voulez au fond de vous… D’un autre point de vue, cela pourrait même vous aider à trouver votre vrai moi… Après tout, des désirs du subconscient pourraient également être libérés…

— Comme on le veut au fond de nous… Mon vrai moi… répéta Inaba à elle-même à voix basse.

— Comment dire… Cela revient à donner les pleins pouvoirs aux désirs qui ne demandent qu’à se manifester, au point de supplanter votre propre volonté… Je vous le répète : cela ne changera en rien votre cœur ou vos désirs. Ce seront toujours des choses que vous voulez au fond de vous.

— Dans ce cas, c’est grave. Si jamais on en veut à quelqu’un au point de vouloir le tuer, qu’est-ce qui se passera si ce désir venait à se manifester ?

Un meurtre.

Les paroles d’Inaba donnèrent à Taichi un sentiment abominable qu’il n’avait jamais ressenti auparavant.

Au final, qu’allait-il vraiment se produire ?

Malgré son ton insistant, « Pois de cœur » restait fidèle à lui-même, se contentant de dire ce qu’il avait à dire.

— Ahah. Alors Inaba-san souhaite vraiment tuer les gens qui ne sont pas d’accord avec elle ? Ça fait peur…

— Qu’est-ce que vous racontez…

— Les choses seront comme vous voulez qu’elles soient… Alors, Inaba-san, tu es vraiment quelqu’un qui pourrait facilement tuer une personne…

— C’était… juste une métaphore. Comment… est-ce que je pourrais vraiment penser ça ?

— Ouais… Les gens qui accumulent en eux le désir de tuer sont rares…

Inaba leva le poing tout en serrant les dents.

Même elle était menée par le bout du nez par « Pois de cœur ».

Bien qu’ils savaient qu’il allait venir, ils n’avaient toujours aucun moyen de le mettre hors d’état de nuire.

— Ahah… Je déteste être mal compris, alors je vais vous expliquer… Ça ne veut pas dire qu’une fois que vos « désirs » sont libérés, vous allez devenir incontrôlable sans tenir compte de votre entourage… Ça n’arrivera pas si vous ne le désirez pas du fond du cœur…

— Hé, vous parlez de Yui ?

La voix d’Aoki était emplie de colère.

— AH ? Qui sait ? Qu’est-ce que t’en penses ?

— Vous vous foutez de nous ? cria Aoki en se levant, mais il fut arrêté par Inaba.

Celle-ci continua :

— Mais… quoi qu’on pense, on peut se retenir en étant rationnel. C’est le bon comportement pour un humain, non ?

« Pois de cœur » se tut sans bouger. Personne ne savait à quoi il pensait avec son visage dépourvu d’expression.

— Qui décide de ça…?

Personne ne devait l’avoir décidé.

— … Les humains sont des êtres qui veulent tuer des gens au fond de leur cœur, mais qui répriment leurs envies par rationnalité… ou plutôt, même s’ils veulent le tuer, ce genre de désir n’est qu’une envie éphémère, rare sont ceux qui tiennent vraiment à tuer… Qu’est-ce qui est préférable ? Le premier cas est plutôt problématique pour vous…

Ce n’était pas une situation qu’on pouvait simplement qualifier de problématique.

Cela n’avait-il pas déjà dérivé en quelque chose d’extrêmement dangereux ?

Sans compter Taichi et les membres du club, peut-être que ce phénomène pourrait détruire le monde en dehors du club.

— De toute façon, on verra bien ce que ça donnera…

— Vous foutez pas de nous ! On n’est pas vos cobayes !

— Ahah… Pas la peine de crier, Inaba-san. S’il n’y aucun moyen d’en échapper… alors accepte la situation et fais de ton mieux pour t’en sortir. Je ferai également de mon mieux pour observer. Si tout va bien, ça s’arrêtera un jour…

— Vous foutez pas de nous… répéta Inaba, mais sa voix était faible cette fois-ci, sûrement parce qu’elle comprenait que c’était vain.

— Ahah… Et puis, quand vos désirs se déchaînent… peut-être que vous allez entendre une « voix » dans votre esprit… on peut dire que c’est un effet secondaire, le cri du cœur, ou quelque chose du genre. N’y prêtez pas trop attention. Ahah… Je commence à en avoir marre de parler… murmura « Pois de cœur ». Du coup, après tout ça, j’ai dit tout ce qu’il fallait dire… je crois… Bon… Avez-vous des questions ? Je suis rarement ouvert aux questions, vous savez.

— … Vous n’allez pas refaire appel au phénomène d’échange de personnalité, non ? demanda Inaba après avoir marqué une pause.

Oui, peut-être que ça allait arriver aussi.

— Bah… non, c’est complètement fini ça.

— Hmph, vraiment ? Vous utilisez toujours le corps de Gotô, alors ça veut dire que vous pouvez toujours le faire, non ?

Alors qu’Inaba se débattait avec cette être surnaturel, personne n’osa interférer.

— Ahah… alors c’était ce que vous vous demandez. J’utilise ce corps parce que c’est pratique. Il y a d’autres moyens, mais c’est le meilleur.

« Pois de cœur » donna une tape sur son corps, celui de Gotô.

— Vous vous rendez la vie bien facile apparemment… On dirait qu’à ce stade, on pourra rien faire pour gagner contre vous.

— Ouais… Je pense que ça reviendrait à se battre contre une catastrophe naturelle…

Une catastrophe naturelle – peut-être qu’ils se trouvaient dans une situation similaire.

— Et puis, vous avez beau dire que c’est aléatoire, vous pouvez en fait le contrôler, pas vrai ?

— Non… Je pense que vous ne croirez pas… alors considérez que j’en suis capable. Mais en gros, c’est aléatoire. Vous pouvez me croire… Ahah… On dirait qu’il n’y a pas grand-chose à croire.

— Ah… Vous êtes tellement incohérent ! C’est pénible ! C’est vraiment pénible ! Vous pouvez même pas répondre à des questions basiques comme qui vous êtes, et pourtant vous acceptez n’importe quelle question – c’est pénible !

Inaba se rongea les ongles, le visage tendu comme s’il était au summum de la haine et de la douleur.

— Je me suis répété à maintes reprises sur ce sujet… J’espère que vous n’allez pas perdre votre temps à cogiter sur des choses aussi inutiles… Tout ce que vous devez faire, c’est accepter votre destin et trouver les mesures à adopter pour y faire face… Je serai ravi que vous arriviez à faire ça, et je suis sûr que ce sera le cas pour vous aussi… vu que cela écourtera fortement cette expérience.

— Dernière question.

— Je t’en prie, vu que je suis de bonne volonté aujourd’hui…

— Est-ce que s’enfermer chez soi est contraire aux règles ?

Taichi ne comprenait pas le sens de la question, mais au ton de la voix d’Inaba, il sentait que c’était quelque chose d’extrêmement important.

Il y avait un sourire déroutant sur le visage de « Pois de cœur », à tel point que ça en donnait des frissons dans le dos.

— Hmm… Tu es vraiment perspicace… Même si je ne devrais pas répondre à cette question, laisse-moi t’exprimer ma gratitude…

Ils semblaient avoir une conversation trop compliquée pour que Taichi ne puisse suivre.

— C’est vraiment intéressant. Si besoin, je peux rendre les choses encore plus intéressantes… Cette réponse suffira, je pense…

— … Hmph, vous êtes un sacré psychopathe, vous.

Les bras croisés, Inaba avait lancé une remarque pleine de mépris.

— Peu importe, car je suis ce genre d’entité… Est-ce suffisant ? Il faut que j’y aille. Ahah… J’ai même travaillé deux jours d’affilée… Peut-être que moi aussi, j’ai grandi, vous ne trouvez pas ? Ahah… Ça ne sert à rien de vous demander de toute façon. Bon, c’est décidé : je vais réactiver la « libération des désirs » dès que je serai parti…

La réactiver.

C’était la dernière chance de l’arrêter.

— Hé, attendez !

Au dernier moment, Taichi avait lancé un cri qu’il n’avait pas entendu depuis longtemps.

— … Qu’y a-t-il, Yaegashi-kun ? Je ne pense pas qu’il y ait de problème.

Ses yeux troubles à moitié ouverts dévisagèrent Taichi, des yeux dépourvus de couleur.

Comme s’il se tenait au milieu d’un champ de ruines, Taichi se sentit écrasé par un fort et indescriptible sentiment de fardeau.

Son esprit ne fonctionnait plus aussi bien qu’il le devrait, et il ne trouvait pas les mots qu’il devait prononcer.

— Ahah… Dans ce cas, je vais y retourner.

Tout ce que les membres du club pouvaient faire à cet égoïste tyran, qui ne faisait que ce qui lui plaisait, était de lui dire au revoir.

Malgré tout, avant que « Pois de cœur » ne traverse la porte du local, Inaba lâcha un dernier mot.

— Beaucoup baissent les bras face à une catastrophe naturelle. Mais si vous croyez qu’on est tous comme ça, vous vous fourrez le doigt profondément dans l’œil !

Tout en souriant, Inaba fit un bras d’honneur dans sa direction.

— … Je sais… Alors, bon courage.

La porte du local se ferma bruyamment.

□■□■□

Les membres du club s’assirent autour de la longue table, adossés à leurs chaises pliables.

Après le départ de « Pois de cœur », une forme de découragement après une violente tempête avait envahi la pièce.

Ils devaient trouver un moyen, mais ils ignoraient par où commencer.

Et le pire dans tout ça est que ce n’était pas la fin, mais que le début.

À partir de maintenant, les membres du club allaient subir ce phénomène dont personne ne savait quand il se terminerait.

Taichi se demandait s’il était capable de le gérer.

Pouvait-il vivre dans ce désastre à la condition préalable qu’il ne fasse de mal à personne, y compris lui ?

Il savait au fond de lui que cela n’allait pas être évident.

La pièce était plongée dans le silence et le temps s’écoulait inexorablement. Chacun avait son propre avis sur la question.

— Tss… C’est tout ce qu’on a pu faire alors qu’on savait qu’il venait ?

Au bout d’un moment, Inaba avait manifesté son regret.

— Non… On a fait ce qu’on a pu, non ? De mon côté, j’ai été mené par le bout du nez tout le long… murmura Taichi tout en se remémorant « Pois de cœur », sous l’apparence de Gotô.

Le cœur de Taichi battait toujours à tout rompre. Son corps ne pouvait supporter l’ambiance provoquée par cette étrange créature surnaturelle.

— … On s’était mis d’accord pour confier la première ligne à Inaban, on dirait que ça s’est passé comme si on n’avait rien préparé.

Nagase souriait faiblement.

— Ouais. J’ai aussi choisi de mauvais moments pour attaquer. Désolée… Quand il est question de Yui, c’est juste… dit aussi Aoki avec un manque de mordant.

— … Dans ce cas, on n’a pas le choix… il faut qu’on accepte la situation.

La voix d’Inaba dépeignait une forme de résignation.

— … C’est tout ce qu’on peut faire ? Il n’y aurait pas un moyen… de résoudre ce problème ? Enfin, il est peut-être trop tard pour dire ça, marmonna Nagase.

Personne n’était en mesure de soulever quelque chose de constructif.

Que ce soit la veille ou aujourd’hui, Taichi n’avait pas arrêté de penser à des moyens d’échapper à ce phénomène.

Il s’était également demandé s’il pouvait résoudre le problème en ne venant pas à l’école et en se cachant loin d’ici.

Hélas, il n’avait pas pu mettre ses pensées à exécution.

Après tout, dans le pire des cas, « Pois de cœur » pouvait même prendre le contrôle de leur corps. Et dans ce cas, où pouvaient-ils bien se cacher ?

— … En se basant sur ce qui s’est passé la dernière fois, ça a duré environ un mois… Tout ce qu’on peut faire pour l’instant, c’est prendre notre mal en patience.

Inaba continua calmement :

— Je pense pas qu’on puisse échapper à sa surveillance.

— Alors… on peut que suivre ses volontés ? murmura faiblement Aoki.

L’ambiance dans le local du club était pesante.

— Alors je suis à fond pour relever le défi, dit Taichi, dans une tentative de détendre l’atmosphère.

Ils avaient eu un moment de répis la veille, et Taichi s’était préparé pour aujourd’hui, mais il n’avait rien d’autre que sa détermination, et elle s’était presque effondrée.

S’y confronter était le seul moyen s’il n’y avait pas d’échappatoire. Se lever et l’affronter pour minimiser les dégâts infligés – c’était ce qu’un homme ferait face à un désastre.

Paf !

Comme pour se remonter le moral, Nagase se tapota les joues.

— On va tout donner, les gars !

Combattive, Nagase esquissa un sourire plein de volonté et de détermination. Les autres acquiescèrent.

Tout le monde savait ce qu’il ou elle avait à faire.

— … Bon, faisons le point.

Inaba se posait en stratège.

— Sur ce phénomène… ce salopard vient juste de tout expliquer, alors on n’a pas besoin de chercher plus loin. Je vais prévenir Yui tout à l’heure. La première chose que j’aimerais confirmer, c’est ce qui se passe vraiment quand le phénomène se manifeste.

— On peut commencer par ce qui est arrivé à Yui et Aoki, dit Nagase tout en lançant des regards furtifs en direction d’Aoki.

— Hmm… Je me rappelle avoir vu la police emmener Yui, dans ma tête, je disais « attendez un instant »… Parce que je savais que Yui a du mal avec les garçons – elle était tellement effrayée par ces hommes qui l’entouraient… Puis j’ai entendu une « voix » dans ma tête… Puis… d’un coup, j’étais dans une colère noire… je savais pertinemment que quelque chose clochait par contre…

Ce après quoi, Inaba continua :

— … Yui pensait sûrement qu’elle devait aider ces pauvres filles même si pour ça elle devait avoir recours à la violence. Et Aoki pensait qu’il devait aider Yui qui était emmenée par la police au point d’être violent. En temps normal, ils devraient pouvoir se restreindre de faire ce genre de choses…

— Mais comme leurs « désirs » ont été libérés, ils n’ont pas pu s’en empêcher ? contina Nagase avec une question.

— En gros… c’est ça… Désolé.

— Non, je pense pas que ce soit nécessaire d’être désolé ici.

— Du coup, la raison pour laquelle Kiriyama était aussi énervée l’autre jour, c’était peut-être parce qu’elle tenait à clarifier les choses au point d’être violente et de casser la table… Ou peut-être qu’elle était juste en colère, dit Taichi, en regardant les autres pour confirmer que sa compréhension de la situation était bonne.

Inaba se tourna vers lui et acquiesça.

— Ouais. Peut-être que Yui voulait être plus persuasive. Je fais peut-être fausse route, mais on peut le prendre comme ça si on prend en considération ce que ce type a dit.

— Comment ça ? demanda Taichi.

— C’est comme si Yui ne voulait pas vraiment nous forcer à répondre en nous frappant. Ou peut-être qu’elle ne ressentait pas le besoin de faire quelque chose d’aussi sérieux pour parvenir à ses fins. Ou peut-être qu’elle aurait fini par nous tabasser si on lui avait pas répondu après ça…

— Oh, je vois, répondit Taichi.

D’après « Pois de cœur », « la libération des désirs » forçait les désirs à se manifester.

Tout simplement.

— Ahah… En parlant de ça, la raison pour laquelle tu m’as fait tomber par terre…

— Kyaaah !

— Wuaaaargh !

Inaba avait brutalement saisi Taichi par le cou.

— Kof, kof ! Ça fait mal… Tu…

— Oublie ça ! T’es taré ou quoi ? Sois pas stupide ! Ça suffit ! Arrête de remuer le couteau dans la plaie ! Oublie ça tout de suite ! Ou peut-être que je devrais te tabasser jusqu’à ce que tu perdes la mémoire !

Elle était tellement dans tous ses états que ses cheveux ondulaient à l’unisson. C’était à cause de la « libération des désirs »… ou peut-être pas.

— Ouais. J’avais failli oublié à cause de ce chaos. Taichi ! Tu peux m’en dire plus… Ah, mieux vaut éviter d’en parler vu que Iori est là…

Même si Aoki s’était arrêté en plein milieu, il savait qu’il était déjà trop tard.

— Euh, c’est quoi cette histoire… Inaban t’a fait tomber par terre ?

Nagase fit une moue dubitative pleine de surprise.

— Tu vois ! Maintenant, les choses se sont compliquées ! Espèce d’idiot ! Abruti ! Crétin !

— P-Pardon…

Taichi baissa coupablement la tête.

— S’il suffisait de dire pardon pour régler les choses, la police n’existerait pas !

— Ouais, alors il s’est passé quoi ?

— Hmm… N-N’en parlez à personne, ok ?! Hier, quand j’étais seule avec Taichi… Je lui ai un peu comme qui dirait sauté dessus… C’est tout. Mais, c’était juste un peu ! Pile quand nos corps sont entrés en contact, il a fallu que Yui arrive !

À la fin de sa phrase, Inaba se mordit la langue et poussa un drôle de cri, mais Taichi ne rit pas et acquiesça vigoureusement, pour tenter de l’aider.

— Oh, oh… Alors c’est ce qui s’est passé ! Du coup, qu’est-ce qui t’a pris, Inaban ? Et c’était quoi son but à la base ? Cette question peut paraître un peu irrationnelle… Désolée. Pas la peine de me répondre !

— Attends ! Pour mon honneur, je me dois d’expliquer d’abord que je suis pas le genre de filles à penser au sexe en permanence. C’est juste que j’étais sur internet et… je suis tombée sur une photo érotique.

Taichi, Nagase et Aoki restèrent bouche bée. Ils essayaient de rester calme et de détourner le regard.

— C-Ce que j’essayais de faire… Eh bien, j’en sais rien non plus ! Mais je pense pas que j’aurais franchi la ligne jaune… Après tout, j’ai aucune expérience dans le domaine.

Le visage d’Inaba devint rouge comme une tomate. Même ceux qui la regardaient se mirent à leur tour à rougir. Taichi se dit au fond de lui que plus jamais il n’aborderait ce sujet.

Nagase et Aoki arboraient des visages rigides, et joignaient leurs mains pour se prosterner.

Ils priaient assidûment pour que l’écart de conduite d’Inaba disparaisse à jamais de leur mémoire.

— Kof !

Inaba se racla la gorge, et les membres se redressèrent sur leur chaise.

— Bon, revenons à nos moutons… Bref, quand nos désirs se déchaînent, ils se manifestent en fonction de l’intensité à laquelle on veut qu’ils arrivent. Des bouts de conscience pas encore formés, à savoir des désirs subconscients, risquent de se libérer. C’est vraiment sournois.

— Si ce sont des choses dont on est conscients, on pourrait au moins prédire ce qui va se passer quand nos désirs se déchaînent. Mais, si ça vient du subconscient, alors, on sait pas trop ce qui se passera… C’est ça ? reformula Nagase en demandant confirmation.

— Oui. Aussi, peut-être que je m’imagine des choses, mais j’espère que vous prendrez bien note de ce que je vais dire. Ce que j’ai dit signifie que même la plus insignifiante des choses qu’on rejette dans nos esprits pourrait s’avérer être un désir de notre subconscient, et qui pourrait donc potentiellement s’activer.

Inaba s’était mise à exprimer ses pensées de façon éloquente. Quelle était sa vitesse de réflexion ?

— Hmm. Je comprends pas trop cette histoire de désirs du subconscient, mais je comprends que c’est vraiment dangereux. Il suffit de regarder ce que j’ai fait à la station de métro…

— Les désirs au plus profond de mon cœur… mes véritables désirs… mon moi authentique… marmonna Iori comme si elle mâchait quelque chose.

— Iori, je pense pas que ton moi authentique soit en conflit avec tes désirs les plus directs. Et puis, pour être franche, c’est bien plus sournois que l’échange de personnalité.

Taichi enchaîna après Inaba :

— Mais c’était déjà bien sournois en soi, non ?

— Taichi, réfléchis bien. Est-ce qu’on a affecté le monde extérieur durant ce phénomène ?

Tout en regardant Taichi dans les yeux, Inaba continua :

— Je pense que t’es bien placé pour comprendre. Rappelle-toi ce que t’avais l’intention de faire à Fujishima hier matin.

Les paroles d’Inaba firent mouche.

Quand il avait entendu « la voix », son corps s’était mis à surchauffer et à bouger malgré lui.

Il avait des frissons rien que de se remémorer cette terrible scène.

Il voulait croire que c’était un malentendu, et refusait de reconnaître ce qu’il avait vécu. Il aurait choisi de complètement l’effacer de sa mémoire s’il avait pu.

Hélas, il ne suffisait pas d’ignorer les problèmes pour qu’ils disparaissent.

Il avait failli faire quelque chose de violent et de condamnable à Meiko Fujishima.

À quoi pensait-il à la base ? Voulait-il la pousser ? Voulait-il l’attraper par le col ? Taichi l’ignorait.

Malgré tout, la dérangeante vérité était qu’il avait failli lui faire du mal.

Ce fait pesait plus que tout sur son esprit.

Un peu plus tard, les membres du club discutaient des mesures qu’ils pouvaient prendre, avec Inaba en chef de file. Comme c’était la deuxième fois qu’ils vivaient ce genre de phénomène, ils s’étaient bien plus vite habitués à leur situation. Mais quand ils s’en rendirent compte, un long frisson parcourit leur dos.

— … On a deux options entre nos mains, commença Inaba après un moment de silence.

— Deux ? demanda Taichi.

(Qu’a-t-elle trouvé ?)

— La première est de refouler de toutes ses forces toute fluctuation d’émotions. La deuxième est de faire ce qu’on veut et avec moins de réserve, et ainsi vivre une vie plus libre et plus animée. Mais je pense qu’on devrait faire un mélange des deux pour que ça marche.

— Comment ça, Inaba ? demanda cette fois-ci Aoki.

— C’est juste mon interprétation de ce qu’a dit l’autre salopard – que ce soit vrai ou non !

Après cet avertissement, elle continua :

— La première option consiste à utiliser sa propre volonté pour refouler ses sentiments. Pour donner un exemple un peu extrême, ça reviendrait à vider son esprit comme un moine. De cette façon, il ne se passera rien quand nos désirs sont libérés.

(La situation dans laquelle on se trouve fait passer à l’acte nos pensées, alors d’une certaine façon, si on ne pense à rien, il ne se passera rien.)

Hélas…

— Mais… c’est trop compliqué, non ? Ce type a dit une fois que même nos désirs du subconscient pouvaient se manifester… Je crois pas être en mesure de contrôler ce genre de désirs, marmonna Nagase en fronçant des sourcils.

— Exactement. Alors, on en vient à l’autre option : satisfaire tous ses désirs au lieu de les réprimer. Du coup, on aura plus envie de rien au moment où ils se déchaîneront, vu qu’ils ont déjà été satisfaits avant.

— … Je vois. Les deux options sont complètement opposées, mais les deux minimisent les désirs au fond de nous, dit Taichi ce à quoi Inaba acquiesça.

— Ce salopard a dit l’autre jour que « les désirs changent souvent et leur intensité varie énormément », alors on peut en déduire que les désirs auxquels il faisait référence ne sont pas des rêves qu’on souhaite réaliser au cours de sa vie, mais des pulsions soudaines. En fait, on peut également le conclure en se basant sur ce qu’on a déjà vécu. Du coup, on peut contrôler nos désirs jusqu’à un certain point si on fait attention à ce qu’on fait.

Dans les ténèbres, Inaba était ce rayon de lumière, faible, mais rassurant.

— … Mais, il reste malgré tout un problème. Dans le premier cas, on doit refouler nos désirs, mais à trop le faire, ils risquent d’exploser et de devenir incontrôlable. Dans le deuxième, on pourra jamais satisfaire tous nos désirs. Ils sont sans limite après tout. Les humains passent à de nouveaux désirs après avoir satisfait les précédents. Ça serait sans effet dans ce cas.

— Hmm… Qu’est-ce qu’on devrait faire alors ? demanda Aoki en souffrant.

— Pour tout te dire, la réponse est… je n’en sais rien non plus.

Même Inaba était impuissante ici.

— Mais… si ça vous dérange pas d’utiliser mes propositions, il faudra se servir des deux à la fois. Autrement dit, ça revient à essayer de faire ce qu’on veut, tout en faisant attention aux émotions trop fortes. Cet équilibre est extrêmement difficile à garder.

— Hm, alors ça revient à ça : faire ce qu’on veut, ne pas trop faire attention à part là où il faut, c’est ça ? tenta d’expliquer Taichi à sa propre sauce.

— C’est un peu simpliste ce que tu dis… mais c’est l’idée. Oh, et maintenant je sais enfin que Taichi aime faire les choses comme ça le chante.

— Non. Pas vraiment…

(… Sérieux ?)

Inaba ricanna avec mépris pour Taichi, qui inclina sa tête dubitativement.

— Peut-être que « faire les choses comme si de rien n’était » est la clé pour qu’il n’arrive rien. Après tout, ça peut pas exploser sans accumuler trop d’essence. Si on n’y pense trop, on risque de penser à des choses bizarres. C’est pas vraiment un problème, mais… Ah. Non ! Ça nous mènera nulle part de parler de ça !

— T’en fais pas. C’est déjà amplement suffisant. Inaban, t’es vraiment trop forte ! T’as vraiment une sacrée capacité d’analyse, s’exclama Nagase.

Taichi était parfaitement d’accord avec elle. Dans ces situations atypiques, Inaba arrivait quand même à se souvenir clairement de ce qu’avait dit « Pois de cœur » et à en faire l’usage optimal. Il n’y avait rien d’exagéré à dire qu’Inaba était fidèle à sa réputation en matière de collecte et d’analyse d’informations.

— Me complimenter ne sert à rien.

— Je pense que le principal, c’est de se serrer les coudes. Quand l’un d’entre nous se retrouve dans une situation compliquée, les autres autour de lui peuvent lui filer un coup de main si nécessaire.

— Exactement.

Taichi manifesta son approbation à la déclaration d’Aoki.

— Ouais, on peut faire ça en classe. Je suis avec Yui, et vous trois êtes dans la même classe – c’est parfait, non ? Ah, je sous-entendais rien par là !

— Super. On peut aussi compter sur ça.

Inaba baissa la tête d’un air songeur.

— Hmm ? Inaba, tu trouves pas que c’est une bonne idée ? Pour moi, ça l’est.

— Non… C’est une bonne idée. S’entraider pourrait fonctionner… Du moins, je le pense… Bon. On va arrêter là pour aujourd’hui, vu qu’il se fait tard. On s’occupera du reste plus tard au fur et à mesure.

Ce après quoi, tout le monde rangea lentement ses affaires afin de rentrer chez eux.

Bien qu’ils avaient discuté des mesures à adopter, ils ne pouvaient surmonter le malaise dans leur cœur. Comme il avait peur d’être seul après leur départ, Taichi rangeait ses affaires de façon délibéremment plus lente que d’habitude.

— Yui devrait retourner en cours demain. On verra comment ça se passe, dit Aoki.

— Ouais. Je sais pas quoi dire, mais tout ira bien si on travaille main dans la main et qu’on fait de notre mieux. Oui. Je le pense sincèrement.

Nagase, qui avait le plus souffert lors du précédent phénomène, et qui s’en était pourtant sorti comme si de rien n’était, souriait à contrecœur. Son sourire semblait un peu rigide et forcé, mais ce tendre sourire rassurait tout le monde sur le fait que tout irait bien. Cela motivait également Taichi à aller de l’avant et à faire face à n’importe quel obstacle.

— Ouais. Moi aussi, je vais tout donner si possible.

(Jusqu’à la mort pour protéger ton sourire.) Bien que Taichi ne l’avait pas dit à voix haute, il était plus que déterminé.

— Merci, Taichi. Prends soin de Iori.

Pendant un moment, Taichi pensa qu’Inaba avait lu dans ses pensées, ce qui l’avait effrayé au plus haut point.

— Ouais, mais c’est pas qu’elle, tout le monde est concerné…

Taichi fut interrompu par Inaba.

— T’auras qu’à te soucier de Iori et toi. Et puis, Aoki, je te confie Yui… Ah, même si on peut pas trop compter sur toi.

— Qu’est-ce que tu racontes, Inaba-chan ! Me sous-estime pas. Quand je suis sérieux, personne sait de quel bois je me chauffe !

— Tu comptes te préparer pour l’hiver ?

Taichi avait juste envie de faire un peu de sarcasme.

— Au fait, Inaban, où est ton sac ? Tu t’en vas pas ? demanda Nagase à Inaba, la seule personne à ne pas s’être levée.

— Oh, c’est parce que je dois rendre le numéro de « RC Mag ». Même si j’avais l’intention de le boucler avec tout le monde avant-hier.

Elle avait raison, mais c’était complètement sorti de la tête de Taichi.

— Ah, on avait pas trop la tête à ça, faut dire…

Nagase semblait avoir également oublié.

— Vous voyez ? Comme personne n’a eu le temps de relire, je vais le faire moi-même avant de remettre ça à Gotô. Ça vous pose un problème ?

— Bien… mais je peux t’aider ?

— Moi aussi… Ah, mais on dirait que je vais pas servir à grand-chose. Peut-être que je peux t’apporter à boire, Inaba ?

Inaba se contenta de secouer négativement la tête face à la bonne volonté de Taichi et Aoki.

— Non merci. Je dois juste faire quelques ajustements et le rendre. J’ai pas besoin d’aide. Aujourd’hui… ou plutôt, à partir d’aujourd’hui, un chemin semé d’embûches nous attend, alors dépêchez-vous de rentrer chez vous.

Inaba esquissa un sourire rare pour les pousser à partir.

— Inaban… T’as l’air un peu bizarre. Tout va bien ?

— J’ai pas besoin que tu t’inquiètes pour moi, Iori.

Les trois quittèrent le local comme si on les avait poussés dehors.

Taichi se tourna pour regarder une dernière fois, il n’aperçut qu’Inaba debout derrière la porte se fermant, faisant un signe d’au revoir de la main avec un léger sourire.

□■□■□

Inaba s’adossa à la porte.

Un sentiment dur et froid se répandait lentement mais sûrement le long de son dos.

Après une longue discussion, Taichi, Nagase et Aoki étaient partis du local.

Bien qu’elle savait qu’ils étaient partis, elle n’avait rien fait.

Elle compta dans son cœur.

Un… deux… trois… quatre… cinq… six… sept… huit… neuf… dix.

Après avoir compté jusqu’à dix, elle se laissa glisser le long du mur et s’assit sur le sol.

— Il ne devrait pas… y avoir de failles… murmura Inaba toute seule dans la pièce d’une voix désespérée.

Il n’y avait personne pour lui répondre.

Quand « Pois de cœur » était apparu, leur avait donné des inforrmations et était parti, elle savait qu’elle n’allait pas pouvoir tenir plus longtemps.

Elle voulait vraiment appeler à l’aide en pleurant pour demander quoi faire et comment s’y prendre.

Hélas, elle en avait été incapable.

Elle devait être la forte Himeko Inaba qu’elle avait toujours été.

C’était ce que tout le monde attendait. Surtout, c’était ce qu’elle voulait être.

Elle voulait devenir bien plus forte.

Pourtant, peut-être qu’elle n’allait pas y arriver cette fois-ci.

— Est-ce que tout le monde va bien…

Après avoir marmonné ces mots, Inaba ne put s’empêcher d’éclater de rire par autodérision.

Il n’y avait manifestement aucune raison de s’inquiéter pour les autres.

Mais pourquoi prétendait-elle toujours être forte ?

Tout en tenant ses genoux, elle se recroquevilla sur le sol.

La sensation de la porte dure la quitta petit à petit.

Son corps se réchauffait légèrement de l’intérieur.

Dans le club désert, l’air semblait vraiment plus frais.

— Qu’est-ce que… je devrais faire ?

demanda-t-elle en regardant sa poitrine, dans l’attente d’une réponse qu’elle connaissait peut-être.

Mais elle n’en trouva pas. Il n’y avait pas d’échappatoire, pas plus qu’il n’y avait de bruit.

Il n’y avait personne pour lui répondre.

« Ainsi soit-il », pensa sur le moment Inaba, mais secoua rapidement la tête négativement.

— … Il faut que je fasse ce que je dois faire.

Si elle ne se dépêchait pas, peut-être que Gotô allait partir chez lui.

Après avoir poussé un soupir, Inaba s’appuya sur ses genoux et se releva à contrecœur.

(Tout devrait bien se passer. Si j’arrive à me lever, ça veut dire que tout va bien.)

Pour autant, elle n’avait pas la force d’épousseter sa jupe.

□■□■□

— T’as une minute, Taichi ?

C’était le soir, chez lui.

Taichi avait reçu un appel téléphonique de Nagase.

Son attitude était différente de la veille, elle semblait calme et assurée. Elle devait l’avoir appelé de son propre chef.

— Pas de souci. C’est rare que tu m’appelles aussi tard.

— Oui. Désolée… Je voulais vraiment te parler tant que je le pouvais.

— Ok. Je t’écoute.

La voix de Nagase était manifestement un peu crispée, alors ce qu’elle allait dire ne devait pas être quelque chose de plaisant à entendre. Taichi était un peu tendu, vu qu’il savait qu’il pouvait se passer n’importe quoi depuis leur rencontre avec « Pois de cœur ».

— C’est pour faire suite à notre conversation d’avant-hier.

Son cœur battait la chamade. Ses oreilles surchauffaient.

— Oh, je vois.

C’était inattendu, alors Taichi ne savait pas quoi dire.

Il s’agissait de leur discussion après la confirmation de leur amour mutuel.

— Peut-être que tu te demandes comment on peut penser à ça avec ce qui nous arrive en ce moment… N’empêche que je crois que c’est quelque chose de très important.

(Arg. J’aurais dû plus y réfléchir. Il s’est passé tant de choses ces derniers temps, j’avais tellement la tête ailleurs que c’est trop tard pour regretter.)

La confirmation, l’étape suivante.

Il aurait dû prendre l’initiative cette fois-ci, vu que c’était généralement le rôle du mâle. Mais par où commencer ? Devait-il aller droit au but ? Il l’avait fait la dernière fois, mais en se fiant à sa volonté feinte mais forte, il avait essayé d’exprimer ses pensées.