Fosse 3#

Title

Grave Robber (Pilleur de tombes)

1#

La taupe avait creusé un trou très profond. Et à l’intérieur, Mole retenait l’étrange Corbeau, qui ressemblait à un enfant. Même si ce dernier lui avait donné le casque, Mole l’avait tout de même fait tomber dans son piège. Il réalisait que cela allait à l’encontre de ses principes, mais il n’avait pas d’autres choix.

Le temps était compté.

Combien de temps restait-il à Meria ?

Et quelle quantité de souffrance son cœur pouvait encore supporter ?

Il n’existait pas le moindre outil au monde qui puisse mesurer ça, et même s’il y en avait un, il eut probablement été préférable de ne pas l’utiliser.

Et ainsi, ce fut la deuxième fois qu’il allait parler de la souffrance que Meria subissait injustement.

— D’accord, et si on parlait ? demanda Corbeau.

Tout en regardant le corbeau captif, Mole ouvrit les hostilités.

— Ok, tout d’abord… J’aimerais que tu me dises ce que t’es vraiment. Le masque que tu m’as montré l’autre jour, c’est un faux ?

— Non, il est authentique, dit Corbeau, tout en regardant Mole avec un visage innocent et en sortant une nouvelle fois le masque de quelque part sous son manteau.

— C’est un vrai. Mes amis « chasseurs » me l’ont donné.

— Quoi ? Alors t’es pas l’un d’entre eux ?

— Ton intuition est plus perçante que n’importe quelle griffe, la taupe.

Corbeau avait déposé le masque et se moquait de Mole de la même façon que d’habitude. Puis, il haussa les épaules.

— Je m’excuse de t’avoir menti. Je pensais que ça faciliterait les choses… mais il est un peu difficile d’expliquer ma position.

— C’est pas un problème. Crache le morceau, ou je t’enterre vivant. Je suis sérieux ! Mole amassa une motte de terre avec la pelle et tendit cette dernière au-dessus du trou.

C’était certes une menace, mais si les réponses de Corbeau ne le satisfaisaient toujours pas, il était prêt à l’enterrer à moitié.

Boudant, comme pour dire « fiche-moi la paix », Corbeau parla avec réticence.

— Bon, ok… On peut dire que je suis un « représentant de l’association des victimes ».

Mole secoua la pelle et des bouts de terre tombèrent au centre du trou.

— Hé ho, arrête ça ! Je te dis la vérité cette fois-ci.

— Bah, j’avais plutôt l’impression que tu te foutais de ma gueule. Mais si c’est pas le cas, dis-moi, de quel type de victimes tu parles ?

— De celles des démons, pardi. De quoi je pourrais parler d’autre ?

— Si t’es vraiment un représentant, il doit bien y en avoir d’autres, dit Mole, considérant les propos de Corbeau comme une autre de ses plaisanteries.

Cependant…

— Oui, il y en a d’autres. Dix pour être précis, répondit rapidement Corbeau avec un léger sourire. Pourquoi tu me demandes ça au juste ? Tu les as déjà rencontrés.

— Tu veux parler de Meria ? demanda de suite Mole.

Il ne pouvait penser à personne d’autre.

— Elle fait aussi partie de cette soi-disant association de victimes ?

— Elle pourrait, répondit Corbeau. Mais elle est différente… Elle n’en est pas encore membre.

— Comment ça se fait ? Meria…

Personne d’autre n’avait autant souffert des mains de ces monstres… et même s’il y en avait d’autres, ils se seraient donné la mort depuis bien longtemps.

— Malheureusement, nous ne pouvons agir que la journée. Comme la fille ne peut sortir que la nuit, nous ne l’avons jamais rencontrée. Mais il est vrai que je sais des choses sur elle…

Corbeau devint vague et parlait de façon détournée.

Mole voulait approfondir un peu plus loin ce sujet, mais avant qu’il ne puisse poser d’autres questions :

— Mais je connaissais bien Maria. Bien plus que n’importe qui aujourd’hui, dit Corbeau.

… La personne qu’il ne connaissait pas, la gardienne de cimetière que Meria considérait comme sa grande sœur.

Pourquoi ce nom sort de la bouche de Corbeau ? Je veux dire, il semble bien connaître ce cimetière, alors il n’y a rien d’étrange à cela, mais n’empêche…

Tentant de masquer sa nervosité, Mole détourna le regard de la personne à la coupe carrée et s’assit.

Puis, alors qu’il s’assit sur le sol en tailleur, il entendit Corbeau dire :

— D’après toi, pourquoi Maria est morte ?

Il se retourna rapidement. L’instant d’avant, Corbeau était encore dans le trou. Mais maintenant, il se tenait debout à ses côtés, et sa voix était même si proche qu’il avait l’impression qu’il pouvait poser son menton sur son épaule.

Comment t’as fait ça ?

— Les gardiens de cimetière ne peuvent pas mourir. Alors comment ça se fait ?

— Sûrement qu’elle a pris feu au soleil.

— Quoi ? Elle t’a dit ça ? dit Corbeau visiblement surpris, clignant des yeux en entendant la réponse sortie de la bouche de Mole. Ouais, c’est comme tu l’as dit. Enfin, c’est pas comme un œuf sur le plat ou quelque chose du genre. C’est un point que je me dois d’éclaircir.

« Il n’existe aucun moyen de tuer l’Obscurité. En fait, depuis le début, le concept de mort n’a pas de sens pour elle. Certes, elle déteste la lumière, mais elle ne fait qu’entraver ses mouvements. Elles ne meurent pas. Et quand la nuit tombe, elle se remet simplement à bouger… et retourne à son massacre d’humains. »

« Mais, malgré le fait que la lumière du soleil est indispensable aux hommes, les gardiens de cimetière qui ont volé le pouvoir de l’Obscurité meurent au contact de celle-ci. Tu trouves pas ça bizarre ? Comment ça se fait d’après toi ? »

— Je m’en fiche pas mal. Ce que je veux savoir, c’est… commença sèchement Mole, mais il se perdit alors en route, incapable d’exprimer ce qu’il voulait dire…

Il était complètement confus, se demandant comment continuer, ou quoi demander.

Corbeau poussa un soupir.

— Les hommes qui ingurgitent une partie de l’Obscurité deviennent des gardiens de cimetière. Alors, même si Meria est toujours humaine, une partie d’elle est dans le même temps « l’Obscurité ». Ces deux facettes d’elle s’entrelacent et ne peuvent être dissociées. Et elles ont tous deux un effet équivalent sur elle. Donc si la lumière la touche, alors son corps de gardien de cimetière s’arrête. Ce qui signifie la mort pour un être humain.

Mole inclina la tête sur le côté.

— S’arrêter signifie la mort ?

Corbeau donna un petit coup d’index sur le torse de Mole.

— Tu peux arrêter ton cœur ?

Mole éclata de rire.

— Idiot, si je fais ça…

J’en mourrais… Ouais, c’est ce que voulait dire Corbeau.

— Exact. Maintenant, ce n’est pas juste ton cœur, mais également ta respiration, ton cerveau, ton système nerveux, et tout le reste… Tu vois, le corps humain est en quelque sorte en perpétuel mouvement à partir du moment où il sort du ventre de sa mère jusqu’à ses derniers instants. Même quand on dort, qu’on s’évanouit ou qu’on est inconscient, notre corps ne s’arrête jamais de fonctionner. Autrement dit, le concept même d’arrêt est précisément la façon dont les humains perçoivent la mort.

Mole saisit sa poitrine.

— Hum, alors si la partie du monstre cesse de fonctionner, alors il en va de même pour le cœur, les poumons et autres du gardien de cimetière. En gros, toutes les fonctions humaines cessent en même temps de fonctionner. Et en conséquence, il meurt… c’est ce que tu veux dire ?

— Exactement, acquiesça Corbeau.

Mole se mordit la lèvre.

Des pensées s’amoncelaient dans son esprit. Mais dans l’ensemble, il se demandait principalement jusqu’où il pouvait croire Corbeau.

Toutes ces belles paroles n’étaient rien de plus que des conjectures. Mais une fois encore, qui n’aurait pas du mal à s’élancer sur un pont en suspension délabré.

… Malgré tout, Corbeau avait une idée derrière la tête ; et c’était sûrement la raison pour laquelle il avait approché Mole.

Oui… il n’y a pas d’autres alternatives… Il faut que je le fasse… pour elle… de mes propres mains…

— La taupe, je veux savoir jusqu’où tu es prêt à aller.

Corbeau regardait Mole droit dans les yeux.

— Tu ne me croiras peut-être pas, mais je t’apprécie beaucoup, Mole. Et j’ai une idée de ce que tu pourrais faire pour Meria, un moyen de l’aider. Alors, dis-moi… Jusqu’où tu es prêt à aller pour elle ?

Mole n’eut absolument aucun mal à répondre.

2#

L’air nocturne était affreusement froid. Du coup, Mole se frotta les mains sur ses avant-bras.

Une brise humide soufflait et au-dessus de sa tête, les feuilles mugissaient. De fins nuages volaient haut dans le ciel nocturne, et encore plus haut, se trouvait la lune parfaitement circulaire enveloppée dans la brume.

L’épais feuillage bloquait le clair de lune, empêchant celui-ci d’atteindre les racines du gigantesque arbre. Debout sous cette ombre vacillante, le garçon avait l’impression d’être sur le point de quitter le monde humain pour le domaine des ténèbres.

Il retira ses chaussures en loques, enfonça ses doigts dans un creux du tronc d’arbre et, se fiant uniquement à sa force physique, se mit à escalader l’arbre. Ses membres n’étaient pas vraiment mis à contribution, et il s’accrochait à l’arbre telle une grenouille, montant lentement jusqu’au sommet. Il avait l’impression que cela aurait été plus facile s’il pouvait enrouler ses bras autour du tronc, mais l’arbre abritant le « plus fort des monstres » était tout bonnement gigantesque. À tel point que même s’il écartait les bras pour essayer de le faire, il ne pouvait même pas plier les coudes.

Mole réalisa qu’il n’était pas doué pour grimper aux arbres, mais de tout ce qu’il avait à faire, c’était clairement la partie la plus facile.

En trouver un…

Il finit par atteindre une des branches de l’arbre. Par contre, celle-ci était plus épaisse que le tronc d’un arbre classique. Elle était si grosse que quand le corps de grande stature de Mole monta dessus, elle ne broncha pas du tout. Puis, il enfonça sa tête dans le feuillage sombre et touffu.

Cerné par les épaisses feuilles qui semblaient absorber le clair de lune, il pouvait à peine apercevoir quoi que ce soit. En fait, il avait l’impression que chercher quelque chose dans ce feuillage était aussi difficile que de retrouver un anneau tombé dans un marécage boueux.

Il avait beau forcer sur ses yeux, il ne voyait rien.

N’ayant pas d’autre choix, Mole se mit à chercher avec ses mains et son instinct. Il ne pouvait pas se précipiter. De bout en bout, la masse totale des branches de l’arbre géant pouvait remplir la surface du manoir entier. Qui plus est, il lui fallait chercher de là où il était sans pouvoir beaucoup bouger.

Déterminé, Mole se fraya aveuglément un chemin à travers les feuilles et les branches. C’était comme s’il avait plongé dans un océan sombre et qu’il errait à l’aveugle dans l’eau. Les branches pointues écorchèrent ses joues et lobes. Et ces détestables feuilles l’empêchaient de respirer, sans parler du fait qu’elles entravaient sa vision.

Soudain, ses pieds nus glissèrent.

— Tss.

De suite, il attrapa une petite branche et son corps fit un mouvement brusque en basculant tout son poids sur sa main gauche. Un frisson parcourut son dos. Le sol était à plus de deux mètres en dessous et s’il s’était cassé une jambe ou autre à un moment aussi crucial, il aurait vraiment eu l’air fin.

Il remit ses deux pieds sur la branche et retrouva l’équilibre.

Mole tendit ensuite sa main droite dans les ténèbres… et cueillit un fruit.

Il ne pouvait pas le voir, mais même dans le noir, il savait que c’était le fruit qu’il cherchait. Au moment où il le saisit, celui-ci se tortilla dans sa main, comme un poisson qu’on viendrait de pêcher.

Lentement, Mole changea de position et se pendit à la branche avec un bras. Puis il sauta. Quand il atteint le sol, une douleur engourdissante traversa ses jambes.

Avec cette première tâche, il n’avait pas l’impression d’avoir accompli grand-chose.

Mais la suivante par contre…

Mole tendit timidement les bras vers le clair de lune. Dans ses mains se trouvait la chose qui pouvait changer sa vie.

Une partie des monstres.

Le fruit de L’Obscurité.

… Le butin du pilleur de tombes.

Niveau forme et taille, le fruit se situait entre une pomme et une pêche. Mais à y regarder de plus près, il ressemblait également à un cœur avec de larges artères ou quelque chose du genre. Quant à sa couleur, il semblait être peint d’un noir profond, semblable à de l’encre de calamar. Et même si c’était une partie des monstres, aucune griffe ou autre ne sortit du fruit pour l’attaquer alors qu’il le tenait dans ses mains.

Cette chose peut vraiment rendre un homme immortel, en contrepartie de ne plus pouvoir sortir sous la lumière du soleil ?

Cependant, Mole avait déjà eu en main quelque chose de très similaire à ce fruit. Ce dernier donnait la même sensation que le tas de chair du monstre qu’il avait poussé quelques jours auparavant. Il n’était ni chaud, ni froid, ni mou, ni dur, c’était exactement comme un organe dans un cadavre.

Vu qu’il n’avait pas pu voir le fruit, il s’était senti instinctivement mal à l’aise au moment où il s’en était saisi. Et le fait de pouvoir le voir à la lumière ne faisait que renforcer ce sentiment. Cette désagréable sensation qui montait en lui était semblable à ce qu’on ressentait quand on avait envie de vomir.

Il avait envie de balancer le fruit n’importe où. Mais au lieu de ça, il poussa un hurlement en direction de la lune et ouvrit grand sa bouche, tel un animal féroce et carnivore.

Puis il mordit dans le fruit.

Il imaginait qu’il aurait eu un goût de mauvais café, mais il n’avait en fait aucun goût du tout. Il n’y avait aucun jus ni odeur contrairement à un fruit normal, et il pouvait à peine sentir la texture dans sa bouche. Au moment où le morceau pénétra dans sa bouche, que ce soit sur sa langue ou dans sa gorge, tout ce qu’il pouvait sentir était une texture flasque et collante. C’était comme si sa bouche était remplie de colle sans saveur.

Puis il eut un sursaut de terreur qui lui donna la chair de poule.

Le contenu de sa bouche gigotait tel un ver de terre.

Mole fut pris d’assaut par un profond sentiment de vertige et son instinct prit automatiquement le relais. Dans un effort pour forcer le corps de cet idiot à recracher cette substance extrêmement étrange, la gorge de Mole fut prise de convulsion sous l’impulsion de son système immunitaire.

Il tenta désespérément de se couvrir la bouche avec la main pour empêcher la régurgitation. Ce fut long, mais pendant qu’il tentait d’endurer cette horrible sensation, petit à petit… le contenu de sa bouche commença à disparaître. Pourtant, les choses ne descendaient pas vraiment dans sa gorge : elles gigotaient lentement contre les parois de sa bouche jusqu’à s’insinuer dans les cellules de son corps.

… Peu après, le premier changement se fit sentir, il ne vint cependant pas de son estomac, mais de ses pieds.

Ils semblaient différents.

Et avant qu’il ne s’en rende compte, ses jambes lui parurent extrêmement lourdes.

S’il se tenait simplement droit, rien n’entravait ses jambes. Mais dès qu’il essayait d’avancer, c’était comme si ses chevilles étaient retenues par une chaîne en fer, ou comme si quelqu’un le tenait par les jambes et le tirait vers le sol.

En y repensant, Meria avait dû ressentir la même chose. Il ne se souvenait pas l’avoir jamais vue fuir.

Est-ce que c’est ce qu’on ressent quand on a l’Obscurité en nous ?

Il baissa les yeux en direction de ses pieds.

L’ombre qui s’étendait à partir d’eux semblait étrangement grandir… et s’épaissir. Et de ce qui aurait dû être son ombre sur le sol — ou plutôt, du conduit qu’elle était devenue — il ressentait une gigantesque présence provenir d’un endroit très profond.

… C’est ça.

C’était la même terreur qu’il avait ressentie la première fois qu’il avait mis les pieds dans ce cimetière. Cette terreur ressentie quand il enjambait les cadavres, et la chose bien plus grande qui se trouvait en dessous.

Et maintenant, une partie de son corps était devenue un fragment de cette chose. Ni marcher ni soulever ses jambes n’aurait pu briser ce lien qu’il ressentait. Et pire encore, il avait même été victime d’une hallucination où son corps et son cœur étaient aspirés par le sol dans les ténèbres… Exactement comme quand les bras et jambes de Meria avaient été arrachés et avaient ensuite rampé jusqu’à son corps pour s’y rattacher, Mole avait l’impression que son corps voulait retourner dans le corps du monstre sous le sol.

Il était en pleine hésitation. Plus que jamais, il regrettait de ne plus pouvoir faire marche arrière.

… Mais pour Mole, il n’y avait pas grand-chose de déroutant.

Peu importe le nombre de panneaux, d’indicateurs et autres, s’ils se mettaient en travers de son chemin, il allait trouver le moyen de s’en débarrasser. Et s’ils n’étaient pas des obstacles, ce n’était pas le moment d’avoir peur.

Il se résigna et jeta un œil à son corps.

Jusqu’ici, il ne semblait pas y avoir d’autres changements, mais… il se devait d’en avoir le cœur net.

Il sortit un bout de verre de sa poche. Il l’avait récupéré dans les poubelles du manoir des petits morceaux provenant de bouteilles en verre. Celui-ci était un bout du goulot d’une bouteille et était pointu et aiguisé.

De manière résolue, il se coupa avec ce dernier le dos de la main gauche.

La douleur était plus ou moins ce qu’il avait imaginé.

Comme s’il avait tranché une veine, un sang sombre terriblement épais jaillit et coula le long de ses doigts. C’était comme si un second cœur avait poussé et il pouvait ressentir une douleur sourde à chacun de ses battements.

Mole contempla sa blessure avec un regard embrouillé. Il commençait à se dire qu’il venait de faire quelque chose de complètement stupide…

Puis au bout de quelques instants, la plaie se referma et disparut.

L’entaille au dos de sa main s’était cicatrisée de l’intérieur, comme une paire de lèvres se refermant. Ce ne fut ni rapide ni choquant, sa peau s’était simplement refermée d’elle-même. Et mis à part le sang collant sur sa main, et la douleur aiguë, il n’y avait absolument aucune trace de la blessure.

Évidemment, il se sentait mal à l’aise, mais malgré les restes de la douleur, son malaise était plus dû à cette plaie qui devrait encore être là.

Un sourire retors se dessina sur ses lèvres.

Mais bien sûr, il était absurde de croire qu’une simple éraflure sur le dos de sa main était suffisante pour prouver son immortalité.

Et il n’avait pas le droit à l’erreur pour la suite de son plan.

Il lui fallait donc procéder à un test un peu plus poussé.

Toujours hésitant, il tendit un doigt, mais il se rétracta.

C’était tout naturel d’éprouver plus de réticence face à ce qu’il allait faire que quand il avait ingurgité un morceau du monstre. Et même s’il se disait que c’était juste pour vérifier, ce geste était équivalent à un suicide. Ses doigts tremblaient. Toute sa main tremblait. Il ne pouvait tout simplement pas s’arrêter de trembler.

Sentant que sa détermination commençait à faiblir, Mole se mordit la lèvre et se remémora la sensation du cou de Meria dans ses bras.

Puis il agrippa l’intérieur de son collier en cuir, et arracha ce dernier de toutes ses forces.

L’artère droite où était rattaché « le fil de sorcière » éclata et un torrent de sang jaillit de son cou déchiré.

Contre toute attente, il n’y eut presque aucune douleur.

Néanmoins, peu importe le nombre de fois qu’il tenta de baisser la tête pour regarder son cou, le liquide d’un rouge vif s’écoulait sans fin d’un endroit qu’il ne pouvait voir. C’était sans conteste une scène à faire s’évanouir les gens.

Le flanc droit de son corps fut coloré de rouge avant qu’il ne s’en rende compte, et sans réfléchir, Mole pressa sa main contre la blessure. Soudain, sa vision devint trouble… Il était en manque de sang.

Quoi de plus normal, car son corps, au lieu d’utiliser de la peinture, se servait de sang oxygéné, qui aurait dû couler vers son cerveau, pour teinter son flanc droit de rouge.

… Ça craint, pensa-t-il du plus profond de sa conscience.

C’était différent de toutes les blessures qu’il avait pu connaître jusqu’à ce jour. Il avait l’impression de tomber. Il ne pouvait lutter, ni résister. En fait, les endroits d’où il aurait dû puiser son énergie étaient en train de disparaître. Il se sentait désespérément impuissant.

Que ce soit le cas ou non, il avait l’impression de se noyer. Et au final, même sa conscience se mit à vaciller. Il perdit l’équilibre et tomba sur un genou.

C’est sans espoir, pensa-t-il dans un étourdissement.

Lentement, ses épaules se relâchèrent et d’un mouvement de bascule, il s’écroula sur le côté, la langue sortant de sa bouche.

… Puis il se rendit compte… que sa vision était devenue limpide d’un coup.

Son anémie n’était plus.

La fontaine de sang s’était arrêtée.

Et sa plaie s’était refermée.

Il se leva, se sentant aussi fort qu’à son habitude. Il fronça simplement les sourcils en voyant ses vêtements imbibés de sang collant à sa peau.

Mais alors qu’il se tenait là, le corps trempé de sang, un véritable sourire émergea lentement de ses lèvres.

3#

Mole aurait dû être conscient à quel point il n’était pas doué pour ce genre de choses.

En tous les cas, il n’était qu’une taupe, plus doué pour faire travailler sa pelle que ses méninges. Il n’était ni procureur ni détective, alors cela ne donnait évidemment que des résultats limités même s’il s’en donnait la peine.

Mais depuis qu’on l’avait emmené dans le cimetière, il avait eu beaucoup de temps pour réfléchir pendant qu’il creusait des trous. Qui plus est, il avait entendu des histoires qui avaient illuminé la mésaventure qu’il vivait.

Alors maintenant, il avait de nouvelles questions sur sa situation, avec des hypothèses différentes lui venant à l’esprit en ce qui concerne les potentielles réponses.

Tout d’abord, j’aimerais insister sur le fait que je n’ai pas tué le sous-lieutenant Hedger Reeve.

Et je jure que mon fidèle compagnon, la pelle étiquetée « Procès 50357 : Potentielle arme du crime A », l’objet se trouvant dans la salle de stockage des preuves de la cour martiale, qui ressemblait sûrement plus à une décharge qu’autre chose d’ailleurs, n’était pas ce que tout le monde voulait bien croire.

Quelqu’un d’autre l’avait tué.

Le véritable meurtrier de Hedger Reeve.

La personne qui avait volé la pelle de Mole dans le dortoir, qui avait frappé Hedger à la tête avec, qui avait jeté le compagnon ensanglanté de Mole dans un tas de détritus et qui lui avait fait porter le chapeau courait toujours.

Pendant son procès, personne n’avait daigné considérer son potentiel mobile pour le meurtre. Néanmoins, si la police militaire s’était donné la peine d’interroger ses frères d’arme, ils auraient sûrement récupéré suffisamment de preuves pour soutenir leur version. Avec sûrement des déclarations telles que « Mole se rebellait souvent, alors il était fréquemment physiquement puni par le sous-lieutenant » ou « Le sous-lieutenant renversait la gamelle de Mole », ou encore « Le sous-lieutenant avait forcé Mole à nettoyer la bouse de cheval tout seul ».

Mais je n’étais pas le seul à être traité comme un bon à rien par Hedger. En fait, la liste de gens qui le détestaient était vraisemblablement interminable.

Et donc, même le mobile du véritable coupable découlait d’une rancœur envers Hedger. Mole n’avait aucun doute à ce sujet.

Au début, Mole croyait que l’envie de le tuer ne lui avait traversé l’esprit qu’une ou deux fois. Cependant, en y réfléchissant bien, était-ce vraiment le cas ?

Est-ce que le véritable meurtrier de Hedger Reeve l’avait vraiment tué par rancune ?

… En l’état, sa théorie n’était rien de plus qu’une hypothèse. Et bien que cela restait une supposition, et si l’objectif du vrai coupable était d’utiliser le système judiciaire pour faire porter le chapeau à la jeune taupe et l’envoyer ici ?

Mole lui-même était conscient de l’absurdité de cette idée.

Mais ce cimetière était sans conteste un endroit anormal. Et le bon sens du monde extérieur ne s’appliquait pas ici. Alors il ne pouvait se faire une idée qu’en se basant sur ce qu’il avait vu de ses yeux et entendu de ses oreilles.

Ce qui le mena à quelque chose qu’avait dit Corbeau : « Ce vieux croulant est vraiment horrible. Peu importe le nombre de gens employés pour creuser des trous, une fois qu’ils ne sont plus en mesure de supporter la présence des démons, ils sont bons pour la casse. »

Même creuser un bête trou n’avait rien de si simple ici. Et s’il y avait eu plusieurs cas de fossoyeurs laissés pour compte, alors il semblait vraisemblable que Daribedor était à la recherche de candidats qui, mis à part la force physique, seraient capable de garder le secret et qui ne poseraient pas de problèmes dans des situations extrêmes. Cela signifiait que Daribedor n’avait sûrement éprouvé aucun mal à employer une ex-taupe affublée d’un collier de galérien.

Et…

Un jour, la faucheuse allait venir chercher le fossoyeur qui avait volé le pouvoir de l’Obscurité.

Et s’il n’était pas possible d’avoir plusieurs fossoyeurs en même temps, alors la préparation était plus que primordiale… Peut-être que de la même façon, Meria était la remplaçante de Maria.

Donc si possible, il cherchait quelqu’un en mesure de supporter l’existence de ces monstres. Et si, par chance, cette personne était également capable de tolérer une grande quantité de travail physique, alors c’était sûrement comme d’une pierre deux coups. En plus, il n’était pas la peine de s’en faire si celle-ci tentait de s’évader, vu que son corps se serait partiellement transformé en l’Obscurité, et qu’elle ne pouvait donc plus quitter le cimetière.

Autrement dit, la raison pour laquelle je suis venu ici…

Au final, cette raison était pratiquement sans rapport avec son hypothèse de départ.

Daribedor l’avait fait creuser des tombes, en avance.

C’était là qu’une autre phrase de Corbeau entrait en jeu : « Il est intéressant de noter que les démons semblent avoir compris leur point faible. Maintenant, non seulement ils se retiennent de chasser ou d’appâter des hommes, mais ils n’apparaissent tout simplement plus du tout. »

Ce ne fut qu’après qu’il eut précisément terminé la tombe que le monstre de chair était apparu dans le cimetière. Il ignorait complètement comment ils avaient fait ça, mais Daribedor ou les hommes masqués avaient sûrement un moyen de les faire sortir.

Bien entendu, ce simple fait n’était pas suffisant pour les tuer. Alors en substance, appeler le monstre revenait à sciemment mettre sa main dans la gueule du loup.

Mais dans ce cimetière… il y avait une gardienne.

Malgré tout, Mole ignorait pourquoi ou sous quel prétexte ils attiraient les monstres, ni si ce geste mettait le cimetière ou la gardienne en danger. Était-ce pour le bien de l’humanité ou n’était-ce qu’un vœu pieux ?

Quand il avait posé la question à Corbeau, ce dernier avait répondu : « Moi-même, j’aimerais bien le savoir. Mais ce que je sais, c’est que ceux qui terrassent les démons sont récompensés. Et plus ils sont gros, plus la récompense est élevée. Ces hommes masqués gagnent leur vie de cette façon. »

D’après Corbeau, contrairement à ce qu’on pourrait penser, la récompense ne provenait pas d’un pays ou d’une organisation religieuse, mais de la poche d’un unique homme. La véritable identité de cette personne était un mystère, et ce, même pour les chasseurs masqués. Mais les raisons possibles qui pouvaient pousser un simple individu à donner de telles récompenses étaient qu’il n’y avait aucune sorte d’obligation et il ne récompenserait « grassement » que la personne qui aurait vaincu le monstre.

L’orpheline Meria et ses prédécesseurs n’avaient pas de livret de famille. Ils n’existaient pas aux yeux de la loi. Alors il avait dû être simple pour Daribedor de les convaincre en leur promettant une compensation.

Mole esquissa un sourire de compassion. C’était une histoire extrêmement simple à comprendre. Bien qu’il n’avait été qu’une seule fois dans le manoir, il pouvait encore se rappeler des meubles et décorations terriblement extravagants.

En partant du principe qu’une gardienne comme Meria était là, attirer les monstres dans ce cimetière devait générer une somme d’argent très importante à son propriétaire.

Alors que ce flot de pensées traversait son esprit, Mole s’inquiétait des envies meurtrières qu’il avait un jour ressenties envers Hedger qui lui brûlait désormais la poitrine pour une autre raison. Et du fait de ces sentiments, il avait maintenant l’impression que son nouveau compagnon dans sa main était en train de le conjurer de l’utiliser à des fins bien plus productives que de creuser des trous.

Hélas, s’il venait à commettre l’irréparable cette fois-ci, il allait réellement être condamné à mort. Et bien entendu, dans ce cas, il n’y aurait plus aucun moyen de laver son honneur. Et il n’allait alors plus être en mesure de révéler les preuves qu’il détenait sur ses précédentes théories. Il n’avait pas d’argent pour un pot-de-vin. Tout ce qu’il avait était son propre corps et ses sentiments pour Meria.

4#

Soudain, Mole sentit un changement dans l’atmosphère. Il força sur ses yeux et sonda l’obscur cimetière, mais il ne put voir la moindre différence. Puis, il regarda en direction de la mer de pierres tombales, avant de déplacer son regard vers les arbres de la sombre forêt, mais une fois encore, il n’aperçut aucun monstre bizarre en forme de tête, ni même un monstre de chair sur pattes, ni quoi que ce soit du même acabit.

C’est mon imagination ou c’est juste que je suis trop tendu ?

Mole baissa les yeux vers le trou qu’il avait creusé. Il était si immense qu’une personne normale ne se dirait jamais que c’est une tombe. Elle ressemblait plus à un site d’excavation de ruines ou à une tranchée à grande échelle. Et Mole avait l’impression que si un monstre suffisamment grand pour remplir ce trou approchait, n’importe qui serait en mesure de le reconnaître, quelle que soit la distance qui les séparait.

Mais est-ce qu’un truc pareil pourrait vraiment exister ?

À ce moment-là, Mole ne put penser à la moindre blague.

— Monsieur le galérien, dit une voix rauque.

Le visage du vieil homme sans nez était si pâle qu’on aurait dit qu’il avait perdu tout son sang. Il tenait un pistolet noir dans sa main droite tremblante, un doigt rachitique posé sur la gâchette.

— Répondez-moi ! Où avez-vous caché la gardienne ?

Bien que le canon était pointé vers lui, Mole regarda à peine en direction du vieil homme.

— Vous ne l’avez pas trouvée ? C’est bête, ça.

Le garçon esquissa un petit sourire défiant.

— Je veux dire, où est-ce qu’elle pourrait bien se cacher ici ?

— Ce n’est pas le moment de jouer au plus fin. Cette chose s’approche déjà d’ici ! Elle va-

— Ah bon ? Tant mieux alors, le coupa Mole en tournant son visage vers Daribedor. Enfin, dans ce cas, pourquoi ne pas aller vous cacher ? Je pense pas que le monstre fasse la différence entre un gardien, un galérien ou un vieillard obstiné.

— Vo… Votre collier, s’écria Daribedor, en remarquant que celui-ci avait disparu.

Bien que les jambes de Mole étaient extrêmement lourdes, il fit une longue enjambée en direction du vieil homme. Et un coup de feu sec retentit.

Daribedor tira deux balles, la première se logea à droite du nombril de Mole et la deuxième en plein milieu de son estomac.

À ce moment-là, Mole sentit une crampe, comme si de puissantes pinces lui tordaient les entrailles. Grognant du fait de la douleur, il agrippa le cou de Daribedor, et comme il était parvenu à le faire avec Corbeau plusieurs jours auparavant, il fit tomber l’homme de petite taille dans le profond trou.

Daribedor poussa un hurlement. Peut-être était-ce dû à sa haine envers l’individu, mais pour Mole, ce cri lui avait paru hideux. Il était possible que du fait de la chute, il s’était cassé une jambe ou quelque chose d’autre.

Mole se mit sur ses genoux, en posant sa main sur son estomac transpercé avec un sourire aux lèvres.

— Je suis désolé… vous n’êtes pas blessé j’espère ?

De la bave ensanglantée remonta dans la gorge de Mole et jaillit dans sa bouche. La douleur semblait provenir d’hémorragies dans son corps. Peut-être qu’à l’intérieur, de son estomac transpercé s’écoulait de l’acide gastrique qui brûlait ses organes.

Mole pouvait entendre l’homme proférer des obscénités du fond du trou et il aurait voulu avoir de quoi le faire taire. Mais vu qu’il avait conçu le trou avec l’idée d’un puits en tête, le vieil homme ne pourrait jamais s’en sortir sans équipement ou assistance, quoi qu’il fasse.

— Arg.

Mole s’allongea sur le sol tout en grognant de douleur.

C’était sûrement la première fois qu’il connaissait une telle douleur de toute sa vie.

En temps normal, une balle aurait été suffisante pour le tuer. Mais peu de temps après, il fut en mesure de se lever, et dès que ses jambes furent suffisamment fortes pour soutenir son poids, il s’en alla.

Une fois encore, le vent semblait s’être renforcé. Et Mole sentait un frisson tandis qu’il soufflait sur ses vêtements imbibés de sang. Les nuages s’avançaient très rapidement. Le vent balayait les arbres, agitant les branches et faisant hurler leurs feuilles de concert.

Bien que le temps était compté, Mole ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre.

J’ai rien oublié, je crois, pensa Mole spontanément.

Quelque part au loin, Mole entendit le hurlement de Dephen. Corbeau avait emmené ce satané chien quelque part durant la journée. Il ignorait ce qu’il lui avait fait, mais au moment où ses mains d’enfant caressèrent l’animal, ce dernier devint aussi docile que s’il avait été castré. D’une certaine façon, ces pupilles noires paraissaient même plus claires que d’habitude.

Surpris, Mole avait demandé à Corbeau comment il avait dompté le chien, mais celui-ci se contenta d’éclater de rire et sauta sur le dos du chien. Si Mole avait tenté de faire la même chose, Dephen lui aurait sûrement mordu l’entrejambe.

Je me demande ce que fiche Corbeau maintenant…

Au final, il avait l’impression que Corbeau avait totalement esquivé sa question sur sa véritable identité. En y repensant de façon rationnelle, quelque chose d’aussi absurde que « l’association des victimes » était sûrement un autre mensonge improvisé.

Mais afin de voler le pouvoir de Meria — et pour qu’elle ne soit pas en mesure de résister — il était nécessaire d’empêcher Dephen d’interférer.

Tout ça pour qu’il puisse faire ça… à Meria.

Le vent devint petit à petit de plus en plus fort.

Mole tourna la tête et regarda autour de lui. Soudain, la terre trembla comme s’il venait d’y avoir un séisme.

Même si sur le coup il avait cru que c’était juste son imagination, la sensation monta subitement tel un volcan sur le point d’entrer en éruption. C’était une sensation accablante, comme cette nuit où il eut la chair de poule après avoir aperçu le monstre aux innombrables pattes pour la première fois. Mais qu’importe où, quand et comment le vent l’attaquait, il se tint prêt.

Puis, un hurlement métallique résonna rapidement dans ses oreilles. Il était manifestement trouble et semblait se répéter à l’infini comme le grincement d’une roue ou d’un engrenage tordu. Mais c’était sans conteste un son particulièrement désagréable.

Le vent violent torturait Mole. Et alors que ses pieds trébuchaient, son ombre sembla se troubler l’espace d’un instant. Puis, Mole leva les yeux et aperçu une ombre masquer la lune telle une éclipse.

… Par-delà le ciel étoilé, une fine faille dans les nuages se dessina vers le bas. À l’intérieur de celle-ci, quelque chose tortilla son corps horriblement long de part en part pendant qu’il volait sans ailes dans les airs.

Le vent était si fort maintenant que Mole avait l’impression qu’il allait s’envoler, mais déterminé, il agrippa ses genoux et observa la créature qu’il allait devoir combattre.

Celle-ci était un serpent géant constitué de milliers d’épées.

Peut-être du fait de la grande distance qui les séparait, du point de vue de Mole, contempler la créature nager dans les airs paraissait plus élégant que terrifiant. Son corps étrange alors qu’il serpentait depuis les cieux était si imposant qu’il semblait recouvrir la lune. Mais alors, sa descente changea et elle approcha à la vitesse d’une flèche. Et à mesure que la distance entre eux diminuait, l’ombre de la créature semblait grossir à l’infini sur le sol.

Son corps était tel un aimant qu’on aurait jeté au beau milieu d’innombrables aiguilles de couture — non, ce n’était pas exact — c’était plus comme s’il était composé d’épées sans manche à double tranchant d’un noir brillant. Bien qu’au premier abord, elles ressemblaient certes à des aiguilles au loin, alors qu’elles s’approchaient, il s’aperçut qu’en réalité chacune des lames était si grande que Mole ne pouvait les tenir, même avec ses deux mains.

Qui plus est, elles vibraient à la même vitesse qu’une tronçonneuse, donnant l’impression qu’elles étaient comme des poils recouvrant un gigantesque, long et étroit corps. Tandis que le corps du monstre ondulait d’avant en arrière dans les airs, les épées s’entrechoquaient par moment ce qui émettait un bruit strident. Dans le même temps, de violents éclairs bleutés, tel de l’électricité, jaillissaient et suivaient le serpent géant alors qu’il s’élançait dans les airs et fendait la nuit.

Cette scène était semblable à la descente du jugement dernier depuis les cieux.

Et Mole se tenait juste en dessous.

Il était telle une taupe prise dans une tornade ou quelque chose du genre. Et au moment du contact, il eut l’impression que son corps tout entier se désagrégeait, comme si on l’avait jeté dans un mixer géant, éparpillant sa conscience. Mais avant qu’il ne perde conscience d’où il se trouvait, il pouvait quand même sentir qu’il était en train de sourire.

… Ce fut une douleur à rendre fou à lier.

Mais vu que c’était la même douleur que Meria avait ressentie auparavant, Mole ne put s’empêcher de sourire.

Il aimait Meria.

Et si les deux vivaient dans des mondes différents, alors il allait se rendre dans le sien, même si cela signifiait dire adieu au monde de la lumière, celui-là même dans lequel il avait vécu depuis sa naissance. Plus rien n’avait d’importance à ses yeux… à part elle.

Malgré tous les subterfuges qu’il avait utilisés, lui et la fille étaient désormais liés l’un à l’autre et rien ne pouvait changer cet état de fait. Mais il était certain d’une chose : après ça, il n’y aurait plus de tours de passe-passe ou de supercheries.

Il souriait vraiment, même s’il semblait que toutes ses méthodes, ses objectifs, en gros la liste des priorités de sa vie tout entière avait été complètement chamboulée. Il s’était approché d’elle au début uniquement dans le but de s’enfuir d’ici. Et maintenant, il venait de choisir de faire en sorte de pouvoir rester à ses côtés.

Les bouts de son corps qui avaient volé et étaient éparpillés ici et là se rattachèrent petit à petit. Sans même pouvoir détourner le regard de l’attaque, il contempla le gigantesque serpent sans visage se servir de son corps constitué d’innombrables lames pour transformer le sien en charpie.

Les vibrantes épées à double tranchant étaient affreusement aiguisées et pouvaient sans le moindre mal trancher ses muscles, mais également ses os, comme si c’était du beurre. Et en l’espace d’à peine dix secondes, Mole avait été découpé en milliers de morceaux de viande. Puis, alors que son corps retrouvait lentement son état initial, il se retrouvait instantanément réduit en bouillie. Et la scène se répéta encore et encore.

Mole vit ses entrailles gicler sur le sol. Il vit la couleur de ses organes et celle de son sang au loin. Il vit l’intérieur de ses os et son liquide cérébral ainsi que ses méninges qui protégeaient son cerveau. Il était content d’avoir retiré son casque avant cette épreuve.

Quand son cerveau fut fendu, sur l’instant, il se sentit comme piégé dans une obscurité d’un rouge pur et profond tandis que le temps semblait s’écouler lentement. Mais peu après, la douleur atroce le ramena sur terre. C’était comme si toutes ses dents de sagesse quittaient son crâne dans un acte de rébellion.

Néanmoins, cette expérience n’était pas vaine.

Mole souriait tout en hurlant. La plupart des gens qui avaient goûté à ce genre de douleur n’y avaient pas survécu, mais Meria avait sûrement connu la même chose, elle aussi. Et donc, peut-être que c’était une façon de se rapprocher d’elle. Mole sourit alors que ces étranges pensées lui traversaient l’esprit.

Puis, il se mit à crier sous le choc d’avoir son corps réduit en mille morceaux et éparpillé ici et là. S’il avait les poumons ou la bouche pour hurler, alors il le faisait, et s’il avait encore ses bras, il s’agrippait au sol comme un beau diable. Et s’il avait toujours sa conscience, alors il pensait à Meria. Il pensait à la couleur de ses cheveux, à ses francs yeux bleus, au goût de son baiser sur le casque qu’elle portait sur la tête, à la chaleur de sa joue pressée contre lui, et au son des battements de son cœur contre son dos. Toutes ces pensées l’aidaient à maintenir sa santé mentale à travers les innombrables blessures qu’il subissait.

Au moment où son visage fut coupé en deux telle une pomme, il se rendit compte que certaines lames du corps du serpent s’étaient arrêtées de bouger, comme si elles étaient mortes. C’était un signe que peut-être que cet enfer n’allait pas durer éternellement. À mesure que sa conscience revenait, Mole se rattachait à cet espoir. Il tendit son bras droit encore attaché et tenta d’arrêter une des lames qui l’attaquait. Quand il agrippa la lame vibrante, ses doigts explosèrent comme du popcorn, et une douleur traversa son corps diagonalement de son épaule droite à son torse.

Il faut que ça aille un peu plus vite… pensa Mole alors qu’il vomissait du sang mousseux et qu’il tombait à la renverse sur le sol. Les innombrables épées du serpent géant étaient toujours là.

Il faut que ça se termine avant l’aube. Sa conscience s’évanouit du fait du manque de sang. C’était comme s’il s’endormait. Je crois que ça ira maintenant, pensa Mole. Jusqu’à ce que ses jambes ne reviennent, il ne pouvait pas bouger de toute façon.

Mole ouvrit les yeux et les leva au ciel. Les nuages s’étaient dispersés avant qu’il ne s’en rende compte.

Et le ciel étoilé était somptueux.

5#

— Alors dis-moi… Jusqu’où tu es prêt à aller pour elle ?

Mole répondit immédiatement :

— Je suis prêt à tout.

Corbeau ricana.

— Bien. Ça, c’était une bonne réponse… merci.

Le ton de sa voix était étrangement chaleureux, et contrairement à son habituelle attitude provocante, il avait l’air… s’il osait dire, mignon. Bien entendu, « mignon » pour Corbeau avait une signification différente de quand il pensait à Meria.

Inconsciemment, la bouche de Mole s’ouvrit pour parler.

— C’est la première fois que tu me remercies.

— Bah, pas la peine de bouder pour ça. C’est ta passion qui me met mal à l’aise.

— Arg, espèce de… grommela Mole, en balançant ses bras en direction de Corbeau en réponse à sa remarque, mais pour une raison ou une autre, il manqua complètement son coup.

Il avait cru qu’utiliser toute sa force lui aurait au moins permis de le toucher. Corbeau ricana à nouveau pendant que Mole poussait un soupir de frustration, avant de bondir sur une pierre tombale.

Mais son sourire s’évanouit rapidement.

— Si t’es prêt à donner ta vie telle que tu la connais, dit-il en chantonnant, dans ce cas, il te faut voler la moitié des pouvoirs de la fille — la moitié de sa malédiction.

— Pas de problème, dit-il.

Il n’y avait pas la moindre trace d’hésitation en Mole. Il avait déjà pris sa décision au moment où Corbeau avait prononcé ces mots. Et peut-être était-ce grâce à cette conviction qu’il sentait également une lueur d’espoir.

La gardienne du cimetière et la taupe. Bien qu’un gouffre infranchissable les séparait, si le monde entier pensait qu’ils n’étaient pas censés être ensemble, alors il fallait que quelque chose change. Il était sur le point d’être celui qui allait forcer ce changement, et cette méthode allait lui offrir ce qu’il désirait.

— Mais comment est-ce que je dois m’y prendre ? demanda Mole.

— Fondamentalement, il ne peut y avoir qu’un seul gardien en même temps. Si deux personnes le sont en même temps, alors le pouvoir sera divisé par deux, répondit Corbeau tout en croisant ses sveltes jambes. Mais pour cela, il te faudra la tuer une fois.

Mole ne put en croire ses oreilles.

— Euh…

… Mais qu’est-ce qu’il baragouine, cet ahuri ? Pendant un instant, Mole fut sans voix, mais il chassa rapidement cette hésitation et dit :

— Tu veux que je l’attire au soleil ou quelque chose du genre ? … Je peux pas faire ça.

Corbeau éclata de rire.

— Bah, peu m’importe si elle meurt pas.

— Alors, comme je le pensais…

— T’es pas si bête que ça, alors tâche d’utiliser ta tête. Il y a un autre moyen de bloquer le pouvoir de l’Obscurité. Il est certes plus faible que de l’exposer à la lumière, mais il n’empêche qu’il fonctionne même la nuit. C’est une méthode qui ne peut fonctionner qu’ici même, où les âmes des hommes reposent. Alors… réfléchis-y bien. Tu devrais déjà connaître la réponse.

Tandis que Mole dévisageait Corbeau, il se mordit la lèvre et se mit à réfléchir.

Il se remémora toutes ses conversations avec Corbeau.

Il réfléchit au cimetière qui s’étendait sous ses pieds.

Puis il jeta un œil vers la pelle qu’il tenait dans ses mains.

Et enfin, vers la pierre tombale où était assis Corbeau.

La fosse commune… Un cimetière partagé par les hommes et les monstres.

— T’as compris maintenant, pas vrai ? demanda Corbeau, en voyant le changement d’expression de Mole.

Mole acquiesça.

— Bien, maintenant, cette partie est essentielle, alors tâche de t’en souvenir. Si tu fais ça et que tu inhibes son pouvoir, à la fin…

Sans masquer son grand sourire, Corbeau expliqua le reste de son plan.

Après l’avoir entendu, Mole devint complètement rouge et bafouilla :

— C’est possible ?

— Ça devrait marcher. Et je pense que tu seras heureux quand ça arrivera.

Mole se mordit la lèvre une fois de plus. C’était si frustrant qu’il ne pouvait pas dire non à l’idée de Corbeau. Alors, son malaise se mêlant à ses mots, il demanda :

— Est-ce que c’est vraiment raisonnable ?

— Mais oui, bien sûr… Enfin, Meria ne sera sûrement pas d’accord pour te mêler à tout ça, alors il te faudra certainement avoir recours à la force, mais…

Corbeau s’arrêta, son visage se déformant comme s’il essayait de supporter une douleur.

— Maria tenait énormément à Meria. Elle avait souhaité son bonheur. Cela ne fait aucun doute — en fait, sur ce point, et uniquement celui-là, je te raconte la pure vérité.

« … Cependant, Maria n’était pas du genre patiente. Non, c’est plutôt qu’elle n’avait pas une volonté extraordinaire. Le pouvoir du démon en elle, le dégoût, la douleur de ne pouvoir mourir… ils se sont avérés être trop lourds à porter pour elle. Et c’est pour cette raison qu’elle s’est donnée la mort. »

« Évidemment, c’est facile de se dire que c’était inévitable, mais… au final, la seule chose qu’elle regretta était de laisser sa petite sœur connaître le même sort. Peut-être que c’était simplement de la lâcheté, mais Maria était extrêmement inquiète au sujet de Meria, malgré le fait qu’elles n’étaient pas liées par le sang. »

« Et c’est précisément pour cette raison que son âme ne peut pas reposer en paix… alors, quel qu’en soit le prix, je veux exaucer le souhait de Maria. Je veux que Meria soit heureuse. »

Je ressens la même chose…

Bien qu’il était allé jusqu’à tendre un piège à Corbeau pour lui soutirer des informations, telle était son unique intention. Les règles du monde d’où il venait étaient complètement différentes de celles régissant les monstres et le gardien de cimetière. Et c’était des choses contre lesquelles des gens comme lui ne pouvaient rien faire. Même s’il avait bien tenté de trouver un moyen d’aller à l’encontre de ces règles, ses choix demeuraient extrêmement limités. Et donc, même maintenant, il paraissait peu vraisemblable qu’il parvienne à sauver Meria.

Malgré tout… aider Meria à trouver le bonheur allait sûrement lui apporter le sien dans le même temps.

Quelle tête elle fera si je réussis à la débarrasser de la source de tous ses maux et souffrances ?

Si possible… Même s’il comprenait que c’était particulièrement égoïste, il souhaitait toujours qu’un tel avenir se produise. Et si quelqu’un pouvait le voir maintenant, il penserait sûrement qu’un tel vœu pouvait le rendre heureux. Loin de lui permettre de s’échapper, tel un contrat avec le diable, il ne serait même plus jamais capable de quitter un jour le cimetière.

Est-ce que je serais vraiment heureux ?

Sans grand changement d’expression, Mole sourit. Il était amusant de constater qu’il ne tentait même pas de réfléchir à toutes ces choses qu’il avait envisagées jusqu’ici. Depuis qu’il était arrivé au cimetière, il n’avait pensé qu’à s’enfuir, et avant ça, il avait l’impression qu’il passait ses journées à ne penser qu’à trouver le moyen de survivre plus longtemps. Mais à cette époque, son seul travail consistait à creuser des trous, peu importe les sentiments qui l’animaient.

— Je suis désolé, Mole, dit Corbeau. Peut-être qu’après ça… Toi et ton corps allez sûrement énormément souffrir.

Corbeau baissa la tête de compassion.

— Hum.

Mole ria faiblement, se sentant un peu gêné par ce qu’il était sur le point de dire.

— Ta sollicitude me touche, mais… pour moi, être ici sans rien pouvoir faire est bien plus dur à supporter.

6#

Les dernières étoiles disparurent.

Mole ne pouvait même plus voir la lune.

Dans le ciel pâle, l’étoile la plus proche, le soleil, semblait s’approcher. Il pouvait sentir cette gigantesque sphère céleste se lever à l’est. Et évidemment, le premier rayon du matin allait enfin arriver, sonnant sa mort très prochaine.

Son corps sentait déjà le funeste destin qui l’attendait. C’était une sensation complètement différente de quand le monstre avait déchiré son corps en morceaux. En fait, c’était comme si quelqu’un enfonçait sa main dans son dos, agrippait les nerfs centraux au niveau de la colonne vertébrale et du tronc cérébral et les serrait très fort.

Le serpent constitué d’innombrables lames était titanesque. Et puissant. Chacune de ses lames à double tranchant avait découpé le corps de Mole, infligé des blessures fatales, avant de s’immobiliser, formant ainsi un cycle de mort et de renaissance se répétant tout le long de la nuit.

Mais malgré la douleur ressentie lorsque la dernière épée transperça sa poitrine, quand Mole réalisa que la quantité de sang que sa bouche déversait diminuait petit à petit, il ressentit un soulagement.

J’ai survécu.

Le long et massif corps du monstre était désormais dans le gigantesque trou qu’il avait creusé. Et chacune des lames de la créature, qui étaient densément tassées ensemble telles les poils piquants d’un hérisson, était teintée de rouge par le sang de Mole. La zone où le monstre s’était déchaîné était non seulement jonchée de trous, comme si on avait utilisé un râtelier pour labourer la terre, mais en plus de ça, un grand nombre de tombes avaient été renversées.

Néanmoins, ce n’était pas le moment de l’enterrer. N’importe qui pouvait le faire, et qui plus est, quand le soleil allait être là, ni lui ni le monstre n’allait pouvoir bouger sous sa lumière.

Plus vite…

Sa pelle en argent dans une main, Mole se mit à courir.

Il courut jusqu’à l’endroit où était enterrée Meria, au pied de l’arbre où le roi de monstres dormait.

Enfin… il tentait de courir.

L’ombre de l’Obscurité en lui lui paraissait extrêmement lourde, comme s’il traînait derrière lui une gigantesque boule en acier. En fait, il avait beau rassembler toute son énergie dans ses pieds, il ne parvenait pas à avancer plus vite qu’en titubant. Et toute tentative d’accélérer ne semblait qu’épuiser toute son énergie. Son corps pataud lui fit claquer sa langue de frustration.

Les alentours étaient déjà si clairs qu’il n’avait plus besoin d’une lampe à huile ou d’une lanterne électrique.

Combien de temps avant le lever du soleil ?

Son esprit était possédé par une impatience éperdue comme s’il avait perdu la tête, mais son corps ne suivait pas la cadence.

Du mieux qu’il put, Mole se pressa encore et encore, puis finit par atteindre sa destination. Au premier abord, il semblait ne rien y avoir ici. Tout ce qui bougeait était les feuilles agitées par le vent sur l’arbre géant à côté de l’endroit où reposait Meria.

Mais sous ses pieds, il y avait des traces distinctes que la terre avait été retournée.

Mole glissa prudemment le bout de sa pelle dans le sol.

Puis il se mit à creuser.

… Pourtant, au bout de son cinquième coup de pelle, comme s’il n’en pouvait plus d’attendre, il jeta sa pelle sur le côté et se laissa tomber sur les genoux. Puis, telle une véritable taupe, il se mit à utiliser ses deux mains pour creuser le sol.

Il se souvint de leur première rencontre.

N’oublie pas. N’oublie pas ta première rencontre avec Meria.

Il s’était évanoui au beau milieu de la nuit dans le cimetière et s’était réveillé au fond du trou qu’il avait creusé avec Meria en train de l’y enterrer.

Les rôles s’étaient inversés cette fois-ci.

Les doigts de Mole rencontrèrent une mèche de cheveux bruns clairs, salie par toute la terre. Les cheveux sont très précieux pour une fille, alors il ne put s’empêcher de se sentir coupable alors qu’il étreignait la mèche sale… mais, comparé à tout ce qu’il avait fait, salir ses cheveux était sûrement le crime le moins grave dans la liste des raisons pour lesquelles elle pourrait le détester.

Malgré tout, elle allait sûrement considérer que toutes les choses qu’il avait faites avant étaient préférables à ce qu’il était sur le point de faire.

Sous la faible lumière de l’aube naissante, Mole déterra la fille qu’il avait enterrée de ses propres mains.

Cela était purement égoïste.

Tout cela n’avait été que pour satisfaire ses désirs égoïstes.

Il avait besoin du pouvoir de la gardienne de cimetière et comme une seule personne ne pouvait le posséder en même temps, il avait dû le lui voler, elle qui était l’actuelle gardienne. Elle était humaine, mais dans le même temps, une partie d’elle était l’Obscurité. Enterrer son corps scellait son pouvoir et l’affaiblissait, ou autrement dit, la plaçait dans un état de mort artificielle. Mais, bien entendu, il ne pouvait pas la laisser comme ça.

Une fois qu’il eut déterré tout son corps, il posa son dos sur sa cuisse.

— Et maintenant, le clou du spectacle. L’étape finale…

Il put pratiquement entendre la voix riante de Corbeau.

Il y avait tant de traces de larmes sur la joue de sa bien-aimée. Sans réfléchir, il les essuya, mais il avait beau recommencer, cela ne faisait que la salir encore plus. C’était comme une métaphore de sa situation actuelle, répétant péniblement encore et encore la même chose, mais en vain.

Il enveloppa sa main gauche sous son menton et tira son corps inconscient vers le sien.

Puis, tel un pilleur de tombe, Mole lui vola un baiser.

Bien qu’il avait fermé les yeux, au moment où ses lèvres touchèrent les siennes, il ressentit comme une aveuglante lumière blanche rayonner sous ses paupières. Il sentait le goût de la terre ainsi que celui ferreux du sang. Mais il y avait également une autre saveur, douce et acide, comme celle d’une pomme.

En partie du fait de son anxiété, mais aussi du fait qu’il la désirait, il resta inconsciemment dans cette position pendant quelques temps. Puis, en utilisant sa main droite pour tenir sa mâchoire, Mole ouvrit doucement la bouche de la fille.

Ainsi, l’obscurité se déversa abondamment dans son corps.

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Lentement, il sentit que ses paupières fermées s’étaient mises à cligner.

Enterrer Meria dans ce sol qui scellait le pouvoir des monstres était la première mesure nécessaire avant de la réanimer de son état de simili-mort. Et ensuite, il ne lui restait qu’à rendre la moitié de la substance qui s’était dissoute en lui au corps qui lui était déjà familier.Il avait compris ces étapes, et désormais, il pouvait confirmer que Corbeau n’avait pas menti. Mais la façon avec laquelle il devait rendre l’Obscurité…

— Salut, Meria.

Meria comprit immédiatement sa situation et se redressa. Les mottes de terre toujours coincées dans l’ourlet de sa pèlerine tombèrent sur le sol. À en juger par son expression, il semblait qu’elle avait réalisé qu’il lui avait fait quelque chose.

— Mole…

Elle dévisageait Mole avec un regard tendu, comme si cela lui demandait toutes ses forces de prononcer son nom.

Puis elle rouvrit à nouveau sa bouche, mais sembla hésiter, comme si elle ne savait pas quoi dire. Peu après, son visage vira au rouge, mais Mole ne savait pas trop si cela était dû à un afflux de sang à cause de la colère ou de l’embarras.

Néanmoins, malgré le fait d’être couvert de sang et de terre, il esquissa un sourire. Il l’avait vue pleurer, sourire, être inquiète puis gênée, mais peut-être était-ce la première fois qu’il la voyait en colère.

Qu’est-ce qui m’a fait penser qu’elle serait également mignonne quand elle est en colère ?

— J’ai mal à la nuque, dit Meria d’une voix tassée.

— Je suis désolé.

Au moment où il s’excusa, Meria baissa les yeux au sol et prit la main droite du garçon.

C’était vraiment comme s’ils avaient échangé leur place.

La première nuit où il avait aperçu le secret de Meria, où il lui avait demandé si elle voulait bien être son amie, il avait également saisi sa main de la même façon, à la différence que c’était elle qui était couverte de sang.

— Tout ça parce que tu t’en faisais pour moi…

Alors que Meria regardait sa main, qui était tachée d’un rouge vif sans avoir la moindre trace de plaie, elle parut tout comprendre. La colère avait quitté son visage et un regard empli de tristesse lui emboîta le pas.

J’ai vraiment pas envie de voir ça.

Malgré tout, un immense ouf de soulagement se propagea dans sa poitrine.

— Je n’ai jamais voulu que tu connaisses ce genre de souffrances, Mole.

— C’était pas pour toi, dit Mole avec un sourire. C’était pour l’argent.

Le commanditaire allait lui payer la récompense pour s’être occupé du monstre. Par le passé, ce satané vieillard s’était accaparé tout l’argent qui aurait dû revenir à « Meria de la Fosse Commune ». Mais peu importe le nombre de personnes employées par Daribedor, le galérien 5722 refusait de subir le même sort. Et si la récompense était vraiment à hauteur de ce que lui avait dit Corbeau, alors il pourrait acheter sa liberté… ou peut-être se faire construire un château.

Tout en ignorant le grand sourire de Mole, Meria lui jeta un regard noir et pinça le dos de sa main, comme pour dire, « Ne me mens pas ! »

Ce n’était pas vraiment un mensonge, mais environ 10% de toute la vérité.

Exactement, ce n’était pas tant un mensonge que ça. Mais le fait que la chaleureuse main qui empoignait maintenant la sienne n’était pas couverte de sang représentait une raison plus que suffisante à ses yeux pour justifier ses actes. Bien entendu, avec ses yeux bleus le dévisageant, il ne pourrait jamais dire ça.

— T’es vraiment pas une taupe honnête.

Meria et Mole levèrent les yeux en même temps et aperçurent Corbeau assis sur une pierre tombale tout proche.

— Waouh, est-ce que je devrais dire ça fait un bail, ou enchanté de te rencontrer ?

Au moment où Meria reconnut le visage de Corbeau, ses yeux s’écarquillèrent.

— … T… Tu… Quoi…?

Meria parut étrangement nerveuse, et son visage devint aussi livide que si elle avait vu un fantôme.

— Non, ce n’est pas la première fois… Ta façon de parler et la couleur de tes yeux sont différents… Mais pourquoi… Pourquoi est-ce que tu ressembles autant à Maria ?

Meria tenta soudain de se lever, mais du fait qu’elle avait été enterrée pendant si longtemps, ses jambes semblaient paralysées et elle tomba rapidement sur le sol. Corbeau descendit ensuite de la pierre tombale le sourire aux lèvres tandis qu’il se baissa en direction de Meria et lui tendit une main.

Avec un visage confus, Meria tenta de saisir la petite main de Corbeau. Mais alors, ce dernier sauta en arrière sur la pierre tombale sans même prendre d’élan… La main de Meria n’agrippant alors rien d’autre que l’air. Les mouvements de Corbeau étaient si gracieux et fluides qu’il donnait l’impression de ne rien peser. Pour autant, cette fois-ci, ni Meria, ni Mole qui se tenait derrière ne purent prétendre être surpris.

— Pardon, bien que je sois Maria, ce n’est également pas le cas — je suis Corbeau. Les dix gardiens de cimetière qui se sont donné la mort sous le soleil… Je suis un esprit né des fragments de leurs âmes. Alors encore une fois, je suis Maria sans l’être.

« Par contre, non seulement il semblerait que son apparence physique se soit mélangée à la mienne, mais j’aurais également hérité de son cœur… Ce qui signifie évidemment que je tiens beaucoup à toi, Meria, tout comme c’était son cas.

Pendant un moment, le visage de Meria parut attristé quand elle réalisa que la personne en face d’elle n’était pas sa grande sœur.

Mais, rapidement, Meria acquiesça lentement en direction de Corbeau et dit :

— … Oui. Tu as aussi essayé de m’aider.

Puis un sourire émergea lentement sur le visage de Meria, comme si les sentiments qui animaient son cœur transpiraient de sa poitrine et s’amoncelaient dans son visage.

— C’est ça. C’est ce genre de visage que je voulais voir, dit un Corbeau satisfait avec un joyeux sourire.

S’étant enfin calmé, Mole dit en grommelant :

— Oh, allez quoi, va pas me dire que cette « association des victimes » était une explication plausible. Et au fait, normalement, les « soi-disant » fantômes ne sortent que la nuit, non ?

Il réalisait que ses plaintes étaient un peu maladroites et un peu hors sujet, mais il était toujours confus et ne pouvait penser à rien d’autre.

— Ouais, je le pense aussi, dit Corbeau en pointant du doigt sa poitrine. Je proviens des fragments d’âme qui se sont mélangées avec les démons. Et ces âmes sont toutes mortes sous le soleil. Peut-être que c’est pour cette raison… Nos âmes ont été paralysées par le soleil et maintenant, nous ne pouvons plus sortir sauf le jour. Et par conséquent, malgré le fait que Maria était revenue dans ce monde en tant que fantôme, elle ne pouvait pas voir sa chère petite sœur.

— Je suis sûre que c’est parce que la Maria en toi était maudite, dit Meria à un Corbeau souriant, comme s’il avait réalisé qu’il n’avait eu que ce qu’il méritait.

Corbeau se tourna ensuite vers Mole.

— Bah, les corbeaux ne voient rien la nuit.

— Allons bon, tu t’y crois vraiment…

Il était sur le point de jurer, mais soudain, une intense douleur se fit sentir dans son dos, ce qui fit sursauter son corps légèrement. La douleur était différente de quand le monstre jouait avec ses membres. Cette fois-ci, il pouvait sentir la douleur au plus profond de son cœur.

Mole tourna alors la tête et s’aperçut que les rayons matinaux touchaient son dos.

Même si c’était clairement la même lumière qu’il voyait tous les matins depuis seize ans, maintenant, il avait l’impression qu’elle reflétait la lame d’une guillotine.

— Regarder le soleil détruit les yeux d’une taupe aussi, non ?

Bien entendu, il avait oublié ça. En conséquence d’avoir absorbé le pouvoir de l’Obscurité, un gardien de cimetière mourrait s’il se tenait sous la lumière. Mais…

Meria poussa un léger gémissement.

Elle était également à la lumière du jour. Elle regardait étrangement son propre bras droit qui sortait de l’ourlet de sa pèlerine. Mole, quant à lui, avait du mal à rester debout, alors il s’assit lentement sur le sol.

Une douleur étrange et affreuse traversait son corps.

En fait, il se sentait aussi impuissant qu’au moment où il avait retiré son collier et qu’un torrent de sang avait coulé de son cou.

Mais, cette fois-ci…

Meria cligna des yeux à plusieurs reprises tout en regardant son corps.

— Est-ce qu’il s’est affaibli ?

— Bon, eh bien, la Maria en moi a atteint son but. Alors je vais vous laisser maintenant. Il va bientôt me falloir régler mes comptes avec ce fichu vieillard.

Corbeau regarda en direction des deux jeunes personnes qui souffraient au sol et se leva.

— Pardon, Mole. Je crois bien que je me suis servi de toi.

Corbeau fit un geste d’au-revoir de la main et son petit corps disparut dans les airs pour de bon. Son départ avait été aussi soudain que son arrivée.

T’avais pas vraiment besoin de t’excuser… on s’est utilisés mutuellement.

Corbeau : une personne étrange qui ne pouvait sortir que la journée ; un fantôme né à partir des fragments des âmes des fossoyeurs morts. L’ironique existence de Corbeau était une grosse erreur de calcul pour Daribedor. Malgré tout, Mole pensait qu’il aurait dû être en mesure de tout faire sans l’aide de Corbeau… Néanmoins, il n’était pas dit que les choses se fussent déroulées aussi bien.

Ce corps est un peu lourd… Mole serra lentement sa main droite, puis l’ouvrit.

L’ombre sur le sol changea avec ce mouvement. Et naturellement, il se sentait lié à la véritable forme du monstre, qui reposait au plus profond de cette ombre. Elle détestait la lumière et tentait d’empêcher le corps de Mole de bouger. Qui plus est, le monstre était la cause de changements anormaux dans son corps qui l’empêchait de se tenir debout normalement.

… Mais…

Au sein de la présence en lui, de ce monstre qui semblait inspirer la peur, il y avait quelque chose d’autre, quelque chose de différent.

J’ai compris… C’est Meria.

La raison pour laquelle les deux étaient toujours en vie était parce qu’ils avaient partagé le fruit de l’Obscurité. Conséquence de cette division du pouvoir, leur part humaine tentait de compenser et de résister à l’Obscurité qui ripostait également… Tout du moins, c’est l’impression que j’en ai.

— Meria… commença Mole, mais s’arrêta soudain.

Meria regardait au loin et pendant un moment, se contenta de bouger sa main de gauche à droite. Puis, tel un pendule qui aurait perdu son inertie, sa main s’arrêta lentement avec la paume tendue vers le soleil.

Elle souriait comme si elle était chatouillée par l’étrangeté des rayons du soleil qu’elle n’avait pas vu depuis des années. Ce n’était pas le plus beau des sourires, en fait, il était un peu pataud, comme si elle n’était pas habituée à cette sensation. Malgré tout, la voir si heureuse lui réchauffa le cœur.

— Ça me fait mal… mais ça ne me dérange pas.

Sous le regard vigilant de Mole, les rayons de l’aube l’illuminaient magnifiquement. Elle était bien, bien plus resplendissante que quand il la voyait sous le clair de lune. Pour lui, c’était comme si son corps tout entier, de ses cheveux salis par la terre à ses joues, en passant par ses paumes, brillait de mille feux.

Je veux voir son sourire jusqu’à la fin de mes jours, pria Mole.

… Mais à cet instant précis, Meria sauta dans ses bras et le serra fort contre elle, dissipant en grande partie son vœu.

Je me demande si quelqu’un peut voir son visage maintenant…

Pendant qu’il sentait la douce douleur provoquée par le soleil, il fit glisser sa main le long de ses cheveux et la posa sur son dos.