Attention

Édition en cours

Chapitre 7#

Title

Vivre ou mourir ?

Partie 1#

La nouvelle avait eu l’effet d’une bombe.

En apprenant le sujet du conseil du village, les trois-cent et quelques villageois n’en revinrent pas, et des protestations se firent entendre dans le hall de la mairie. C’était un sujet sans précédent, « la survie de l’humanité », il n’y avait rien d’étonnant à ce que cela fasse réagir.

Mais les reproches se calmèrent en un instant. Après avoir visionné la vidéo sur l’écran devant le hall, la haine et l’émoi furent rapidement remplacés une immense déception et confusion. À la fin de la vidéo et des explications du maire, les villageois contestataires ne savaient plus quoi dire, complètement abasourdis. La vidéo fit rapidement le tour du village. Au bout de trois jours, 99% du village l’avait vue.

Les sénateurs étaient partagés sur l’idée de la montrer aux enfants. Mais étant donné qu’ils avaient également fait don de leurs composants, ils en vinrent à la conclusion qu’ils avaient le droit de savoir. Plusieurs d’entre eux avaient éclaté en sanglots lors du visionnage.

Ainsi, pratiquement tout le village avait vu la vidéo, l’atmosphère était pesante. Les villageois passaient du choc à la lamentation, puis à la déception, et enfin l’amertume. « Tout ça pour nos maîtres. » « Plus rien n’a d’importance tant que nos maîtres se réveillent. » – ce vœu était la base de leur dévotion, de leur dur labeur, et il avait été réduit à néant en l’espace d’une nuit. Une telle réaction n’avait rien de surprenant.

Cependant, l’heure du jugement approchait à grands pas. Il ne restait qu’une semaine jusqu’au conseil du village, et les villageois encore sous le choc étaient désormais forcés de prendre position. Continuer les extractions pour la survie des maîtres, ou les sacrifier et abandonner notre raison d’être.

Bien entendu, pour les villageois qui avaient jusqu’ici voué leur vie aux humains, ce n’était clairement pas une décision facile à prendre. Tout le monde se consultait les uns les autres pour se conforter dans ses choix, mais les réponses montraient toutes les mêmes frustrations, telles que « Je ne sais pas » ou « Moi aussi, je suis perdu ». Les inquiétudes étaient partagées, et les villageois étaient acculés. Étant donné que les adultes étaient dans cet état, les enfants ne pouvaient que se contenter de compter les secondes passer la peur au ventre.

Et ainsi, le matin fatidique arriva.

Partie 2#

(Haa…)

Je me recroqueville dans mon lit.

Le conseil du village est sur le point de commencer. Même au bout d’une semaine, je ne suis toujours pas parvenue à me décider.

Les sujets du jour peuvent être grossièrement séparés en deux :

  1. La survie des humains… Continuer à maintenir Blanche Neige

  1. Sacrifices induits côté villageois :

  1. Fréquence des extractions multipliée par deux

  2. Réduction par deux de leur consommation

  3. Arrêt du remplacement de leurs pièces défecteuses

  1. L’extermination des humains… Débrancher Blanche Neige et détruire l’humanité

  1. Bénéfices retirés par les villageois :

  1. Arrêt des extractions

  2. Fréquence du remplacement des pièces multipliée par deux

  3. Utilisation de pièces standards lors des réparations

Le contenu de cette réunion est des plus simples.

Étant donné la grave pénurie de composants, il n’est pas tenable de continuer la maintenance de Blanche Neige sans accélérer les extractions. Autrement dit, si on choisit de protéger l’humanité, les villageois devront mourir. Inversement, si on choisit de sauver les villageois, on devra sacrifier les humains.

(Ahh…)

Je suis tourmentée par cette cruelle réalité.

Protéger nos vies ou mourir en sacrifiant autrui ?

(Comment on en est arrivés là ?)

Protéger les humains au prix de nos vies en vaut-il la chandelle ?

Souhaite-t-on faire survivre coûte que coûte les humains, au prix du sacrifice de nos enfants tant aimés ?

Mais si on détruit Blanche Neige maintenant, à quoi auront servi ces cent dernières années ?

En tous les cas, nous autres robots, conçus de la main de l’homme, devons juger nos créateurs. Est-ce réellement pardonnable ?

(Que faire ?)

Depuis une semaine, je me pose cette même question.

— Haa…

Je soupîre pour la énième fois de la journée tout en me retournant dans tous les sens. Je finis par me lever, mais je n’arrive toujours pas à me calmer.

Les sauver, ou les exterminer – que dois-je choisir ? Et, la raison derrière tout ça aussi.

Bien sûr que j’ai envie d’opter pour la survie des humains. Depuis plus de cent ans, je ne vis que pour ça, dans l’idée de pouvoir à nouveau servir nos maîtres. Je suis terrifiée rien qu’à l’idée d’envisager tirer un trait sur ma raison d’être et détruire Blanche Neige.

(Mais…)

Il reste deux problèmes majeurs. De un, la maintenance de Blanche Neige requiert d’énormes sacrifices. Si on continue les extractions sur ce rythme, le nombre de victimes au village va continuer à augmenter. Plus d’effondrements signifiera également plus de sacrifices. Même si on choisit de rester au village protéger Blanche Neige, cela conduira en une lente mort, et il est très probable que le village soit anéanti avant la fin de l’Âge de Glace.

De deux, comme le maire l’a mentionné, vient la raison pour laquelle on s’est donné autant de mal pour protéger nos maîtres. Les personnes endormies dans Blanche Neige sont celles qui ont sacrifié un grand nombre de leurs congénères pour leur propre survie. Sont-ils vraiment dignes de notre loyauté, au même titre que le principal ? Sont-ils les ennemis de nos maîtres, ceux qui les ont sacrifiés ? Mais même si c’était le cas, détruire Blanche Neige et assassiner les maîtres sans défense…

(Haa, que faire…?!)

Je continue de tourmenter mes circuits mentaux, complètement incapable de stabiliser le fil de mes pensées. Si ça continue, je ne pourrais pas m’exprimer pendant la réunion.

La quasi-totalité du village assistera à ce conseil extraordinaire, à l’exception de ceux qui sont en réparation. Tout comme moi, les autres n’arrivent pas à la moindre conclusion, alors la balance penche dans une direction toujours inconnue. À ce rythme, la probabilité pour que la proposition du maire – l’extermination des humains – passe sera très élevée, étant donné qu’il a la confiance de la grande majorité des villageois. Et puis, je manque de raisons et de volonté pour contester son raisonnement.

— Yo, j’entre.

La porte s’ouvre sans que personne n’ait toqué. Et c’est la mécano coiffée de son habituel béret qui pointe le bout de son nez.

— C’est quoi cette tête d’enterrement ? Ça gâche ton joli minois.

— Mais…

J’ai le cœur tellement lourd à cause de ce qui nous attend aujourd’hui.

— Qu’est-ce que tu vas choisir, Viscaria ?

— Je crois que je vais voter en faveur de leur extermination.

Je lève la tête d’un coup.

— Oh, ça te surprend ? J’ai bien quelques réserves à ce sujet, mais étant donné la situation du village…

— Et quelle situation, hein…

La pénurie criante de composants se fait durement sentir. Au rythme actuel des extractions, il y a sûrement encore plein de villageois qui vont cesser de fonctionner par manque de pièce – autrement dit, la mort.

— Qu’est-ce que tu comptes dire dans ton discours ?

— Bien sûr, je vais dire qu’on doit les exterminer par manque de composants. En tant que mécano en chef, je soutiendrai la proposition du maire.

— Je vois…

Tout le monde aura droit à son temps de parole lors du conseil, s’ils le désirent. Cette décision va affecter l’avenir du village, nos propres avenirs. Bien entendu, je vais également avoir l’occasion de m’exprimer.

Puis, elle se remet à parler.

— Je n’en peux plus de voir des vies qui pourraient être sauvées disparaître sous mes yeux…

Quand on est mécano et docteur, on peut se permettre ce genre de remarque. Si Blanche Neige venait à être réduit en pièces, on pourrait sauver des centaines de vies. Elle le sait plus que quiconque.

— C’est ce que je pense également. Si Blanche Neige ne fonctionne plus, c’est qu’elle est à bout de souffle. Même si on continuait à nous en occuper pendant encore cent ans, si l’Âge de Glace ne prend pas fin, on ne fera que repousser l’inéluctable : l’extinction des humains, expose Viscaria très distinctement.

Elle est cette exceptionnelle capacité à prendre des décisions même dans les pires moments.

— Mais on s’est donné beaucoup de mal pour eux jusqu’ici, non ?

— Je sais bien. Mais ceux qui dorment dans Blanche Neige sont les méchants de l’histoire, pas vrai ? C’est de leur faute si la surface est couvert de glace aujourd’hui.

— C’est…

— Les « maîtres » que j’aime et respecte sont ceux qui prennent soin des robots, et qui continuent à les réparer peu importe la situation, jusqu’à ce qu’ils soient irréparables, et les remercient pour tout ce temps passé en leur compagnie. Quand j’étais dans l’usine de réparation, j’étais avec tant de gens d’une immense bonté. Mes maîtres ne sont pas dans Blanche Neige, mais dans mes souvenirs,

dit-elle tout en posant une main sur sa poitrine.

Elle va droit au but, mais on peut lire une profonde tristesse sur son visage, et alors qu’elle se mord les lèvres, son expression témoigne d’une certaine douleur. Je sais que c’est une conclusion à laquelle elle est arrivée après une mûre réflexion, alors je n’ai pas l’intention de la contredire.

— Bah, c’est juste un choix qui a été fait en prenant plein de paramètres en considération. Je pense pas qu’il y ait de bons ou de mauvais choix ici.

— Eh bien…

Elle baisse son béret, et marmonne un souhait qui résonne comme une prière.

— Ce serait parfait si on pouvait sauver les humains et les robots en même temps.

Partie 3#

Viscaria s’en va, et je suis toujours mélancolique.

Il ne reste plus qu’une demi-journée avant le début du conseil du village. Bien que rien ne m’oblige de donner mon point de vue, je souhaite tenir mon rôle de maire adjointe. Je déteste vraiment voter pour le moins pire ou suivre les autres.

« Je vais voter pour leur extermination. Pour la destruction de Blanche Neige », avait déclaré ouvertement Viscaria.

C’est une décision logique de sa part, et je n’ai aucun problème avec ça.

(Éteindre Blanche Neige, et détruire l’humanité.)

Nos dernières pièces ont été utilisées sur Blanche Neige, alors une fois arrêtée, on réglera automatiquement le problème de pénurie de composants. Les douleurs chroniques de Vriesea pourraient être immédiatement traitées, le vieux Sugi pourrait à nouveau marcher librement, Feuilles à nouveau parler, et Pin à nouveau voir la lumière du soleil. Tous les villageois qui ont fait un don de composant pourraient retrouver leur corps d’origine, que ce soit des membres qui ne fonctionnent plus ou un sens perdu. Le village retrouverait sa joie et sa vie. Ce n’est pas par pur égoïsme, mais plutôt pour reprendre « ce qui leur appartient ». Les villageois qui ont protégé Blanche Neige pendant plus de cent ans ont mérité de continuer à vivre, du moins, je le pense.

(Mais…)

Est-ce que ça a vraiment du sens ? Abandonner ce qu’on a protégé au péril de notre vie pour assurer notre survie ? Nos maîtres nous ont conçus de toutes pièces, va-t-on vraiment les laisser mourir ? Et il y a des bébés à l’intérieur en plus. Est-ce qu’on doit les traiter comme les autres ? Ou alors, est-ce qu’on va juste les sauver eux ? Sauver seulement ceux qui n’ont pas pris part au massacre ? Juger au cas par cas ? En a-t-on le droit déjà ?

Plus j’y réfléchis, plus je suis perdue.

Et au bout de ces frustrations, c’est toujours la même voix qui se met à résonner dans mon esprit.

« Beau travail. »

C’est celle du principal qui s’occupait souvent de moi lorsque j’étais encore un robot nounou.

« Va te reposer. »

Le principal avait toujours une pensée pour moi, et me réconfortait moralement de temps en temps. Même après être devenu un vieillard, même le dos avachi et les mains tremblantes, il arborait toujours un franc sourire. Il était populaire auprès des enfants, il était systématiquement entouré par eux où qu’il aille. Quand je suis tombée en panne, il s’était opposé à mon démantèlement, et m’avait réparée. Pour moi, l’image originale du « maître » est ce doux visage à l’intérieur de la chambre, les rideaux virevoltant avec la brise printanière.

(Monsieur… Qu’est-ce que je devrais faire ?)

Le doux sourire du principal continue à briller dans mes circuits mentaux. Les cent dernières années, je n’ai travaillé que pour ce sourire, tout en protégeant Blanche Neige. Pour cette raison, je ne garde aucun regret ni remord, et j’en suis même fière.

Le doux sourire du principal, les visages endormis et purs des enfants, les mères adorables – les souvenirs de l’époque où j’étais nounou ne pourront jamais être effacés, et je trouve qu’il est difficile de prendre une décision. Les deux côtés de la balance. D’un côté, les visages innocents des robots enfants endormis, et de l’autre, ceux des enfants de la crèche. La balance continue de pencher d’un côté puis de l’autre, sans se stabiliser.

« Ce serait parfait si on pouvait sauver les humains et les robots en même temps. »

Viscaria a raison. S’il existait le moyen de sauver les deux, ce serait sans conteste la meilleure. Mais comme on n’en trouve pas, on ne sait pas quoi faire et on en perd tous nos moyens. Ce n’est pas comme si cette solution miraculeuse allait tomber du ciel.

— Ahh, tout serait réglé si l’Âge de Glace était terminé.

Je continue à me dire que c’est insoluble, et me sens de plus en plus abattue.

Et ainsi, trente minutes à ne rien faire se sont écoulées.

(Une seconde.)

Je lève la tête.

(Si l’Âge de Glace se terminait.)

La raison pour laquelle Blanche Neige a été construite, c’était parce que la surface était devenue inhabitable pour les humains. D’où le besoin de patienter jusqu’à ce que l’Âge de Glace se termine, afin de faire remonter les berceaux à la surface pour y être « réveillés ». Cela deviendrait ainsi l’aube d’une nouvelle ère pour l’humanité. Oui, si c’est fini alors…

(Hein ?)

À ce moment, je me lève avec une idée.

(Quelle est la situation à la surface ?)

Une fois m’être rendue compte de cette possibilité, les signaux électriques se mettent à tracer dans mes circuits mentaux. Des étincelles volent dans tous les sens, et les informations éparpillées commencent à s’entremêler pour ne former plus qu’un. C’est le phénomène appelé « prise de conscience » chez les humains.

« Mais ce genre de fissure peut apparaître suite à de brusques changements de température… »

Il y a d’étranges fissures sur la glacemobile. À l’époque, Viscaria avait dit :

« Peut-être que c’est dû aux récents changements de température. J’ai l’intention de traiter en priorité les gelures pendant le prochain dépistage. »

Il y a eu une brusque augmentation du nombre de cas de gelures. À ce moment-là, j’ai été la seule à avoir eu connaissance de ces changements de températures.

Changements de températures.

Autrement dit, il y a des variations de températures – et si c’est le cas sous terre, ça doit sûrement être le cas de la surface aussi, non ?

(Logiquement, oui.)

C’est une supposition optimiste. Quand bien même il s’agit d’une illusion née de mes désirs, autrement dit « l’espoir », mais au point où j’en suis, c’est-à-dire complètement perdue, je trouve que c’est une idée géniale. Même s’il n’y a qu’une chance sur un million, c’était mieux que rien.

— Ok !

Je me lève, saisis mon manteau et sors de chez moi.

(Vers la surface !)

Partie 4#

Par la suite.

Je me tiens en haut de la toupie tout en regardant au-dessus de moi. Il y a là de lourdes trappes qui brillent faiblement.

(Le maire fera la gueule quand il l’apprendra.)

Après m’être servie de la clé d’authentification du maire, j’ouvre les trappes. Les portes coulissent bruyamment et des morceaux de glace tombent de l’ouverture.

(Le passage semble encore intact.)

De l’autre côté de l’épaisse double porte se trouve un passage menant tout là-haut. Ce tunnel semblable à une bouche d’égout est appelé le « Canal du passage », c’est le trou creusé par Blanche Neige quand elle s’est enfoncée sous terre. Le devoir du village est d’envoyer les berceaux par ce canal du passage quand la neige aura fondu. La raison pour laquelle trois cents et quelques robots ont été envoyés sous terre était pour qu’ils puissent chacun transporter un berceau lors de la phase finale.

(Comment Viscaria va réagir…?)

Je n’ai jamais parlé d’aller à la surface. Normalement, je discute de ce genre de choses avec elle, mais pas cette fois.

« Je crois que je vais voter en faveur de leur extermination. »

Mon seul espoir de sauver les humains va sans l’ombre d’un doute aller à l’encontre de ce qu’elle veut. Elle risque d’en souffrir. Alors il faut que j’y aille par moi-même. C’est ce que je pense.

(Ok, on y va !)

Je tends la main vers l’échelle et me mets à escalader.

Partie 5#

Une pénombre insondable.

J’escalade lentement le très sombre Canal du passage. Mon installation visuelle ne permet d’éclairer qu’à quelques mètres devant moi, alors j’ai comme l’impression d’être lentement engloutie par une mer sans fond.

(En fait, à quoi peut ressembler la situation là-haut ?)

Le thermomètre qui sert à mesurer la température de la surface est tombé en panne il y a plus de trente ans. Tant que l’Âge de Glace n’aura pas pris fin, le changer n’aurait été qu’un gâchis de précieux composants, alors on a préféré laisser tomber.

(Le problème ici vient du générateur.)

Il y a un générateur à la surface. Des milliers de robots ont été déployés à la création de Blanche Neige, et le générateur était là. Si je peux remettre en marche ce générateur, et qu’on retourne vivre à la surface – et surtout, pour assurer la survie de nos maîtres, tout est encore possible. Je ne peux rien faire contre l’Âge de Glace, mais tant que la température retourne à la normale, il y a de l’espoir.

(Si possible, je veux essayer de remettre le générateur en marche.)

Animée par ces faibles désirs, j’escalade le sombre canal du passage. Ce trou, d’un diamètre d’une dizaine de mètres, est couvert de glace, et les barreaux sont complètement gelés. J’ai du mal à avancer vu qu’il me faut gratter la couche de glace, mais il faut que je garde mon calme. Si je glisse et tombe alors que je n’ai aucune corde pour me tenir, même le robot que je suis n’en sortira pas indemne vu la hauteur.

Alors je grimpe, lentement, mais sûrement.

Un obstacle fait soudain irruption devant moi.

Partie O#

(Arg…)

Un épais mur de glace me fait face.

Le canal du passage devient de plus en plus étroit, et le diamètre a déjà été réduit à moins de cinq mètres, et la glace me bloque le chemin. On dirait qu’elle s’est formée à partir d’eau souterraine qui s’est infiltrée là avant de geler.

— C’est pénible ça…

Quoi qu’il en soit, je commence par sortir un objet semblable à une lampe torche et l’approche du bloc de glace tel un dentiste en train d’examiner la dentition d’un patient. Dès que la lumière touche la glace, celle-ci se vaporise en un rien de temps. C’est un outil communément appelé « Pointeur noir », mais de nom officiel « Appareil portable de visée à chaleur directionnelle ». Il fonctionne sur le même principe que le « Petit soleil », c’est une lampe chauffante.

(C’est sans fin…)

Je m’arrête, l’air perdu. Il est dommage d’abandonner là, mais c’est une perte de temps avec l’équipement dont je dispose.

— C’est vraiment pénible…

J’ouvre la carte dans mes circuits mentaux. Le canal du passage s’étend droit à la verticale depuis la Forêt Paradoxale. C’est un chemin direct, mais du coup, s’il est bouché, il se transforme en cul-de-sac.

(Et c’est pas comme ça que je vais me frayer un chemin…)

J’active la carte holographique à l’intérieur de mes circuits. Tel un moulin, celle-ci se déroule dans mon esprit.

(Hein ?)

Et je me rends compte de quelque chose.

Sur cette même carte que je viens tout juste d’ouvrir, je peux apercevoir de fines lignes en zoomant. Ces lignes partent du canal du passage telles les branches d’un arbre, de façon radiale. On croirait une fourmillière à la structure complexe.

— Des tunnels ?

Je jette un œil à la concise légende de la carte, et il y a une mention « pour déplacer sable et terre ».

(Mais alors…!)

Il y a cent ans, Blanche Neige avait été enfouie sous terre. Afin de construire un tel bâtiment, il a fallu extraire une grande quantité de terre et de pierre. Dans ce cas, ces tunnels ont sûrement servi à ça.

(Allons prouver ma théorie.)

Je suis la direction indiquée par la carte, et descends de quelques mètres. Environ cinq mètres plus bas, j’examine de près les murs environnants. Si je me fie à mon instinct, il devrait y avoir…

— Bingo !

Je découvre un endroit qui d’une couleur légèrement différente du reste du mur gelé. La nuance de couleur est tellement faible qu’il est difficile de s’en rendre compte sans regarder de près, et ça représente deux mètres de diamètre sur le mur. On retrouve ce même genre de traces qui sont laissées après avoir enterré quelque chose.

(Aucun doute là-dessus. Il y a un tunnel ici. Un tunnel qui a servi à déplacer la terre et les gravas.)

Je sors le pointeur noir de ma poche tout en me tenant à l’échelle alors que je fais prudemment fondre les bords de la couleur en contraste. Et après avoir fait le tour du cercle :

— Aaaaah !!!

Je donne un grand coup de pied dans le mur. Celui-ci tombe de l’autre côté d’un bruit sourd, laissant place à un trou parfaitement rond.

(Comme je le pensais…!)

De l’autre côté se trouve un tunnel qui semble englouti par les ténèbres.

Partie 6#

Droite, droite, gauche, haut, gauche, un peu en bas, et encore en haut.

Je continue d’avancer sans rien dire dans ce tunnel aussi tortueux qu’un labyrinthe.

J’ignore les petits passages qui semblent avoir été creusés de façon un peu aléatoire pour opter pour ceux qui sont les plus lumineux. Jusque-là, tout concorde avec la carte, alors je vais sûrement dans la bonne direction.

(Mais malgré tout…)

J’ai visiblement marché sur quelque chose et soulève immédiatement le pied.

— Arg…

J’ai marché sur une main cassée. Juste à côté se trouve un corps en décomposition à cause des gelures. La tête trônant sur le sol à côté du corps regarde en direction de la route, les yeux grands ouverts comme une sculpture de très mauvaise qualitée. Il s’agit du cadavre d’un robot.

(Ça fait le sixième.)

Toutes les cinq minutes passées dans le tunnel, je tombe nez-à-nez avec un cadavre de robot. Évidemment, on devine aisément que ce sont les robots ouvriers déployés pour construire Blanche Neige.

— … Celui-là aussi est perdu pour toujours ?

Je décide de tenter le diable et ouvre le panneau avant du robot pour vérifier son état. Hélas, tout comme les cinq unités précédentes, les circuits mentaux se sont désagrégés après le stade terminal des gelures et il n’a malheureusement pas survécu.

J’entends le bruit de la poussière qui s’envole, et le souvenir de la mort de Gappy refait surface. Une profonde tristesse me pince le cœur.

(Pardon de ne pas avoir pu vous sauver.)

Ils n’étaient pas allés dans l’abri, ils n’étaient pas allés au village, et ils s’étaient retrouvés à court de batterie. Qu’est-ce que les robots ressentent au moment de mourir ? J’ai par chance été choisie pour aller au village, et j’aurais tout aussi bien pu mourir silencieusement ici comme eux. Mes circuits mentaux ont été altérés, et j’ignore totalement ce qui s’est passé avant, alors peut-être que ces robots étaient des connaissances qui ont souffert avec moi.

— Je suis vraiment désolée,

m’excusé-je tout en me frayant un chemin entre les montagnes de cadavres qui remplissent le tunnel.

Les cadavres gelés volent en éclat tel des stalactites tombant sur le sol.

Partie OO#

Et au bout d’un moment :

(Hein ?)

Je m’arrête pour tendre l’oreille. Le bruit est faible mais je peux entendre le son d’un instrument à vent.

(Le vent ?)

Je peux sentir quelque chose alors j’accélére le pas.

Je continue d’escalader et commence à y croire dur comme fer. Le vent qui souffle à travers la cave de glace vient de dehors, j’en mettrais ma main à couper.

(Plus très loin…!)

Je suis le son, et finis par atteindre un grand trou. J’essaye d’avancer le plus loin possible, mais le chemin devient trop étroit et de la terre noire me bloque le passage.

(Rien à faire…?)

Je jette un œil à la carte, la ligne s’arrête là. C’est à la base un passage menant à la surface, mais il est bouché par une grande quantité de terre. Je ne peux plus avancer.

— Et maintenant…?

Si je dois trouver un autre chemin, je vais devoir faire un grand détour.

Il ne reste plus qu’un quart d’heure avant le début du conseil.

(Je n’y arriverais pas à temps. Sauf si…)

Il n’est pas nécessaire que j’atteigne la surface, tant que je peux m’assurer qu’il y a des rayons de soleil – cela prouvera que la surface se réchauffe. Il me suffira alors de prendre une photo d’un endroit ensoleillé puis de mesurer la température et j’aurais suffisamment de matière pour la réunion.

Mais contrairement à ce que j’ai prévu, le tunnel est toujours plongé dans le noir. J’ai beau être équipée d’une vision nocturne, je ne peux que me déplacer lentement et je ne détecte aucune trace de lumière.

(Alors tout ça pour rien ?)

Je m’assois sur la terre et pousse un soupir. J’y suis presque, mais d’après la carte, il reste encore une bonne centaine de mètres. Jamais je ne pourrais me frayer un chemin sur une distance aussi longue.

(Ça craint.)

Dans dix minutes, le conseil va commencer. La majorité menée par le maire va appuyer fortement pour la destruction de l’humanité. Viscaria sera parmi eux. Et du coup, la réunion va se terminer par…

— Arg…!

Je donne un coup de poing sur le sol. Je ferais mieux de retourner au village. Cela me laissera au moins l’occasion de m’exprimer. Non, peut-être que je peux encore y arriver si j’y vais dès maintenant.

(Je crois que je vais me contenter de rentrer.)

Je serre les dents et prends la décision de battre en retraite. Vu que le tunnel est bouché, je ne peux pas avancer, et il ne me reste plus qu’à rentrer. J’aurais eu encore de l’espoir s’il me restait une demi-journée, mais malheureusement, le temps ne reviendra pas.

Je me lève et tapote mes joues avec mes mains.

Puis, je me mets à courir de toutes mes forces. J’ai déjà imprimé la configuration du tunnel dans mes circuits mentaux, alors ça devrait être plus rapide qu’à l’aller. Je vais deux fois plus vite malgré la profonde pénombre.

(Il faut que je me dépêche.)

Je n’ai dit à personne que j’étais ici. Je pense que peu se rendront compte de mon absence, et même si c’était le cas, il est peu probable que le maire ne décale la réunion. En l’état, je suis une gêne pour lui.

Il faut que je me dépêche de rentrer avant la fin du conseil – me dis-je tout en dévalant le tunnel sombre.

(!)

Et je trébuche.

Partie 7#

— Ouaaaah !

Comme c’est trop soudain, je n’ai pas le temps de me rattraper, et pire encore, j’ai glissé dans une pente. Je roule sur une douzaine de mètres en contrebas.

— Arg…

Une douleur aiguë traverse mon corps. Je concentre mes forces dans mes bras pour soutenir le haut de mon corps. J’ai mal.

(Ahh.)

Je tremble de regret plus que de douleur. J’ai escaladé ce tunnel en direction de la surface pleine d’espoir, mais non seulement, je n’y suis pas parvenue, mais en plus je ne rentrerai pas à temps. Je me sens mal à l’aise alors que je suis en train d’échouer sur toute la ligne, et je suis momentanément apathique face à ma propre incompétence.

Et à ce moment-là…

(H-Hein…?)

Alors que je relève la tête, ma vue est complètement aveuglée. Je pars du principe que c’est une panne de mon système visuel, mais ma vision se recouvre petit à petit. J’imagine que mes fonctions d’auto-calibration n’ont pas eu le temps de s’adapter à la soudaine lumière. C’est ce qu’on appelle le vertige chez les humains.

(J’ai… le vertige ?)

Je tourne sur moi-même et lève les yeux.

— Ah.

Il y a un trou béant. C’est une énorme fissure – une longue et étroite dorsale dans le paysage qui semble avoir été creusée par une lame, et je peux voir ce qu’il y a tout au bout.

Le ciel.

Cela ne fait aucun doute, la lumière qui descend du ciel…

Des rayons de soleil.

— Ah, ah…

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Je suis incapable de parler. La faible lueur d’espoir que j’avais abandonnée dans les ténèbres brille devant moi.

Quelle douce lumière.

Ma peau artificielle ressent le changement de température, et ça me fait du bien.

0.2 degrés.

C’est une température si froide qu’un humain en tremblerait. Cela dit, pour moi qui ai vécu sous terre à température négative pendant plus de cent ans, cette lumière parait si chaude.

— Ahh…

J’écarte les bras tout en me baignant dans les rayons de soleil.

— Le soleil… Il est si chaud…

Je sombre dans l’océan de données, alors que les souvenirs du soleil s’éveillent d’une longue hibernation. C’est la lumière que je sentais sur ma peau dans le dortoir de la crèche, les rayons de soleil se glissant dans les interstices entre les feuilles et rideaux. Cette faible lueur ressemble tant à celle de mes souvenirs.

(Bon, il faut que je me dépêche…!)

Après avoir profité un peu du soleil plus après plus de cent ans de sevrage, je couvre les antennes de mes oreilles avec mes mains.

— Ici Amaryllis !

appelé-je à travers le réseau sans fil.

— Vous m’entendez ? Ici Amaryllis…!

Il ne reste que cinq minutes avant le début du conseil. Jamais je n’arriverais à l’heure, mais je peux au moins partager la bonne nouvelle avec les villageois à distance. L’image du soleil et la température dépassant les zéro degrés. Il n’y aucune preuve scientifique, mais cette seule possibilité pourrait suffire à les convaincre. Ils devrait pouvoir comprendre.

— Vous m’entendez…?! Ici Amaryllis…! Allô ? Répondez-moi…! Eisbahn ! Götz ! Viscaria ! Monsieur le maire !

Mais j’ai beau les appeler, personne ne répond.

(Q-Qu’est-ce que je fais maintenant…)

Est-ce que c’est parce que le signal est trop faible, ou il y a un problème avec la station électromagnétique ? En tous les cas, je n’ai aucune réponse du réseau sans fil, même pas des bruits statiques. Une minute, deux minutes, trois minutes. Le temps s’écoule inéluctablement. Si seulement je pouvais demander à Viscaria – non, ça ne servirait à rien.

(Raaaah !)

Je m’assois droit.

Si je n’ai pas de réseau, je vais devoir rentrer et leur dire de visu, non ? Et puis, il est probable que j’arrive à avoir du signal quelque part sur le chemin du retour. Quoi qu’il en soit, rester ici ne me mènera nulle part. Il faut que j’y aille.

Mais…

— Arg…

Au moment où je me lève, je ressens une douleur aiguë dans la jambe. Je regarde et m’aperçois que mon pied droit est tordu dans la direction opposée.

(Q-Quoi…?!)

Je regarde désespérée de plus près l’étendue des dégâts avant de me rendre compte que les articulations ont été sectionnées. De l’huile s’échappe de la blessure tout en émettant des étincelles.

(Arg…)

Je n’avais pas remarqué les dégâts jusqu’ici car du fait de leur importance, mon système de douleur s’est automatiquement éteint. Mais je ne comprends pas vraiment pourquoi je n’ai reçu aucune alerte. Est-ce un effet indésirable de l’extraction ?

Je me lance dans des réparations de fortune. Je sors des fibres chimiques et du scotch de ma poche et bande ma cheville.

Ça devrait faire l’affaire. Tout en pensant ça, je me lève.

— Arg.

Et je m’agenouille. La zone endommagée semble être dans un plus mauvais état que je ne le pensais, et rien que la fuite et la surchauffe sont anormales.

(Ah…!)

J’essaie de me lever sans me soucier de mes propres blessures. À chaque pas, ma jambe se tord d’un côté tout en grinçant. J’écarte grand mes bras pour garder l’équilibre, mais je suis incapable d’accélérer la cadence. Il me faut bien plus de temps que quand j’ai erré à l’aller.

Je regarde l’heure, le conseil est sur le point de commencer.

(Raaaah ! Pourquoi il a fallu que je tombe en panne maintenant ?!)

Je me maudis moi-même tout en avançant et tirant ma jambe blessée. Ma cheville est en surchauffe, et à ce rythme, je risque de la perdre. Mais ce n’est pas le moment de se soucier de ça, il faut que je continue à avancer…

Et à ce moment-là.

Tac, un bruit résonne. Je baisse les yeux et aperçois ma cheville complètement tordue alors que je tombe. Mon visage atterrit sur le sol et mes antennes sont paralysées. Le courant électrique traverse tout mon corps et je n’ai plus de force.

— A-Ahh…

J’ai eu un court-circuit.

Partie 8#

Mon corps a des sursauts de temps en temps et il surchauffe.

(Ku… arg !)

Je suis toujours tête contre sol à tenter de me sortir de cette impasse. Hélas, j’ai beau me démener, impossible de relancer mon système.

J’en connais les causes. Cela vient directement de ma cheville et du court-circuit causé par la blessure. Et indirectement, je subis les conséquences de la détérioration dûe aux extractions. Autrement dit, le robot appelé Amaryllis Alstrœmeria est complètement exténué.

(Redémarrage du système ! Allez, allez…!)

Normalement, le meilleur moyen est de commencer par désactiver certaines fonctions et de redémarrer, mais pour une raison ou une autre, ça n’a pas beaucoup d’effet ici. Serait-ce un autre effet secondaire des extractions ?

(Ahh…)

Le bon côté des choses est que mes circuits mentaux ne semblent pas rencontrer trop de problèmes, et ma conscience est toujours là. Hélas, c’est justement parce que je suis consciente que je tente désespéremment de redémarrer.

Le temps passé, et mon inquiétude a atteint ses limites. Et cerise sur le gâteau, « ça » a commencé.

Des paroles me parviennent froidement à travers le réseau sans fil :

— Les amis, veuillez vous assoir. Je répète, veuillez vous assoir.

C’est la voix de Cattleya.

(Hein ? C’est…)

À chaque évènement important au village, c’est toujours elle qui est à la baguette. À cet instant précis, elle est en train de lire un certain message.

— La séance de questions est maintenant terminée, mais cela ne signifie pas pour autant que nous allons limiter le droit de parole de chacun. Il s’agit ici de poser un cadre à ce débat. Vous êtes libres de répéter à l’envie ce que vous avez à dire, mais nous ne répondrons plus aux questions…

Cela ne fait l’ombre d’aucun doute, c’est la transmission audiovisuelle du conseil du village. Quasiment tout le monde y participe, mais il y a ceux qui ne peuvent pas y participer du fait de leur état, alors cela leur permet d’avoir le son et les images des débats. On dirait que mon antenne a par hasard capté ce signal.

Naturellement, je me mets à crier – intérieurement.

(Répondez-moi ! Ici, Amaryllis…! Quelqu’un…!)

Mais personne ne répond à mon appel. J’ai beau crié, il n’y a aucune réponse, si ce n’est les voix de Cattleya et des villageois. On dirait que je ne peux que recevoir et non émettre. C’est comme la précédente transmission.

Le temps passe inexorablement, sans se soucier des mes émotions. Je suis incapable de bouger, je ne peux qu’écouter passivement leurs voix.

Et enfin…

— Que le conseil de crise du village commence.

La fatidique réunion débute.

Partie 9#

— Tout d’abord, le maire Camomille va nous faire un résumé de la situation.

La voix de Cattleya résonne, et le silence tombe. Puis, la voix du maire se fait entendre.

— Permettez-moi d’exprimer ma plus profonde gratitude à chacun d’entre vous. Merci de vous être déplacés des quatre coins du village.

Sa voix rauque se propage dans le réseau sans fil. À cet instant précis, la tête du maire est en train de fixer du regard les villageois qui ont pleinement investi la salle.

— Je vais répéter les raisons pour laquelle je soutiens l’idée de l’éradication de l’humanité. Tout d’abord, cette réunion a…

Avec un ton lourd, le maire se met à réexpliquer le pourquoi du comment de la tenue de ce meeting. Néanmoins, le Sénat a déjà informé l’ensemble des villageois jusqu’au dernier.

Le conseil va se dérouler en trois phases : « présentation de la problématique », « débat » et « vote ». Durant la deuxième phase, tout le monde aura droit à trois minutes de parole, mais vu que ce n’est qu’une estimation, chacun est libre de continuer à parler même plus longtemps. Qui plus est, il sera donné l’opportunité d’ajouter quelque chose ou de corriger ses propos. Il n’y a aucune limite définie quant à la fin du conseil, et les débats continueront tant que tout le monde n’ait pas dit ce qu’il avait à dire. Seulement à ce moment-là le vote pourra commencer. Bien entendu, tous les villageois, des enfants aux adultes, auront le droit de parler et de voter. À ce jour, il y a trois cents sept villageois, la majorité se situe donc à cent cinquante quatre. De plus, le vote ne se limite pas simplement à éradiquer ou non l’humanité, les villageois peuvent soumettre leurs propres idées au vote.

— Voici les raisons pour lesquelles je propose l’éradication de l’humanité. J’espère que tout le monde va activement participer aux débats.

Le maire, qui a généralement pour habitude de radoter pendant des heures si on ne l’arrête pas, s’est seulement exprimé pendant trois minutes aujourd’hui. Le ton sérieux et les manières d’un homme d’affaire ont transmis la tension dans l’assemblée. Le « bouton » qui peut désactiver Blanche Neige se trouve au centre de l’estrade, et les explications du maire prennent fin.

Ensuite, c’est l’heure des débats.

— Les débats vont maintenant commencer. La parole est à…

La voix de Cattleya résonne, et elle annonce le nom du premier à prendre la parole.

— Je suis en faveur de la survie de l’humanité. Comme nous le savons, notre mission est de protéger nos maîtres. Je dois avouer que j’ai été vraiment choqué en voyant la vidéo dans le hall de la maire. Cela dit, je demande à tous et à toutes de garder son calme et de repenser à ces cent dernières années…

(Hydra Gien – robot majordome – en service depuis cent cinquante trois ans – réside dans l’arrondissement B du »Corps »)

Le premier est en faveur de la survie des humains. La raison est simple : notre raison d’être est de protéger nos maîtres, et cela ne doit jamais changer. La vidéo montrait une situation exceptionnelle, il fallait faire quelque chose.

— C’est tout ce que j’ai à dire.

Le plaidoyer a duré trois minutes pile. Il n’y a aucun applaudissement ni huée pendant que l’audience écoute silencieusement.

(Oui, oui.)

Je suis toujours allongée sur le sol, paralysée alors que je m’identifie avec ce qui vient d’être dit.

(Protéger nos maîtres est notre mission.)

— Au suivant.

Comme invité par Cattleya, le suivant monte sur l’estrade.

— Depuis la semaine dernière, je n’ai pas arrêté d’y penser. Malheureusement, je n’ai toujours pas trouvé de réponse, alors je ne peux pas me prononcer en faveur d’une proposition ou d’une autre… Moi aussi, j’ai vu la vidéo, et j’ai été profondément choqué, parce que j’avais foi en nos maîtres. Même aujourd’hui, j’ai encore du mal à croire que ça a pu arriver. Les maîtres qui ont tant pris soin de moi étaient très gentils. Mais si cette vidéo est une vraie, et tout ce que le maire a dit…

(Robbie Dantrum – robot de construction – en service depuis cent vingt six ans – réside dans l’arrondissement D du « Pied droit »)

Le second a en toute franchise admis ses doutes. Après avoir ruminé et avoir été rongé par la frustration, il n’a toujours pas pu prendre de décision, alors il a choisi de ne pas prendre parti pour l’une ou l’autre des solutions.

— Au tour du troisième…

Les débats continuent. Ils sont très animés mais tout le monde admet en avoir lourd sur le cœur. Il semble que bon nombre ont parlé pour chercher de l’aide, et la plupart sont pour la tenue du vote. Même parmi ceux qui soutiennent la survie de l’humanité, beaucoup restent sur la défensive, mettant en avant qu’il est plus sage de maintenir le status quo sans pour autant se montrer enthousiaste à l’idée de les laisser vivre.

Une demi-heure s’est écoulée.

Mon corps est toujours paralysé, mais je continue d’écouter le conseil. À ce moment-là, sur les dix villageois qui ont fini de s’exprimer, sept ne se prononcent pas et trois sont pour le maintien en vie des humains. Personne n’a encore ouvertement défendu l’extermination de l’humanité.

(Aah, au moins, personne ne votera en faveur de leur destruction), pensé-je tout en poussant un soupir de soulagement.

Mais alors,

— Numéro onze s’il vous plait.

La personne suivante à monter sur scène va radicalement changer l’orientation du conseil.

— Viscaria Acanthus. Je suis pour l’éradication de l’humanité.

Partie 10#

Le silence tombe dans l’assemblée.

Non seulement il y a la première personne à être en faveur de la destruction de l’humanité, mais il se trouve en plus que c’est « elle ».

Une sénatrice, la meilleure mécanicienne du village, le docteur en chef et la grande sœur en qui j’ai confiance.

— La raison est simple. Tout d’abord, merci de regarder ceci.

Viscaria marque une pause alors qu’elle semble attendre, sûrement que quelque chose s’affiche sur l’écran placé sur la scène.

— Donc, ceci est le nombre de personnes que j’ai examinées, et là, le nombre d’extractions opérées. Plus bas, il y a…

Elle continue à commenter les données affichées, et explique avec aisance la situation. D’un ton nonchalant, elle fait part de l’immense gravité de la situation avec son style habituel.

— Bref, si la proposition de maintenir les humains en vie passe, je prédis qu’une dizaine de robots y passeront par an.

C’est l’effervescence dans le public.

— Et il s’agit là d’une estimation optimiste. Si on tient également en compte de probables éboulements ou gelures graves, ce nombre pourrait sûrement doubler voire tripler. Qui plus est, la deuxième année, le nombre de morts augmentera proportionnellement. Autrement dit, ce chiffre pourrait monter à cent en l’espace de cinq ans. Un tel scénario ne peut vraiment pas être pris à la légère.

Son explication ne repose que sur des chiffres, mais c’est justement ce qui rend son explication aussi convaincante.

— Après avoir passé tout ce temps à vous soigner, j’ai vraiment l’impression que vous en avez tous assez fait et donné suffisamment de votre personne pour Blanche Neige… C’est pour ça que je pense qu’il est temps que les choses changent. Nous avons combattu ensemble pendant plus de cent ans, et il est désormais l’heure pour nous de nous délester de ce fardeau que nous portons.

Le silence tombe à nouveau dans la salle, alors que tout le monde est pendu aux lèvres de Viscaria.

— Pour éviter tout malentendu, je tiens à préciser que quelle que soit la décision finale, je n’abandonnerai pas ma mission. Si la proposition d’éradiquer l’humanité ne passe pas, je continuerai à faire de mon mieux pour soigner tout le monde et réparer Blanche Neige. Je ne me permettrais jamais de refuser de soigner quelqu’un pour des divergences de point de vue. Je tiens juste à ce que tout le monde ait droit à un avis objectif et soit conscient du coût réel de laisser les humains en vie… C’est tout pour moi.

Une fois son speech terminé, l’assemblée entre en ébullition. Sa diatribe était on ne peut plus claire, et a rapidement achevé de convaincre les indécis.

— Au suivant, numéro douze.

Cattlea appelle la personne suivante.

Et ainsi, la réunion change diamétralement de direction.

— En fait, moi aussi… je soutiens la destruction de l’humanité.

Partie 11#

C’est comme si un barrage venait de céder.

Par la suite, il y a une baisse nette du nombre de personnes soutenant ouvertement la survie de l’humanité, au détriment de ceux pour sa destruction. Peu auparavant, tout le monde n’osait pas le dire, mais une fois que Viscaria Acanthus, une personne influente dans le village, a lancé les hostilités, il semblerait que ça ait détendu l’atmosphère au point où tout le monde se sentait libre de dire ce qu’il voulait.

— J’ai perdu la vue. J’aimerais tellement pouvoir revoir vos visages. Avec les bonnes pièces, je pourrais à nouveau voir la lumière du jour. Aidez-moi à retrouver la vue avec les pièces de Blanche Neige.

— Notre enfant ne peut plus marcher. Mes pièces ne suffisent pas. Mais avec celles de Blanche Neige, il pourrait à nouveau marcher. Pensez à cet enfant.

— Mon mari est dans le coma depuis plus de vingt ans. Si seulement on pouvait utiliser Blanche Neige…

Du fait des extractions, les villageois avaient perdu des bouts de leur corps, étaient incapables de se déplacer librement, commençaient à s’inquiéter pour la survie de leurs proches, ou avaient perdu un être cher. Il y a toutes sortes de pensées exprimées, mais les villageois transmettent leurs vœux et ont tous le même état d’esprit. Des sanglots résonnent dans l’assemblée, et moi-même qui écoute de loin, je ne peux m’empêcher de compatir pour leurs souffrances.

Après le discours de la trentième personne, il est décidé de marquer une pause.

À cet instant précis, l’ambiance dans le théâtre a complètement changé. Le camp de la survie de l’humanité a complètement implosé, tandis que plus de la moitié soutient son éradication, un nombre en hausse constante.

(Ça craint.)

Deux heures se sont écoulées, et je suis toujours en court-circuit. Je reste allongée sur le sol gelé, tourmentée par l’inquiétude et l’impuissance.

Si ça continue, la proposition de la destruction de l’humanité va passer. Le maire va appuyer sur le bouton, et Blanche Neige sera détruite à jamais. À ce moment-là, il sera trop tard, et malgré tous les regrets du monde, il ne sera plus possible de réveiller nos maîtres. Dire que j’avais enfin trouvé une voie alternative où humains et robots pourraient cœxister…

(Bouge…!)

Je prie du fin fond de mon cœur.

(Bouge, mon corps !)

Redémarrage, arrêt forcé, réinitialisation d’urgence, lancement du système de sauvegarde – j’ai tout essayé, mais mon corps refuse de fonctionner.

Ma conscience s’éteint de temps à autre. Quand un court-circuit dure trop longtemps, je suis obligée d’éteindre toutes mes fonctions pour protéger mes circuits mentaux. Dans le cas contraire, tout cela aurait été en vain. La voie où humains et robots peuvent travailler main dans la main à leur survie commune, vers un nouvel avenir – tout cela disparaîtrait à jamais.

(Ahh.)

Le monde sous mes yeux s’assombrit petit à petit.

(Le temps… Ah, ah.)

Mon installation visuelle s’éteint brusquement, et je ne vois plus rien. La fin est proche.

Les voix dans le théâtre s’éloignent de plus en plus. Quelqu’un appelle à la destruction de l’humanité. Cette voix devient de plus en plus fuyante, et finit par s’éteindre complètement.

(Non, pas comme ça… Écoutez-moi. On ne doit pas se battre comme ça…)

Au moment où ma conscience disparaît…

J’aperçois une lumière.

Une lueur bleue brille au fin fond des ténèbres, et le sable devant moi s’effrite.

(Quoi ?)

Je sens une présence de l’autre côté du sable et ma conscience s’évapore.

Partie 12#

Ma conscience est toujours dans la brume, comme si j’étais dans un rêve, et je ne peux qu’entendre des voix.

Le meeting continue.

— Pour les raisons évoquées, je supporte de tout cœur l’éradication des humains.

La réunion ressemble désormais à un compte à rebours vers la destruction de l’humanité. Les intervenants sont tous en faveur de cette option, et personne n’attend d’opposition.

Je comprends. Il est vrai que le discours de Viscaria a changé le cours de la réunion, mais ce n’était qu’une simple goutte d’eau. Les villageois souffrent du manque de pièces, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, et maintenant, leurs émotions ont pris le dessus en emportant tout sur leur passage.

C’est pour ça qu’il ne va pas être évident de renverser la vapeur. Il fallait bien payer un jour le prix des sacrifices faits au cours des cent dernières années. La « mission » des villageois, leur « raison d’être », tout cela ne semble plus être qu’un lointain souvenir.

— Est-ce que quelqu’un d’autre souhaite prendre la parole ?

La voix de Cattleya résonne à nouveau. Le silence règne dans l’assemblée, et personne ne lève la main. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils n’ont rien à dire, mais plutôt qu’ils en comprennent les conséquences, et ont choisi de garder le silence.

(C’est… fini…?)

Dans ce monde plongé dans les ténèbres, dans ce monde uniquement composé de voix, je peux sentir la fin arriver.

— Plus personne n’a rien à ajouter ? Dans ce cas, nous allons passer au vote.

Je refuse de baisser les bras, mais le temps est écoulé. Si personne dans l’assemblée n’a plus rien à dire, la réunion va prendre fin. Et il y aura le vote, l’option extermination sera choisie, le bouton sera pressé, Blanche Neige s’éteindra pour toujours et l’humanité, nos maîtres, ne se réveilleront jamais.

(Quelqu’un…)

Je marmonne sincèrement dans mon cœur. Ma voix ne peut pas les atteindre.

Mais alors,

— Un instant !

s’exclame quelqu’un.

Il y a de l’agitation dans le théâtre. Après une pause, la voix reprend à travers le microphone sur scène.

— C’est pas normal ! Vous n’êtes plus vous-mêmes !

C’est une voix jeune.

— Y’a pas si longtemps, tout le monde admirait encore nos maîtres ! On a tous tout donné ! On s’est entraîné pendant des heures et des heures pour la fête ! Mais pourquoi ? Pourquoi changer juste pour changer ? Comment pouvez-vous vous en ficher si nos maîtres meurent ?!

Avec une moue boudeuse, elle continue à se plaindre bruyamment.

— Dites-moi pourquoi ! Et les cent dernières années dans tout ça ?! Jour après jour, on a travaillé dur pour nos maîtres, tout ça pour ça ? À quoi auront servi toutes ces années ? Quel aura été leur but ? On a tous beaucoup sacrifié, non ? Quel sens donner à la mort de tous nos camarades durant tout ce temps ?! Si on détruit Blanche Neige maintenant, leurs morts n’auront donc servi à rien ?! Ils n’auraient pas dû mourir, mais tant pis pour eux ?! Et, et, si on abandonne maintenant…

La voix de la fille tremble.

— Alors pour quelle raison Gappy a donné sa vie ?!

Il y a un grand bruid sourd. Je peux entendre quelqu’un taper sur l’estrade.

Le silence tombe dans le théâtre.

La fille se tait. Et tous les autres aussi. Même l’animatrice, Cattleya, ne dit rien.

Et je – restoration du système – en attente – redémarrage – temps estimé, trente secondes – vingt secondes – dix secondes – cinq, quatre, troi, deux, un…

Réactivation.

J’ouvre les yeux. Je me lève. Et je me mets en marche.

Il y a une fille debout sur l’estrade, visiblement confuse. Il s’agit du centre névralgique du village, le théâtre du conseil. En me voyant, l’assemblée entre en ébullition. « C’est Amaryllis…! », « Où est-ce que t’étais…?! ». Tout le monde me regarde.

La fille me regarde les yeux écarquillés alors que je me dirige vers elle.

— Désolée pour le retard.

— Amaryllis…

— Beau travail, Daisy.

Je tends ma main vers elle, et lui caresse sa douce chevelure noisette. Des larmes lui montent alors aux yeux.

Elle enfonce son visage dans ma poitrine, et semble se souvenir de quelque chose alors qu’elle lève la tête.

— Amaryllis… tu vas soutenir l’extermination ? Ou les laisser vivre ?

Son regard gêné se reflète dans mes yeux. Et je lui souris avant de répondre :

— Aucun des deux. Un entre deux, peut-être ?

— Hein ? Entre deux ?

— Oui, un entre deux.

Et alors, je m’avance, saisis le micro et déclare solennellement :

— J’ai une proposition d’urgence à faire !

Partie 13#

Une proposition d’urgence…

C’est une troisième options après celle « d’exterminer l’humanité » et celle « de laisser les humains en vie ». On peut appeler ça « une alternative où humains et robots peuvent cœxister ».

Alors que tout le monde me regarde, je me lance dans mon explication, pleine de confiance :

— Il y a quelques heures, je suis partie vérifier la surface.

L’assemblée se met à bourdonner.

— Voici une vidéo qui sert de preuve.

Je montre l’image que j’ai vue à la surface sur l’écran du théâtre. Le ciel au bout de cent ans, la douce lumière du soleil, le retour de la chaleur. Je transmets toutes les données de mes circuits mentaux, en incluant les cadavres des robots ouvriers que j’ai croisés sur le chemin. J’espère qu’humains et robots cœxistent, et je sens que la meilleure façon d’y parvenir est de ne rien cacher.

— Comme vous le savez tous, il y a un immense générateur construit à la surface. Il a servi à alimenter les robots ouvriers au moment de la construction de Blanche Neige. Si la température à la surface revient à la normale, cela signifie qu’on va pouvoir redémarrer ce générateur. Les câbles d’alimentation pourront alors être rebranchés, à commencer par le traitement de l’air, et les chances pour qu’on puisse vivre à nouveau avec nos maîtres augmenteront significativement.

L’assemblée entre à nouveau en ébullition. Les villageois s’échangent des regards, alors qu’ils ont été ébranlés par ma proposition.

Bien entendu, une opposition se fait entendre.

— Et si le générateur est définitivement hors service…?

Puis vient une critique cinglante du premier rang.

— Si on retourne à la surface, et qu’il ne marche plus, alors on est fichus ?! Et tu oses dire que ce n’est pas un souci ?!

— Eh bien…

Face à cette question abrupte, je ne peux m’empêcher de bégayer. Je ne peux me permettre des propos irresponsables.

C’est alors que…

— C’est pas un souci ! Non seulement on a le réacteur principal à cristal dans ce genre de générateur, mais on a aussi des sous-réacteurs traditionnels. La bonne vieille technologie fossile fera amplement l’affaire ! Alors ne vous en faites pas !

(Ah !)

Sous le choc, je me tourne en direction de la voix. Il y a une femme aux cheveux roux au milieu de l’assemblée, debout avec une main sur la hanche. Elle échange un regard avec moi.

(Viscaria.)

— On peut relancer le générateur. Faites-moi confiance.

conclut-elle d’un ton décisif.

Je lui suis reconnaissante pour le grand soulagement qu’elle m’a procuré. L’homme qui a posé la question semble abasourdi par ce contre-argument inattendu, « Bah, dans ce cas alors… » avant de retourner s’assoir.

Je profite de cette occasion pour ajouter :

— Je dois admettre que je ne peux pas garantir à 100% un succès. Ce plan nécessite beaucoup de main d’œuvre, à commencer par la phase de préparation. Mais je vous demande d’y réfléchir calmement. Même si on reste au village, on finira tôt ou tard écrasés par un tremblement de terre. Il n’est pas encore trop tard. Nos batteries fonctionnent encore jusqu’ici, alors c’est notre meilleure chance de nous échapper du village, commenté-je d’un air confiant.

Les visages des villageois s’illuminent petit à petit.

Et avant de clore mon discours, j’enfonce le clou.

— Les amis, avant de venir ici, je suppose que vous avez vu cette vidéo. Je l’ai visionnée moi aussi, et pour être franche, j’ai été profondément choquée. Mais…

Je sors une puce de ma poche et la lève suffisamment haut pour que tout le monde puisse la voir. C’est la carte mémoire dernier cri de la taille d’un ongle.

— Il n’y avait pas que cette vidéo dans cette puce. Il n’en reste que la moitié, mais il y en a une autre.

La vidéo en question est alors diffusée sur l’écran.

On peut y voir des scènes du quotidien.

Tout d’abord apparaît une grande femme élancée. Celle-ci, avec sa chevelure ténèbreuses, est assise sur un banc en train de lire un livre. Debout à côté d’elle, se trouve une fille. Cette dernière est vêtue d’une tenue de femme de chambre, et des antennes s’étendent de ses oreilles montrant manifestement qu’il s’agit là d’un robot.

La maîtresse et le robot la servant. C’est une scène courante du passé.

La femme et le robot sont collées l’une à l’autre comme des sœurs tout en lisant le même livre. Le robot jette de temps en temps des regards furtifs vers la femme, ou pose sa tête sur son épaule d’un air mielleux. À chaque fois, la femme lui sourit d’un air gracieux, lâche son livre et tend son épaule vers la fille.

Cette première scène dure pendant plus d’une minute avant de changer de décor. On y voit un humain et un robot travaillant dans une petite usine. Le robot fabrique des objets tandis que l’humain les examine. Quand l’inspection est terminée, l’humain tapote sur l’épaule du robot pour le féliciter. Au moment où ils sortent de l’usine, la vidéo prend fin. Ils sont comme deux frères.

Et ainsi, les scènes d’humains et robots vivant ensemble, travaillant main dans la main et se serrant les coudes défilent les unes après les autres.

Chaque passage dure moins d’une minute, et au total, la vidéo ne dure pas plus de quinze minutes et n’a pas de son. À la fin, on aperçoit le logo du producteur, prouvant qu’il s’agit d’une vidéo pour promouvoir la cœxistence entre humains et robots.

Ce n’est peut-être qu’un montage fabriqué dans un certain but, ou encore une idéalisation de l’humanité.

Mais malgré tout, cette vidéo a déterré de precieux souvenirs en nous. Les humains meurent tous un jour, tandis que les robots peuvent tenir un bon moment. Les robots qui ont perdu leurs maîtres et qui ont été abandonnés ont vécu des choses qui ne disparaîtront jamais, jusqu’à ce qu’ils soient réduits en tas de ferraille.

Ainsi, les vieux souvenirs s’empilent dans nos circuits mentaux, et peuvent tourner en boucle encore et encore sans jamais s’arrêter. La profonde et inoubliable tristesse restera à jamais enfouie dans nos cœurs.

Avant que je m’en rende compte, tout le monde pleure. Ils se remémorent leurs moments passés aux côtés de leurs maîtres, des souvenirs aussi précieux que des bijoux.

Je me souviens du temps passé à travailler au jardin d’enfant. Les enfants plein de vie, les mères poules et l’aimable directeur.

Je me retourne, Viscaria pleure également. Elle se rappelle sûrement du contremaître du garage où elle travaillait. C’est celui dont elle se remémore le plus souvent, et elle rougit à chaque fois qu’elle parle de lui. Il existe une barrière qui sépare humains et robots qui ne pourra jamais être surmontée.

Götz aussi pleure. Il doit penser au directeur du théâtre à l’époque où il était encore comédien. Alors qu’il était sur le point d’être jeté à la casse, le directeur s’y était opposé et l’avait pris sous son aile jusqu’à ce qu’il devienne connu.

Les enfants sont également en larmes. Ils se remémorent leurs défunts parents et la famille qu’ils ont perdue. Pour moi, une robot nounou, je ne peux que les comprendre.

Ils ont tous l’air abbatus et solitaires. Ils se rappellent des moments de bonheur qui ne reviendront jamais, leur amour pour leurs maîtres n’est plus que souffrance et détresse depuis un siècle, une éternité à endurer la solitude. Mais on ne déteste pas ça. Plutôt, on apprécie le travail du fond du cœur, sacrifiant nos corps. Car nous rêvons toujours de pouvoir revoir nos maîtres.

La vidéo prend fin.

Je m’incline devant l’assemblée et descend de la scène.

Peu après, la voix de Cattleya résonne.

— Quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter ?

Même elle pleure. Elle repense sûrement à son mari adoré.

(Ah !)

À ce moment-là…

Le maire fait son apparition, sa tête roulant sur le sol.

Je retiens mon souffle. Tout le monde a les yeux rivés sur la scène.

(Qu’est-ce qu’il va dire ?)

Je me sens mal à l’aise. Je n’ai rien de plus qui pourrait les convaincre. Si le maire venait à me contredire, ce serait la fin.

Il s’assoit sur la scène.

Et il déclare simplement :

— L’heure est au vote.