Chapitre 5#

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La réflexion du jobber

On était le lundi suivant. Le premier cours avait pris fin et la pause était arrivée. Taichi Yaegashi tentait de discuter calmement de l’étrange comportement de Iori Nagase avec Himeko Inaba.

Il se disait qu’être trop sérieux pourrait être problématique pour Iori. Alors il tenta d’en parler sur le ton de l’humour. Mais Inaba l’écoutait avec détermination.

— Oh… C’en est arrivé là ?

dit Inaba en tenant son menton dans sa main.

— Comment ça, « c’en est arrivé là » ?

— Ça veut dire ce que ça veut dire… Franchement, j’avais espéré que ça se perde pas en route.

— Et qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— … Se perdre en route, c’est se perdre en route, voyons ! Sers-toi de ton cerveau ! Ou demande-lui directement !

Inaba poussa fort Taichi dans le dos. Il fit quelques pas en avant, puis son regard se posa sur Iori qui venait de se lever.

Avec un sourire rempli de satisfaction, Iori sautilla avant d’atterrir juste à côté de Taichi.

— Hm ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Nan, rien… Au fait, Nagase, au sujet de ce dont tu m’as parlé samedi dernier quand on rentrait chez nous…

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Nagase arborait un impeccable sourire sur son visage, faisant mine de ne pas savoir de quoi parlait Taichi.

Ce sourire lui donna un peu le vertige, alors Taichi se mit à penser que tout ça n’était peut-être

qu’un malentendu. Peut-être qu’elle avait juste dit ça sur un coup de tête, se disait-il.

— Ah… Non, rien.

Il n’y avait pas à s’en faire, conclua Taichi, et il passa à autre chose… Inaba, qui était derrière lui, fit délibéremment claquer sa langue, comme pour montrer son insatisfaction ouvertement à Taichi.

□■□■□

Aujourd’hui était un jour comme les autres de mi-septembre. Après la fin du cinquième cours, une ambiance hostile se répandait dans la salle de la 2nde C.

Comme d’habitude, tout le monde discutait joyeusement et s’amusait. Mais malgré tout, ils jetaient de temps en temps des regards en direction d’un point particulier de la pièce.

À cet endroit, ou aussi connu sous le nom de zone de la mort, était assise Inaba. Reconnue unanimement comme étant la cause de cette ambiance hostile, Inaba dégageait une aura qui disait, « Je suis en rogne. Ne pas s’approcher de moi. Sinon, je réponds plus de rien. » (Bien entendu, elle ne le disait pas à voix haute.)

(On n’est pas à l’abri d’une explosion si quelqu’un venait à pénétrer dans cette zone de non droit. Du coup, on devrait désamorcer la situation avec la plus grande prudence.)

— Dis, Inaba. Fais pas cette tête.

Nagase se balançait sur sa chaise devant Inaba.

Son cran et son audace faisaient l’admiration de ses camarades de classe.

« Ça devient sérieux ! », « C’est trop dangereux ! », « Iori… t’es vraiment quelqu’un de bien. », « Wow ! Mais que fait le démineur ?! ».

Des avis divergents se répandaient dans tous les coins de la salle. Les actions inattendues de Nagase avaient amplifié les murmures.

À ce propos, « le démineur » en question faisait sûrement référence à Taichi, qui se tenait prêt de l’épicentre… En fait, Taichi était encouragé quand on parlait de lui.

La situation était simple. Au début du cinquième cours (littérature), Himeko Inaba et Yoshifumi Aoki avaient échangé leur personnalité. Pendant le cours, Aoki « Inaba » s’était profondément endormi dans la classe de la 2nde C. Quand le professeur s’en était rendu compte, il l’avait frappé à la tête avec un livre. Quand il s’est réveillé, la personnalité d’Inaba était déjà retournée dans son corps. Voilà toute l’histoire. (Même s’il n’est pas certain si le retour avait eu lieu quand il était endormi ou au moment où elle a été frappée.)

— Moi… Frappée à la tête par un pauvre prof ? Quelle humiliation !

(Pour qui se prend Inaba au juste ? J’ai vraiment envie de lui poser la question une bonne fois pour toutes.)

— Du calme, Inaban. Il faut que tu comprennes que certaines choses doivent être acceptées comme telles. Tout ce que tu peux faire, c’est prendre sur toi et tout relâcher sur la tronche du coupable.

— Iori, tu sais qu’Aoki a signé son arrêt de mort, pas vrai ?

— Exactement. Hihihi… Le prix à payer est très élevé.

Inaba souriait de façon audacieuse, avant de se lécher la lèvre du haut.

Son apparence de criminelle assoiffée de sang semait la terreur dans la classe.

« Heiiin ?! », « Que quelqu’un la calme, et vite ! », « C’est bon, elle va pas nous faire de mal ! », « Le démineur a vraiment l’intention de rester les bras croisés ? ».

Visiblement, tout le monde s’était pris d’intérêt pour la suite des évènements.

— C’est moi ou j’entends des commentaires à la con…?

Après avoir pris conscience des murmures, Inaba tourna la tête pour examiner la classe.

— C’est juste ton imagination, Inaba !

Pour son honneur de démineur, Taichi avait arrêté Inaba.

Pile à ce moment-là, la sonnerie retentit, signalant le fin de la récréation et le début du sixième cours (la réunion de classe). Dans le même temps, le professeur principal, Ryûzen Gotô, se rua dans la salle. Il avait l’air un peu différent. Généralement, il arrivait un peu en retard du fait de sa paresse.

— Hé ! Dépêchez-vous de vous assoir ! ordonna d’une voix claire Gotô à ses élèves.

Après avoir dit au revoir à Inaba, qui faisait toujours la tête, Taichi et Nagase retournirent à leur place.

Sans raison apparente, Gotô se racla la gorge à plusieurs reprises. Il avait vraiment l’air bizarre.

— Euh… Ok, écoutez-moi.

La voix de Gotô était anormalement formelle. Comme s’il avait déjà préparé son discours, il annonça :

— Certains sont peut-être déjà au courant, mais notre lycée se porte régulièrement volontaire pour participer à des activités de nettoyage. Comme presque personne n’y participe de façon active, ce sont les clubs de sport qui se relaient en général pour le faire. Mais du fait des tournois à venir et d’un manque d’organisation, on manque de bras. Nous, professeurs, avons collégialement décidé de choisir trois élèves parmi trois classes de seconde et première pour prendre part à cette activité imposée. Les terminales ont été exemptés du fait des examens à venir.

Malgré un fort sentiment d’inquiétude, les élèves de la 2nde C se raccrochaient au moindre espoir et étaient pendus aux lèvres de Gotô.

— Puis, pour choisir les trois classes en question, nous avons joué à pierre-feuille-ciseaux. Et comme moi, votre professeur principal, a magnifiquement…

Gotô jeta un lent regard tout autour de la classe, ce qui ne faisait que maintenir un suspense inutile.

— … perdu…

« Quel tocard ! », « Comment avez-vous pu perdre ! », « Pourquoi avoir maintenu le suspense ? C’était insupportable ! ».

L’amère fin avait mis en colère les élèves. De toutes parts, ils s’attaquaient verbalement à Gotô.

— J’ai pas fait exprès de perdre ! Du coup, notre classe doit envoyer trois personnes ! Je vous laisse choisir entre vous ! Et pas la peine de vous mettre en grève ! Sinon, la classe toute entière sera obligée d’y aller la prochaine fois… Alors, Fujishima-san, je te confie le reste ! Rassemblement devant l’école après les cours !

Gotô s’enfuya de la salle à peine son discours terminé.

— Mo-Monsieur ?

La déléguée de la 2nde C, Maiko Fujishima, était nerveuse et abasourdie par la tâche qui lui avait été subitement confiée.

« Hé, il s’est enfui ! », « Il a fui ses responsabilités ! », « Et ça se dit prof ?! ».

Les élèves exprimèrent leur mécontentement les uns après les autres. Hélas, cela ne faisait que résonner dans le vide, vu que Gotô était déjà parti.

— Ahh… Je vois. Bon, ceux qui veulent participer… Enfin, personne n’a envie, j’imagine ? Que ceux qui se portent volontaire lèvent la main.

Fujishima, bien qu’à contrecœur et d’un air vraiment contrarié, se tenait debout devant la classe pour assumer la responsabilité de la mission qui lui avait été donnée.

Bien entendu, personne ne leva la main. Seul quelqu’un avec des problèmes psychologiques participerait à cette activité non rémunérée et pénible.

« Tu devrais y aller. », « Désolé, je suis très pris par mon club. », « Au fait, tout le monde est dans un club ici, non ? », « Les clubs de sport y vont d’habitude. Peut-être que les clubs culturels peuvent aider cette fois-ci ? », « Ça a aucun rapport avec le problème, non ? ». Bien que tout le monde se trouvait des excuses différentes, au final, ils ne faisaient que se défiler.

Fujishima voulait à la base prendre sérieusement en considération les remarques de tout le monde, mais du fait du chahut actuel, elle avait abandonné l’idée.

— Pfiou… Dans ce cas, on va déterminer comment choisir les désignés volontaires. S’il n’y a pas assez de monde, on va décider ça à pierre-feuille-ciseaux.

« Hé, tu vas déjà abandonner ton devoir de déléguée ? » Les élèves lui lancèrent tous leurs problèmes en plein visage et se mirent à la critiquer.

— Oui, oui, j’ai compris ! Je me porte volontaire. Il en faut juste deux de plus. Ça vous va ?

C’était digne de Fujishima. Tout le monde se mit à l’applaudir – leur attitude changeait vraiment du tout au tout.

(Au fait, Fujishima est vraiment quelqu’un de bien… Même s’il faut pas oublier qu’elle est capable de faire trembler Nagase.)

Puis Taichi se mit à réfléchir.

(Si seulement ce travail bénévole était un poil plus intéressant… J’ai beau réfléchir, je vois pas pourquoi quelqu’un se porterait volontaire pour faire ça. C’est pas étonnant que tout le monde cherche à esquiver.)

(Si on doit décider par le dialogue, les plus faibles seront forcés de participer.)

(Dans ce cas, on doit décider à pierre-feuille-ciseaux. Mais si on venait à imposer ça à quelqu’un qui a vraiment quelque chose d’important à faire, ça pourrait être problématique. Ou peut-être qu’on pourrait demander qui a vraiment un truc important pour les éliminer directement. Mais y’a de grandes chances que ça parte encore en cacahuète, vu que c’est subjectif.)

(On arrivera à rien si ça continue comme ça, peu importe les idées proposées.)

(Mais, il y a bien un moyen de résoudre le problème, non ?) pensa Taichi… Même si c’était quelque chose qu’il savait depuis le début…

C’était à la fois simple et innocent.

(Comme ça, tout sera réglé.)

(Bien sûr, il manquera toujours une personne. Mais au moins, ça sera toujours ça de gagné.)

Taichi poussa un soupir. Il ferma les yeux et leva sa main droite.

— Je suis volontaire.

… Mais sa voix n’était pas normale. Il s’en rendit immédiatement compte.

Il ouvrit les yeux.

(La distance avec le tableau… Non, même ma position a changé.)

(Ce qui veut dire que…)

— Ah, euh… Alors tu te portes volontaire, « Inaba »-san ?

demanda Fujishima avec un visage extrêmement surpris.

Taichi et les autres étaient déjà habitués aux échanges de personnalité, alors même lors des pires échanges, il était toujours en mesure d’y faire face calmement. (Mais sinon, c’était quoi ce timing ? C’est bien trop précis pour être un hasard…)

Taichi tourna la tête pour regarder où « Taichi Yaegashi » était assis.

— M… Moi aussi, je me porte volontaire.

Le visage crispé, « Taichi », ou plutôt sûrement Inaba, pointait son index gauche vers sa poitrine et levait sa main droite.

Après être revenu dans la salle et s’être fait réprimander par des élèves en colère, Gotô annonça la fin de la réunion de classe.

« Je peux comprendre pour Taichi, mais Inaba ? », « Elle est vraiment pas dans son état normal aujourd’hui. », « En fait, ces deux-là ont l’air bizarre ces derniers temps. »

Dans le chahut de la salle de classe, Taichi « Inaba » était debout aux côtés d’Inaba « Taichi » pour discuter de ce qui s’était passé.

— Ah… Ça suffit ! Mais quelle journée de merde.

Inaba « Taichi » était dans une colère noire, mais elle était consciente de la situation, alors elle se plaignait à voix basse.

— Hm… Je l’ai déjà dit, mais je suis vraiment désolé. Cette fois-ci, tu peux que t’en prendre à cet échange de personnalité qui est tombé au pire moment possible.

— Je sais, en comptant l’échange avec Aoki, le timing des échanges d’aujourd’hui est vraiment suspect. N’empêche que je t’en veux quand même.

Inaba « Taichi » fusillait Taichi « Inaba » du regard.

Taichi se disait que c’était assez amusant. Il n’imaginait pas son corps capable de telles expressions.

— Je saurais me faire pardonner. Je t’en supplie, ne m’en veux pas.

— Hmph. Comment est-ce que je vais me venger ?

Au lieu d’accéder à sa requête, Inaba semblait plutôt être impatiente de récupérer de sa perte… C’était vraiment une démone.

— Ok, ok. « Taichi », ne la regarde pas comme ça. Sinon les gens vont se poser des questions ! Allez, souris.

Nagase, qui semblait avoir un autre objectif en tête, pinçait les joues d’Inaba « Taichi », comme pour la forcer à sourire.

— Quoi ? Ce regard est un peu bizarre et malsain. Ah, je sais ! C’est parce que Taichi sourit jamais d’habitude.

— Alors arrête ça. Personne n’a rien à y gagner.

Taichi se sentait un peu gêné et amer de voir quelqu’un jouer avec « son » visage.

— Assez plaisanter, on dirait que Fujishima est en train de nous regarder là, alerta Inaba « Taichi » alors que Nagase était toujours en train de jouer avec ses joues.

Taichi « Inaba » se tournit pour regarder. Fujishima se tenait debout les bras croisés et le regard posé sur eux.

Bien qu’elle était généralement gentille et amicale, l’expression de son visage faisait à cet instant vraiment peur.

Fujishima demanda à Taichi et Inaba de venir faire le travail. Nagase se rendit au local du club non sans avoir dit, « Allez les gars, au boulot ! Faites ça bien ! Bye~ ».

Les trois laissèrent leurs affaires dans la classe et se rassemblèrent devant le portail d’entrée. Fujishima se mit en marche et les deux autres lui emboitèrent le pas.

Sur le chemin, Inaba « Taichi » tapota légèrement l’abdomen de Taichi « Inaba » avec son bras et lui demanda à voix basse :

— Fujishima est toujours aussi aggressive avec toi ?

— Ouais. Elle est comme ça, depuis mon échange de personnalité avec Nagase.

— Je vois. C’est pas facile de se remettre d’avoir été touchée par un mec bizarre. Et puis, Fujishima semble être de l’autre bord et en pincer pour Iori. Quoi de plus normal après l’avoir vue se masser naïvement les seins. Mais bon, ça risque d’être intéressant le fait qu’elle te prenne pour sa rivale.

— Je vois pas ce qui y’a d’intéressant là-dedans.

Fujishima tournit subitement la tête vers Taichi et Inaba.

— Inaba, je peux t’emprunter Taichi une seconde ?

— Oh, qu’est-ce que- avait commencé à répondre Taichi « Inaba ».

— Qu’est-ce qu’il y a ? l’interrompt bruyamment Inaba « Taichi ».

Inaba « Taichi » donna ouvertement un coup de coute à Taichi « Inaba » avant de s’avancer à grands pas vers Fujishima. Sur le chemin, elle regarda Taichi en marmonnant un « espèce d’idiot ».

(C’était moins une… C’est trop dur de pas réagir quand on prononce mon nom.)

En face, Inaba était bien plus remarquable. Elle avait même aidé à réparer les erreurs des autres tout n’en faisant aucune elle-même. Elle était vraiment d’une grande aide.

— Ça me travaille depuis quelque temps, alors dis-moi… quelle est ta relation avec Nagase-san ?

— Hein…? s’étonna Taichi « Inaba », qui écoutait au loin.

Pouvoir poser des questions sans détour et sans se préoccuper des personnes qui pourraient l’entendre – c’était Fujishima, une fille honorable.

— Vous aviez l’air très proches aujourd’hui. Et puis, l’autre jour, tu l’as même emmenée avec toi…

— T’as beau me poser la question…

Après avoir hésité quelques instants et s’être tournée pour jeter un regard vers Taichi, elle sembla avoir pensé à quelque chose et arborait un visage plein d’espoirs.

Mais malgré tout, Taichi ne voyait que désespoir.

— On sort ensemble !

… Elle ne manquait pas d’audace.

— Tu mens.

… Mais on avait vu clair dans son jeu.

— Que… Comment tu sais ?

— Me sous-estime pas. Pour quelqu’un de mon niveau, il est facile de déterminer si une fille a été oui ou non touchée par un garçon rien qu’en la regardant.

(Le potentiel insondable de Fujishima me donne des frissons quand elle ajuste ses lunettes sur son nez, même si je sais pas vraiment si c’est un compliment.)

— Ah bon ? Dans ce cas, je vais être franc.

Le murmure émotionnel d’Inaba « Taichi » était inexplicable.

Taichi voulait l’interrompre et l’empêcher d’en dire plus, mais il était trop tard. Et puis, même s’il essayait, ça ne convaincrait pas Fujishima tant que la personne n’était pas Taichi lui-même.

— On est… presque un couple !

— Presque… C’est surprenant. L’heure est peut-être grave !

— Je te le confirme, alors t’approche pas de Nagase !

— C’était tout ce que j’avais à dire à quelqu’un qui pelote les filles…

— Ok, ça suffit maintenant !

Taichi « Inaba » s’était interposé entre les deux pour mettre fin à leur dispute et éviter que ça ne dégénère.

Inaba « Taichi » fit claquer sa langue pour manifester son mécontentement pendant que Fujishima poussa un grognement.

Taichi ne pouvait que se contenter de soupirer en voyant leur réaction.

Une professeur expliqua (à contrecœur) aux élèves rassemblés devant la porte ce qu’ils devaient faire. En gros, il s’agissait de ramasser les détritus près de l’école. Si l’un d’entre eux était pris en train de fouiller dans les poubelles pour récupérer de quoi satisfaire le quota, il serait sévèrement puni. Ensuite, elle ordonna aux élèves de prendre une paire de gants et un sac poubelle (et certains eurent même droit à une pince). Puis ils se mirent tous au travail.

Comme Fujishima était partie avec ses amies d’une autre classe, Taichi et Inaba furent laissés livrés à eux-mêmes alors qu’ils sortirent de l’école.

Sous un beau ciel dégagé, ils errèrent dans un parc étrangement spacieux près du lycée.

— Arg… C’est un rencard où je ramasse des déchets avec toi ?

marmonna paresseusement Inaba « Taichi » tout en écrasant un morceau de papier entre ses mains.

Effectivement, la météo était très propice à une balade. Si on ne tenait pas compte du fait qu’ils ramassaient des déchets (même s’ils n’avaient pas le choix), ils semblaient effectivement être en rencard.

— Tant pis, je…

D’un coup, leur vision se teint tout de noir et leur position changea – ou plutôt s’inversa. La personnalité de Taichi était retournée dans le corps de « Taichi » et celle d’Inaba dans le corps « d’Inaba » – tout était revenu à la normale.

— … Je reviens dans mon corps au pire des moments ? Quelle vie de merde… Oh, Taichi, file-moi la pince,

se plaignit furieusement Inaba avant d’arracher la pince des mains de Taichi.

— T’énerves pas pour ça.

— Comment je pourrais ? À cause de toi, l’image que j’avais mis six mois à me forger a volé en éclat en l’espace de quelques heures.

— Ta façon de parler ressemble à l’accent espagnol utilisé pour présenter les catcheurs quand ils diffusent des matchs américains à la télé japonaise.

— Ça te dirait d’utiliser des références que le commun des mortels comprenne ? Espèce d’idiot.

(Je sais bien que c’est stupide, mais des fois, je peux pas m’en empêcher.)

— Mais étaler d’autres facettes de toi, comme dormir en cours ou montrer que t’es en fait quelqu’un de bien… c’est le genre de trucs qui te rend plus populaire, non ?

— Je compterai pas trop dessus. C’est juste tendre le bâton pour me faire battre par mes ennemis – ça me fout en rogne.

— Quels ennemis ?

— En gros, tout le monde à part moi, souria audacieusement Inaba.

Elle dit ensuite, « Oh, en voilà un gros », avant de se servir de sa pince pour attraper sa cible et la jeter dans son sac poubelle. La cible en question semblait être un magazine déchiré trempé par la pluie.

— Ta définition d’ennemis est assez désagréable, mais passons… Qu’est-ce qui t’a pris avec Fujishima ?! T’étais obligée d’aller aussi loin ? Je veux pas me faire d’ennemi dans la classe.

Taichi insista sur chacun de ces mots, mais Inaba se contenta de répondre en ricannant.

— Hé, t’es pas obligé de me remercier, mais je vois pas ce que tu me reproches ! Je me suis ouvertement opposée à Fujishima, non ? Si tu donnes tout, je parie que t’arriveras à sauver Iori des griffes de Fujishima.

— Je vois pas où tu veux en venir.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Ça te va pas ? Et…

Inaba s’arrêta momentanément et son regard croisa celui de Taichi. Ses yeux étaient remplis de compassion, de sympathie, de reconnaissance, de colère et d’inquiétude. Si Taichi ne s’y trompait pas, il y avait également un peu de jalousie.

Puis elle se remit à parler.

— T’es un idiot qui adore se sacrifier.

— Comment ça…?

Taichi ne comprenait pas vraiment ce qu’elle voulait dire. Qui plus est, il commençait à avoir du mal à respirer.

— Ça veut dire ce que ça veut dire. C’était pas assez clair pour toi ?

demanda d’un air confiant Inaba en penchant la tête sur le côté.

— J’ai pas trouvé ça très clair moi…

— Dans ce cas, dis-moi pourquoi tu t’es porté volontaire à cette corvée.

— … Parce que personne voulait le faire, mais quelqu’un devait le faire. En me portant volontaire, les autres n’avaient plus à…

— Et pourquoi tu t’es pas mis dans le groupe des « autres » comme tu les appelles ? Je suis sûre que t’avais pas envie de le faire non plus. Du coup, c’est pas toi-même qui t’es forcé à y prendre part ?

— Bah…

Taichi était sans voix. Il voulait dire quelque chose, mais ne trouvait pas les bons mots. Ces derniers devaient s’être cachés au plus profond d’un épais brouillard.

— T’es vraiment un idiot qui adore se sacrifier. Pourquoi tu te considères pas comme tu considères les autres ? Pourquoi tu te traites aussi différemment ? Oh, j’essaye pas de dire que tu veux te faire mousser, mais au contraire – t’as tellement peu d’estime pour toi que ça te dérange pas de te sacrifier. J’arrive pas à comprendre les gens qui prennent pas soin d’eux-mêmes. Pire, ça me dégoûte.

Inaba employait des mots mordants pour attaquer Taichi sans relâche.

— Pourquoi est-ce que t’aimes le catch pro ?

Inaba avait brusquement changé de sujet.

Même si c’était soudain, c’était quelque chose qu’il adorait. Il pouvait donc répondre de façon claire et distincte.

— Si je devais expliquer à une profane du catch, je dirais que c’est « la beauté de recevoir ». Les matchs de catch sont scénarisés, donc c’est pas des combats où les adversaires se battent pour leur vie. Au contraire, le but est d’attirer les gens et « de se battre pour l’audimat ». Le catch, c’est pas seulement sortir de beaux coups, c’est aussi savoir les « recevoir ». Que ce soit les coups ou la compétition qui attirent les gens, ou que le match se termine sur un magnifique finish, ça repose essentiellement sur celui qui « reçoit » les attaques. Le catch pro ne pourrait être ce qu’il est sans quelqu’un pour recevoir les coups. J’aime tout particulièrement ceux dont la tâche est de se comporter volontairement comme des losers, les « jobbers »:abbr:` (Mot valise entre job et loser. Catcheur qui perd généralement ses matchs dans le but de mettre en valeur ses adversaires.)`. Si je devais parler des avantages en fonction de leur visage de perdant-

— La ferme, sale taré de fanatique de catch.

Inaba s’en était pris violemment à Taichi sans même tenter de dissimuler son mépris pour lui.

— M-Mais c’est toi qui m’as demandé…

— Personne t’a demandé d’entrer dans les détails, sale taré de fanatique de catch.

Elle répéta avec une voix pleine de dédain.

— T’es pas obligée de le répéter deux fois de suite…

— Du coup, ce que je veux dire, c’est que cette « beauté de recevoir », une fois appliquée à ton cas, s’appelerait « la beauté du sacrifice de soi ».

— Non, Inaba, tu te trompes, c’est-

— Te méprends pas. Je parle pas de catch pro là, mais de ton cas.

— Mais moi non plus, je…

(C’est à cause de son attitude persuasive que j’ai du mal à répondre…? Ou est-ce parce qu’elle a mis le doigt en plein dans le mille ?)

— Hmph, c’est dur à dire.

Inaba poussa un soupir tout en regardant par terre, puis elle ramassa une boite en plastique vide et la jeta dans son sac poubelle. Il était incertain si elle avait fait ça parce qu’elle avait déjà fini de dire ce qu’elle avait à dire.

Comparée à Inaba, qui avait ramassé pas mal de déchets depuis le début, le sac de Taichi était toujours complètement vide.

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— Bon, pour en revenir au sujet initial… T’es amoureux de Iori, pas vrai ?

— Arrrg !

Taichi ne put s’empêcher de s’étouffer.

— T’as de vraies réactions maintenant. À l’époque, t’avais quasi pas d’émotions.

« Hahaha » – Inaba se tenait le ventre tout en éclatant de rire. Il était évident qu’elle savait que Taichi allait réagir comme ça.

— J’ai pas le choix ! Et puis, de quel sujet tu parlais ? T’es revenue sur aucun sujet du tout.

— Mon intention est de t’encourager à conquérir Iori le plus vite possible avant que Fujishima te la vole.

— Comment t’en es arrivée à cette conclusion ? Je vois pas l’intérêt de me battre contre Fujishima. Et je parle même pas de la partie « conquérir Iori ».

— Tu comprends pas ? Des cinq membres du Club de Recherche Culturelle, Iori est la plus faible ! J’ai jamais vu quelqu’un d’aussi instable qu’elle.

(J’y pense… Ma discussion avec Nagase « Aoki » de l’autre jour quand elle avait montré tant d’émotions en si peu de temps… Est-ce qu’elle était pleine d’émotions ou c’était parce qu’elle est instable ?)

— Et puis, t’aimes les faibles, non ? Après tout, t’aspires à devenir le mur face au vent, l’homme qui endurera toutes les peines du monde pour protéger son prochain. Si tu le fais pas, elle risque de péter un câble ! Pour quelqu’un dévoué au sacrifice de soi, elle est la cible parfaite.

— … C’est pas à toi d’en décider, Inaba. J’ai même jamais pensé à tout ça.

(Je sais qu’Inaba est plus intelligente que moi, mais je me connais bien moi-même, alors c’est pas à elle de me dicter comment vivre.)

— Dur à dire… dit doucement Inaba, avant de jouer avec sa pince.

— C’est toi qui comprends pas, alors ça risque d’empirer. Et puis, je vais te dire un truc, Iori aussi t’aime.

— N’importe quoi,

répondit calmement Taichi de manière incisive.

— Tss, ta réaction était naze ce coup-ci. T’aurais dû t’améliorer la deuxième fois.

Inaba avait une logique étrange.

— Je m’en fiche ! C’est toi qui te fais des films.

— T’es bien impertinent, toi ! Bien sûr que j’ai des preuves de ce que j’avance. Cette fille a besoin de quelqu’un sur qui se reposer ! Elle a absolument besoin de confirmer son existence. C’est parfait pour toi, l’imbécile à en vomir qui veut se sacrifier pour le bien des autres. Taichi, c’est à cause de ta vision erronée et insensée du monde que toi et Iori iraient parfaitement ensemble. C’est exactement comme les rouages d’une horloge, non ?

(Elle va trop loin.)

—Tu vas trop loin-

— Et puis, c’est toujours avec Iori que t’es le plus vivant.

C’était la seule phrase qu’Inaba avait lâchée en détournant le regard.

— Ah bon ?

Elle parlait d’un ton tellement déplacé et avec un tel mordant que quand elle se mettait à parler normalement, c’était véritablement suprenant.

— Ça m’est égal de toute façon. C’est un problème entre toi et Iori. Faites ce qui vous chante. C’est pas mes oignons. Je voulais juste m’immiscer un peu dans vos affaires-

Inaba aussi se rendit compte que ça ne lui ressemblait pas, alors elle s’éloigna à toute vitesse après ce commentaire embarrassant.

Même si elle était du genre à dire tout ce qu’elle pensait aux autres de façon franche et directe mais sur le ton de l’humour, c’était la première fois qu’il avait été autant marqué. L’échange de personnalité devait y être pour quelque chose.

— Mais n’empêche que je pense quand même- murmura Inaba tout en ayant l’air d’une mosaïque déparaillée avec sa grande posture.

que Iori est en grand danger.

— En danger… Comment ça ?

— Du fait de cet « échange de personnalité », je pense que Iori est celle qui a le plus de chance de ne pas s’en remettre. Et celle qui subira le plus d’effets négatifs de cette expérience,

expliqua-t-elle d’un air sincère.

— Des effets négatifs du fait de l’échange de personnalité ? Oui, c’est sûr, il y aura des problèmes, mais de là à ne pas s’en remettre ? On sait pas trop ce qui nous attend, mais pour l’instant, c’est juste un peu pénible. Pourquoi on devrait le prendre aussi sérieusement ? Après tout, ça ne dure que deux heures, et dans la plupart des cas, moins. Si on le prend tel quel, y’a pas à s’en faire, ou du moins, on n’a rien connu qui soit si inquiétant jusqu’ici,

répondit Taichi sans y avoir vraiment réfléchi.

— Mais quel idiot !

le réprimanda furieusement Inaba avec un ton empli de dérision.

Elle baissa la tête et arrêta de bouger. Elle continua tout en tremblant comme une feuille :

— T’es sérieux là ? Comment tu peux prendre tout ça à la légère ? Aucun doute là-dessus : t’es le type le plus long à la détente que j’ai jamais vu, Taichi. Peut-être que c’est parce que t’es un idiot qui aime se sacrifier que tu crains pas la douleur. Mais dans nos cas à nous, c’est bien plus grave – on est au bord du désespoir ! N’importe qui pourrait à n’importe quel moment être blessé ou dévasté, peu importe le lieu et par n’importe quoi. Tu comprends pas ça ? Dans cet échange de personnalité, y’a rien qui ne soit pas sérieux ou insignifiant !

Inaba releva la tête et dévisagea Taichi avec ses longs yeux élancés, comme si elle était sur le point de le tuer.

(Inaba s’emporte vite, mais elle est pas du genre à s’énerver au point d’en perdre ses moyens.)

(C’est l’état dans lequel elle se trouve actuellement.)

(Ça montre sa colère intense. Mais elle reste raisonnable. Elle a remarqué que c’était une situation de détresse extrême, et m’a même alerté, alors que moi, j’ai parlé comme un idiot sans vraiment réfléchir.)

(À un moment, je m’étais moi-même dit que cet échange de personnalité était particulièrement dangereux. J’ai eu l’occasion de penser comme Inaba, mais peut-être que j’ai voulu m’auto-persuader d’être optimiste, et ça m’a fait dire des choses naïves et stupides.)

— … Désolé, Inaba, s’excusa spontanément Taichi.

Inaba esquissa un sourire embarassé.

— Ahhh… Non, c’est moi qui devrais m’excuser. On dirait que je suis allée trop loin aujourd’hui. J’étais de sale humeur à cause de tout ce qui s’est passé… Désolée.

Inaba se tut et regarda Taichi d’un air peu assuré. Ses sourcils renforçaient sa mélancolie.

Elle murmura d’une voix tremblante, comme si elle avait peur de quelque chose :

— Est-ce que… tu veux bien me pardonner ?

Inaba semblait à la fois timide et faible, ce qui ne lui ressemblait vraiment pas.

Les battements de cœur de Taichi se mirent à accélérer en voyant cette nouvelle facette d’Inaba, mais il parvint malgré tout à prononcer quelques mots :

— … Y’a pas à être désolée ou à te pardonner. Et puis, je pense que t’avais raison… Hé, c’est pas grave, t’as pas à t’inquiéter pour ça.

En entendant les paroles réconfortantes de Taichi, Inaba se détendit et arbora un visage naturel et à l’aise, ce qui suffit à intriguer Taichi au plus profond de son cœur.

— Bon, faut qu’on s’y remette ! Si on reste plantés là, on y est encore demain.

Taichi était un peu gêné. Il s’avança sans regarder Inaba.

— … T’es vraiment long à la détente.

Le murmure d’Inaba fut transporté par le vent jusqu’aux oreilles de Taichi.

— Parce que… t’as même pas remarqué que ton sac poubelle a été emporté par le vent.

— … Hein ?

Taichi jeta un œil à ses mains.

Le sac poubelle qui aurait dû se trouver entre ses gants avait disparu.

— … Inaba, tu l’as vu s’envoler ?

Inaba esquissa un sourire faussement pudique comme si elle contenait la joie au plus profond d’elle.

— C’est au moment où j’ai dit « T’es amoureux de Iori, pas vrai ? » et que t’as gueulé « Aaarg ! »

— C’était y’a un moment ça. Pourquoi tu me l’as pas dit plus tôt ?

— Parce que… ça aurait pas été drôle.

Inaba, qui taquinait toujours les autres malicieusement telle une sadique, se tenait simplement là.