Chapitre 6#

Title

De tendres souvenirs, suivis d’un serment

Partie Un#

La Golden Week était arrivée, et je m’étais dit que la saison des pluies s’était terminée en un éclair. Les jours passaient encore et encore à une vitesse phénoménale.

Mais, au cours du mois, il s’était passé toutes sortes de choses.

Par exemple, il y a peu, un soir, je rencontrai par hasard Misaki à la supérette. Elle me tendit une feuille de papier. C’était un contrat. « Contrat » était écrit sur la feuille au stylo bille noir.

Une semaine auparavant, j’avais prévu de revoir la fille que j’avais connue dans mon club de littérature au lycée. On était allés dans un café à Shibuya et on avait discuté. J’étais un poil nerveux, mais il ne s’était rien passé d’important.

En plus de ça, mon père s’était fait virer lors d’une « restructuration ». Je devais donc dire adieu à mon argent de poche dès le mois suivant.

Comme moi, mon voisin d’à côté, Yamazaki, semblait également rencontrer divers problèmes inattendus ces derniers temps.

― Mon père, qui travaille dans le secteur agricole, a été hospitalisé suite à des soucis de foie, m’a-t-il expliqué. Je suis l’aîné. Est-ce que je devrais reprendre l’affaire familiale ?

En réalité, il semblait qu’il n’avait pas le choix. Je m’étais dit que la meilleure solution était de rentrer immédiatement pour s’occuper de son exploitation laitière et de son vignoble. Apparemment, il avait de gros problèmes avec ses parents.

― Ils ont de l’argent, mais ils refusent de financer mon éducation. Ils m’avaient inscrit dans une école agricole sans me demander mon avis. Et donc, j’ai bossé pendant un an dans une supérette en tant qu’agent de sécurité pour avoir de quoi payer les frais de scolarité pour l’Institut Yoyogi Animation. Venir me voir avec ça maintenant, ils sont pas sérieux !

J’avais du mal à comprendre la colère de Yamazaki, mais ça lui permettait de penser à autre chose qu’à ses problèmes. Il se comportait comme s’il n’allait rien faire, même si le monde s’écroulait autour de lui. J’avais décidé de suivre son exemple en me contentant pour le moment de fuir la réalité.

En parlant de ça, il y avait toujours cette histoire de jeu érotique qu’on avait prévu. On essayait de continuer, même maintenant, alors que notre projet ne présentait désormais presque plus aucun intérêt.

Sans mentir, je ferais mieux de m’échapper de ma vie de hikikomori le plus vite possible et de me concentrer à essayer de trouver un boulot digne de ce nom ; mais pour une raison ou une autre, je souris et dis à Yamazaki :

― Ça serait bien si tu me fichais la paix avec cette histoire de petites filles, ok ?

― Pas de problème. On peut travailler avec tes goûts, Satô. Je croyais sincèrement qu’on se ferait arrêter par la police lors de notre séance photo à l’école primaire de l’autre jour.

Je m’en tape complètement de ça ; il faut que je trouve un boulot tout de suite ou c’en est fini de moi ! Je voulais crier, mais une fois encore, je souris et j’acceptai.

― J’écrirai le scénario aujourd’hui.

― Je compte sur toi. La qualité du jeu repose entièrement sur ton scénario, Satô.

― Je sais. Je vais faire de mon mieux. Je vais mettre toute mon énergie dans ce jeu érotique !

Ouais, c’est le summum. Bravo ! Ou plutôt, quelle tragédie !

Rien ne vaut concevoir un jeu érotique pour fuir la réalité. Après tout, le genre en lui-même est une invitation à une fuite sans fin de la réalité.

Yamazaki, assis devant ses deux immenses unités centrales, commença un nouveau speech.

― C’est vrai. La fuite de la réalité est l’essence même d’un jeu érotique. En tant que créateurs, on se doit d’offrir au joueur une fuite de la réalité amusante. Le monde réel est plein de choses désagréables : les filles qui prennent les mecs comme nous pour des cons, les filles qui se paient la tête de mecs comme nous, cette salope qui m’a trompé avec le patron de la supérette, cette sale garce à l’Institut qui a joué avec mon adolescence… Toutes ces choses pénibles font de ce monde un endroit difficile à vivre.

La deuxième moitié de son speech décrivait de façon assez explicite des expériences qui lui étaient personnelles, mais je le laissai continuer. Après s’être arrêté pour siroter son thé oolong, Yamazaki éleva encore plus la voix, débitant :

― En gros, les vraies femmes ne servent à rien. Elles sont incroyablement plus proches des monstres. Et donc…

― Et donc ?

― Donc, en tant que créateurs de jeux érotiques, on se doit de créer des personnages féminins parfaitement appropriés, du genre qui n’existe pas en vrai.

Des personnages féminins appropriés…

― Par là, j’entends des personnages qui commencent à aimer le héros sans aucune raison valable, des personnages qui sont proches du héros par pure bonne volonté, ce genre de personnages, expliqua Yamazaki. Des personnages sans aucune arrière-pensée, qui ne trahiraient ô grand jamais le héros. Le genre de personnages qui n’existe tout bonnement pas dans la réalité.

― Mais en créant des personnages si éloignés de la réalité, cela ne risque pas de compromettre le réalisme global du jeu ?

― On s’en fiche de ça. Les joueurs ne cherchent pas le réalisme dans les jeux érotiques. Même si on venait à bêtement introduire du réalisme, les joueurs finiraient tôt ou tard par s’en lasser. Si quelqu’un veut tomber amoureux d’un personnage réaliste, il n’a qu’à aller parler à une vraie femme au lieu de jouer à des jeux érotiques.

― Pas faux.

― Il existe tout de même quelques astuces que tu devrais utiliser pour la création de tes personnages, prévint-il.

― C’est-à-dire ?

― Eh bien, si tu te contentes de créer un personnage féminin classique en lui collant l’étiquette « d’héroïne idéale » sur la peau, ça ne convaincra personne. Il faut utiliser des stratégies en termes de pitch et de chara-design pour renforcer l’idée que ton « héroïne idéale » ne l’est pas que sur le papier.

» Par exemple, une technique consiste à faire d’elle une amie d’enfance. En faisant de l’amie d’enfance du héros l’héroïne, tu peux développer un lien crédible entre les deux protagonistes, car ils sont proches depuis l’enfance. À partir de là, tu obtiens un argument convaincant faisant d’elle une héroïne parfaitement appropriée, bref, une héroïne idéale.

» La seconde technique consiste à faire d’elle une bonne. En faisant ça, de par la nature de son travail, une relation maître-servante se crée. Une fois encore, tu obtiens un argument persuasif pour une héroïne idéale.

» Enfin, la troisième technique consiste à faire d’elle un robot. La raison est simple, les robots ne peuvent pas s’opposer aux humains, le bon sens veut qu’ils ne peuvent pas avoir d’arrière-pensées ni même trahir leur propriétaire, créant un argument incontestable pour en faire une héroïne idé-

― Q-Qu’est-ce que tu entends par robot…? l’interrompai-je.

― Un robot normal. Tu fais d’un robot l’héroïne de ton jeu érotique.

C’était une conversation complètement surréaliste, mais le visage de Yamazaki indiquait qu’il trouvait tout ça parfaitement naturel.

― En gros, le but principal pendant la création de personnages dans un jeu érotique est de trouver une raison crédible pour laquelle l’héroïne ne peut défier le personnage principal. On fait ça au moment de définir les bases de l’histoire. Elle doit obéir au moindre ordre du héros, elle doit écouter, et elle doit aimer de façon inconditionnelle le héros. Les techniques que je t’ai données peuvent t’aider à réunir ces conditions du mieux possible.

Je me disais qu’il valait mieux ne pas trop y réfléchir.

Dans un profond désespoir, je demandai :

― Dans ce cas, qu’est-ce que tu dis d’une camarade de classe qui serait à la fois amie d’enfance et un robot domestique ?

― C’est une superbe idée, ça ! répondit Yamazaki en ayant l’air sincère.

― Ben, et si en plus de ça, elle était la petite amie du héros dans une vie antérieure ?

― C-C’est génial !

― Et pour couronner le tout, elle est maladive, aveugle et muette. La seule personne sur laquelle elle peut compter, c’est le héros. Qu’est-ce que t’en penses ?

― C’est absolument parfait !

― Enfin, elle souffre d’Alzheimer.

― Bon choix !

― Sans compter qu’elle est schizo.

― Parfait !

― En fait, c’est une extraterrestre.

― Génial !

Cette discussion continua pendant plusieurs heures ; finalement, on avait décidé des grandes lignes de la personnalité de l’héroïne du jeu érotique dont j’écrivais le scénario.

― L’héroïne est donc l’amie d’enfance du héros, ainsi qu’un robot domestique. Elle est aveugle, sourde, muette et maladive ; en plus de ça, c’est une extraterrestre souffrant d’Alzheimer et de schizophrénie. Mais en réalité, c’est un fantôme qui a eu un lien avec le héros dans une vie antérieure. Et sa véritable forme est celle de l’esprit d’un renard.

― Waouh, incroyable ! C’est parfait ! C’est mœ mœ !

― Hm…

― Qu’est-ce qui t’arrive, Satô ? Tu peux commencer à écrire le scénario là.

― Hm… Hm…

― Hein ?

― Comment je pourrais écrire un scénario avec tout ça dedans ? Je vais faire ça à ma sauce !

Je donnai un coup de pied à Yamazaki et rentrai dans mon propre appartement.

Il était déjà deux heures du matin.

Mais qu’est-ce qui nous est arrivé ? J’essayai de m’en inquiéter, mais au final, on était juste deux bons à rien de hikikomoris, après tout. Je décidai de continuer à fuir la réalité.

Exactement ! En parlant de fuir la réalité, la meilleure chose était de créer un jeu érotique.

C’est pour ça que je vais me mettre à écrire le scénario sur le champ !

Partie deux#

Plusieurs jours passèrent rapidement.

« Un voyage emmenant des soldats à travers l’amour et la jeunesse, tout en tenant tête à une gigantesque organisation du mal… » Voilà le pitch de l’histoire que j’avais griffonnée, comme cela semblait opportun. Au début, tout se passait étonnamment bien. Les mots sortaient avec fluidité. J’étais abasourdi par mes propres talents d’écrivain.

Malheureusement, je fis rapidement face à un problème de taille : l’histoire que j’écrivais était censée être celle d’un jeu érotique ― et qui dit jeu érotique, dit scènes érotiques. Grosso modo, pour écrire une histoire érotique, il me fallait décrire dans les moindres détails ces scènes. Je devais écrire des scènes d’amour en long en large et en travers. C’était cruel. Il était dramatique qu’à l’âge de vingt-deux ans je devais écrire une soi-disant histoire érotique. C’était trop cruel.

Cela faisait trois jours que j’étais enfermé chez moi.

Mon travail devenait extrêmement difficile. Mes scénarios n’avançaient même pas à la vitesse d’une ligne par heure. Les mots… Les mots me manquent. Mon cerveau n’était tout simplement pas équipé pour ce genre de métaphores bien particulières qu’on utilise dans les romans érotiques. Je n’avais pas la moindre idée de quoi faire. Il me fallait des heures pour trouver juste un seul mot.

Et surtout, c’était mortifiant. Mais pourquoi est-ce que j’écrivais ce genre de récit honteux ? Il y a quand même une limite à fuir la réalité. Je rougissais, assis seul dans ma chambre sombre. Mon cœur battait à tout rompre, j’étais pris de sueurs froides, mes doigts s’arrêtaient sur le clavier pendant que je tapais… Je n’en pouvais plus. Je ne voulais pas écrire de scènes érotiques.

Franchement, j’en avais ma claque. Marre, par-dessus la tête, bref, j’étais à bout.

Mais j’avais pris mon courage à deux mains, et je construisais mes phrases en me focalisant uniquement sur moi parce que j’avais peur qu’à la seconde où je m’arrêterais d’écrire, les vrais problèmes que je tentais désespérément d’ignorer allaient revenir à la charge. Il m’aurait fallu regarder en face la cruelle vérité, et ça n’aurait pas été une bonne chose. Au contraire, ça n’aurait fait qu’empirer les choses.

C’est pour cette raison que j’utilisais les livres de France Shoin que j’avais achetés comme modèles tout en me concentrant à écrire mon scénario. Cherche les bons mots ! Trouve la métaphore ! C’était une épreuve éprouvante. J’écrivais puis effaçais… Réécrivais puis ré-effaçais. Mon cerveau était sur le point d’imploser.

« L’homme déboutonna son pantalon et laissa tomber son jean jusqu’à ses genoux. »

« Ah, ah, oh non ! »

« Sœurette, sœurette, sœurette ! »

« Et ses doux seins… »

« … se masturbant… »

Ça va pas. Efface.

« Se gonflant. »

Non. Efface.

« Il se dressa de façon virile. »

N’importe quoi ! Efface, efface !

« Transperçant le ciel. »

T’es sérieux là ?! Efface, efface, efface !

« Trempée jusqu’aux os. »

Non !

« Rose saumon. »

J’ai dit « non ! »

« Sueur brillante. »

Non !

« Collé au bas de l’abdomen. »

Arrête ça !

« Visqueux. »

Ça suffit !

« Battement de cœur. »

J’en peux plus !

« Les lèvres. »

Qu’est-ce qui cloche chez moi ?

« Nacré. »

J’ai dit « qu’est-ce qui cloche chez moi ? »

« D’un blanc laiteux. »

Bon sang, mais qu’est-ce qui cloche chez moi…?

« Petits seins… »

« … jeune et fraîche… »

« … transpirant… »

« … plus fort… »

« N-Non ! »

« … doux gémissement… »

« … se frottant contre son corps… »

« … légèrement pointu… »

D’autres mots me venaient à l’esprit : « tripoter »… « ondulation »… « insertion »… « hanches »… « sur ses lèvres »… « grincement »… « douceur »… « comme un chaton »… « corps féminin »… « tension »…

Mais qu’est-ce qui tourne pas rond chez moi…?

« Gonflé »… « au niveau de l’entrejambe »… « mignonne »… « urgent »… « dur »… « rose pâle »… « veut voir »… « ça va »… « complètement nue »… « plus rien sur elle »… « une tache ovale »… « monceau »… « fente »…

Ça suffit.

« Juste en-dessous du nombril »… « les parties intimes »… « fait battre son cœur »…

Je suis foutu.

« Gonflé »… « respirant doucement »… « simple »… « la forêt noire »… « débordant de nectar »… « avec son index »… « c’est presque comme si on s’aspergeait d’eau soi-même »… « impatiemment »… « indécent »… « de la membrane »…

Et ma vie dans tout ça…?

« Gonflé »… « piston »… « vulgaire »… « fente »…

J’ai plus aucun avenir.

« Gonflé »… « couinement »… « mouillée »… « chaude »… « bourbe »… « plongé dans »… « prépuce »… « peau douce »… « rougissant un peu »… « libidineux »…

Je ferais mieux de mourir.

« Gonflé »… « gonflé »… « transperçant le ciel »… « se dressant ».

« Gonflé »… « gonflé »… « gonflé »… « gonflé »… « gonflé ! »

AHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHH !

Je m’arrachais les cheveux.

Efface tout, efface tout, efface tout…

Depuis le début, c’était une erreur d’utiliser les livres de France Shoin comme modèle. Quand la fiction devient un modèle pour la fiction, c’est normal que les descriptions deviennent de plus en plus étranges. J’avais l’impression de devenir fou.

Je vais bien. Du calme.

En inspirant profondément pour me calmer, je décidai de recommencer depuis le début, en utilisant ma propre expérience personnelle comme source d’inspiration. En faisant ça, je devrais pouvoir créer des scènes érotiques réalistes basées sur mes expériences réelles.

Des expériences réelles, des expériences réelles…

Si je cherchais des expériences réelles que je pouvais utiliser dans un jeu érotique, je n’avais pas d’autres choix que de me replonger loin dans le passé. Il me fallait me souvenir de ces temps immémoriaux, il y a cinq ans… les bons moments passés il y a cinq ans… mes années lycéennes.

Je fermai les yeux et tentai de me remémorer. En faisant ça, je réalisai rapidement que ces souvenirs se situaient dans une zone émotionnelle très perturbée. Je me dépêchai de rouvrir les yeux et d’essayer de ne plus y penser. Malheureusement, le fil de mes pensées, une fois lancé, était impossible à arrêter.

Mes brillantes et optimistes années de lycée… ma jeunesse rafraîchissante.

Qui dit « lycée », dit « romances un peu amères », et la société n’a généralement rien contre cette sagesse convenue. Moi aussi, j’avais connu une romance ; chaque jour était rempli d’excitation, comme dans un jeu de drague. Par exemple, j’étais amoureux de cette fille de mon club de littérature.

Comme on pouvait l’attendre de quelqu’un inscrit dans un club de littérature, c’était une lectrice invétérée. Et de ce fait, c’était une grosse idiote. Une fois, elle avait lu le Guide parfait du suicide juste devant moi.

Je m’étais dit « Tu devrais arrêter parce que ce genre de comportement est déplacé. Tu es jolie, alors pourquoi ne pas te comporter normalement ? »

Cette fille n’avait pas du tout l’air d’avoir remarqué quoi que ce soit.

― Pourquoi tu lis ce livre ? lui avais-je demandé, sentant que je n’avais pas le choix.

Riant timidement, elle m’avait répondu :

― Tu ne trouves pas que le suicide, c’est cool en quelque sorte ?

À cette époque, elle venait tout juste de rompre avec fracas avec son petit ami, et cela semblait la déprimer.

― Hé, Satô. Qu’est-ce que tu penses des gens qui se suicident ? m’avait-elle demandé.

― Je pense que c’est leur problème. S’ils veulent se suicider, je crois qu’ils sont parfaitement libres de le faire. C’est sûrement pas aux autres de les juger.

― Hum.

Elle ne semblait pas impressionnée par ma réponse bateau ; comme si elle se dégonflait, elle était retournée à la lecture de son livre sur ses cuisses.

Après les cours, un autre jour, juste au moment où j’en avais marre de jouer aux cartes avec elle, elle m’avait interpelé :

― Hé.

― Quoi ?

― Satô, après tout ce temps, si je venais à mourir, est-ce que ça te rendrait triste ?

J’avais beau essayer, je n’arrivais vraiment pas à me rappeler ce que j’avais répondu ce jour-là. Tout ce dont je peux me souvenir clairement, c’est que quelques jours après, elle était venue à l’école avec les avant-bras enveloppés dans des bandages blancs.

Allez quoi, tu te fous de moi ? Comme si j’avais pu savoir que t’étais vraiment sérieuse à propos de ta tentative de suicide, mais t’aurais au moins pu être un tantinet plus gênée par tout ce mélodrame.

― T’es pas une abrutie de collégienne.

Elle m’avait répondu :

― Normal, je suis une abrutie de lycéenne.

Elle était le genre de fille à répondre ouvertement ce genre de choses, même si elle visait la grande et difficile d’accès université de Waseda. Fièrement, elle passait du coq à l’âne du genre :

― Au fait, notre problème, c’est qu’il y a plus de méchants nulle part.

Elle avait continué son explication.

― Personne à blâmer. Que ce soit Mizuguchi de l’équipe de basket, ni toi, Satô, ni moi, personne n’est à blâmer. Pour une raison ou une autre, toutes sortes de choses semblent aller dans la mauvaise direction. C’est bizarre.

― Tout ce que je trouve bizarre ici, c’est ton cerveau.

― Tu pourrais être plus gentil avec une fille qui sort de l’hôpital. Au fait, Satô, tu avais remarqué que même si rien n’est de notre faute, il se passe beaucoup de choses cruelles tout autour de nous ? C’est parce qu’une gigantesque organisation secrète prépare un terrible complot contre nous.

― Mais bien sûr.

― C’est la vérité. Un petit oiseau me l’a dit.

― Mais oui, mais oui.

Elle était le genre de fille qui aimait faire croire qu’elle était folle. Malgré ça ― et parce qu’elle était jolie ― j’étais amoureux d’elle.

Quelques jours avant la fin de l’année scolaire, elle m’avait même laissé le faire une fois avec elle.

Ça m’émouvait vraiment de penser que la récompense pour tout le mal que je m’étais donné pendant deux années entières pour rester en bons termes avec elle était ce simple acte. C’était plus ou moins excitant, mais c’était aussi triste en quelque sorte. Au final, j’ai juste pu le faire cette fois-là.

Sur le coup, j’avais eu le sentiment que j’aurais dû le faire plusieurs fois à la suite. Mais plus tard, j’avais aussi eu le sentiment que ça aurait été mieux si je ne l’avais pas fait cette fois-là. Je me demandais ce qui aurait été le mieux.

Ahh…

Dans un café branché de Shibuya, je lui demandai, « Alors, c’est quoi l’idée ? » C’était la première fois que je la revoyais depuis plusieurs années.

Le dimanche précédent, sans crier gare, j’avais eu un appel. « Faut qu’on se revoie », qu’elle avait dit.

J’avais quitté mon appartement sans m’inquiéter de quoi que ce soit.

On s’était donné rendez-vous devant la statue Moai. Ça faisait un peu touriste, mais comme on était d’une autre ville, ça ne posait pas vraiment problème. À peine on s’était salué qu’elle me dit,

― J’ai appelé chez toi, Satô, pour essayer de savoir comment te joindre, mais ta mère m’a pris pour une démarcheuse et n’a rien voulu me dire.

― Ah oui, ça arrive souvent. Ces démarcheurs se font passer pour des ex-camarades de classe pour essayer de collecter des informations…

C’était assez déprimant qu’après tant de temps sans se revoir, c’était notre premier sujet de conversation.

Mes souvenirs ne m’avaient pas trahi : elle était vraiment mignonne. Et puis, j’étais un tantinet nerveux. En plus, je souffrais de la peur des contacts visuels et d’agoraphobie ― névroses dont sont souvent sujets les hikikomoris. Même après être entré dans le café, je n’arrêtais pas de transpirer.

Assise contre la fenêtre, la fille touillait son café glacé avec une paille.

― Satô, qu’est-ce que tu deviens ?

Je répondis franchement, sans rien cacher. Je souriais.

Elle rit.

― J’étais sûre que tu finirais comme ça.

― Oh, ça va faire quatre ans que je m’enferme, me vantai-je. Je suis un hikikomori pro !

― Même maintenant, t’as du mal à sortir dehors ?

J’acquiesçai.

― Ça tombe bien, j’ai un truc qui te fera du bien.

La fille sortit de son sac ce qui ressemblait à une boîte de pilules et me tendit quelques capsules.

― C’est du Ritalin.

― C’est quoi ça ?

― C’est une drogue plus ou moins de la famille des stimulants. Ça marche vraiment. Avec ça, tu te sentiras en forme quand tu le voudras !

Elle était toujours aussi bizarre, même après tout ce temps. Il était évident qu’elle devait consulter au moins trois psys. Malgré tout, sa sollicitude me toucha, alors je pris gracieusement une des douteuses pilules.

Après ça, je me sentis en pleine forme. En fait, s’ensuivit une conversation inutilement gaie.

― Tu étais si normal au lycée, Satô… Enfin, non, pas vraiment.

― Et toi, tu fais quoi maintenant ?

― Je suis au chômage.

― Mais t’es sortie diplômée de ta fac, non ?

― Oui, mais maintenant, je suis sans emploi. Je vais bientôt devenir femme au foyer, par contre.

― Hum, tu vas te marier ?

Une jeune épouse de vingt-quatre ans. Mœ mœ…

― Surpris ?

― Plus ou moins.

― Triste ?

― Pas du tout.

― Pourquoi ça ?

― À ton avis ?

On quitta le café. La fille sautilla autour de moi, en riant joyeusement.

Puis elle me dit :

― Je suis vraiment heureuse là.

Elle se vanta de se marier avec un employé zélé du gouvernement qui roulait sur l’or et qui, cerise sur le gâteau, était beau. En gros, elle se mariait avec la meilleure personne possible !

― Te casse pas trop la tête avec ça. Oui, il ne faut pas se prendre la tête avec des choses compliquées. Je suis heureuse.

Le ton de sa voix était enjoué ; il était fort possible qu’elle s’aidait avec la drogue.

Alors qu’on traversait une foule, elle demanda :

― À l’époque, j’aurais dû sortir avec toi. Tu m’aimais vraiment, pas vrai, Satô ?

― Je cherchais juste une fille qui me laisserait le faire avec elle.

― Je suis vraiment désolée. Peut-être qu’on n’aurait pas dû passer tout ce temps à jouer aux cartes.

― Le fait qu’on se soit quittés si rapidement après la seule fois où on l’a fait… ça a vraiment été dur pour moi.

― Peut-être que c’est de ma faute si tu es devenu un hikikomori.

― Rien à voir. C’était plutôt à cause d’une autre grande…

― D’une gigantesque organisation secrète ?

― Ouais, exactement ! La gigantesque organisation secrète du mal m’a eu.

― Moi aussi, tu sais. Elle m’a arnaquée, moi aussi ! Et il n’y a peut-être plus rien à y faire…

Soudain, elle annonça qu’elle était enceinte.

― Waouh ! J’en reviens pas ! Tu vas être maman !

J’étais abasourdi.

― C’est pour ça que je me marie. Maintenant, j’ai réussi ma vie ! J’ai suivi le bon chemin. Maintenant, je pense que je peux aller de l’avant, jusqu’au bout, droit devant.

Elle marchait vite, environ trois pas devant moi. Je ne pouvais pas voir son visage, mais au ton de sa voix, je pouvais deviner qu’elle était vraiment excitée. Elle était heureuse. Elle devait l’être.

― C’est vraiment génial. Ouais, vraiment, vraiment génial.

Je répétai la même chose plusieurs fois d’affilée pour fêter comme il se doit le début de sa nouvelle vie.

― Ça te dérange pas, Satô ?

Elle s’arrêta.

― Non, pas vraiment.

Je m’arrêtai également.

― Je ne sais pas pourquoi, mais je souffre.

On était arrivés dans une rue bordée d’hôtels. Il y avait plusieurs couples qui se baladaient bras dessus bras dessous, même si on était au beau milieu de la journée. Je ressentis un léger frisson d’excitation.

― Bon, qu’est-ce qu’on attend pour le faire ?

La fille afficha un sourire qui ne laissait aucun doute sur ce qu’elle sous-entendait.

― Le faire avec une jeune mariée, oh oui ! C’est comme à la télé !

J’étais encore plus excité.

― Je t’ai juste laissé le faire une fois, alors j’ai un peu de peine pour toi.

On se tenait devant un hôtel, l’un en face de l’autre. J’avais vraiment envie d’aller y passer du bon temps avec elle.

On riait tous les deux.

― T’es heureuse maintenant, pas vrai ? lui demandai-je.

― Exact.

― Te voilà à un endroit où la gigantesque organisation secrète ne peut plus t’atteindre, hein ?

― Exact, répéta-t-elle.

― Dans ce cas, je rentre chez moi.

Suivant mon intuition, je m’éloignai immédiatement.

En passant à côté d’elle, je jetai un bref coup d’œil. Elle pleurait. Cela semblait impossible. Ça ne devrait pourtant pas être bien sorcier pour une fille aussi mignonne et sympa qu’elle de mener une vie heureuse, saine et paisible ― le genre de choses que n’importe qui envierait. Une fille aussi belle devrait être en mesure de vivre une vie insouciante.

En pratique, on ne peut rien faire face à une dépression aussi inutile que récurrente. N’importe qui peut devenir du jour au lendemain inconsolable ou en colère. Même en étant suffisamment en rogne pour avoir envie de frapper sur quelque chose, on ne trouve pas de cible sur qui décharger toute cette colère. Une gigantesque organisation secrète… On rêve qu’une telle chose existe. Ça en devient même un rêve…

D’horribles choses inondent ce monde enveloppé dans un malheur complexe, désordonné, absurde et incompréhensible.

Elle m’avait raconté que son amie de fac s’était suicidée, en laissant derrière elle une stupide lettre disant « Rêves et amour m’ont brisée, alors il ne me reste plus qu’à mourir maintenant. » Un ex-camarade de primaire s’était marié avant de divorcer. Yamada élevait désormais seul deux enfants et commençait à avoir des cheveux blancs, ce qui la faisait rire. Kazumi, qui vivait avec un homme, est rentrée chez sa famille, Yûsuke, qui voulait devenir fonctionnaire, avait échoué aux concours. Yamazaki, qui faisait des jeux érotiques, avait vu tous ses rêves s’écrouler.

― Je mets à l’épreuve mes propres talents. Il n’est pas nécessaire que ce soit un jeu érotique, mais je vais… je vais faire quelque chose !

Au moment où il avait déclaré ça, soûl, son avenir de fermier courant après les vaches était déjà tout tracé. Je ne voyais pas comment il pouvait y échapper.

Lors de retrouvailles et de fêtes, tout le monde riait et faisait des histoires. Ces moments étaient amusants, comme l’était le karaoké. Tout le monde passait du bon temps et semblait persuadé qu’un avenir radieux les attendait : on peut devenir ce qu’on veut ! On peut faire ce qu’on veut ! On peut devenir heureux !

C’était vrai ― hélas, lentement mais sûrement, à une vitesse tellement lente qu’on ne le remarqua même pas, on s’était retrouvés sur le carreau. Il n’y avait plus rien à faire, même si on avait des problèmes, qu’on était malheureux ou qu’on pleurait. Chacun d’entre nous avait fini par vivre de terribles expériences. Tout n’était qu’une question de temps ; mais au final, on se retrouvait tous dans une situation vraiment insupportable.

J’avais peur. J’avais peur de toutes sortes de choses.

Je pensai à mon ex-camarade de lycée. Hé, je suis vraiment nul. Je suis dix mille fois pire que ce fonctionnaire que tu as pu rencontrer.

Il n’y a rien que je puisse faire pour toi. J’aurais vraiment voulu aller à l’hôtel avec toi, mais ça n’aurait fait qu’empirer les choses pour toi. Je n’essayais pas de me la jouer cool ou quoi. Ah, je voulais vraiment de chez vraiment faire l’amour avec toi. Mais c’est impossible. C’est clairement impossible. Un pitoyable hikikomori comme moi, déjà pas fichu de prendre soin de lui-même, n’a pas les moyens de te rendre heureuse.

Oh, je voulais devenir quelqu’un de fort, quelqu’un sur qui on pourrait compter, quelqu’un qui illuminerait son entourage juste par sa présence. Je voulais répandre le bonheur autour de moi. Malheureusement, la dure réalité, c’est que je suis un hikikomori ― un hikikomori qui a peur du monde extérieur.

J’ignore pourquoi j’ai si peur, si peur que je ne fais plus rien.

Je ne suis plus bon à rien.

Le mois suivant, mon argent de poche allait disparaître. Qu’est-ce que j’allais faire du coup ? Ce mode de vie allait bientôt disparaître à son tour. Devrais-je me contenter de mettre fin à mes jours ?

J’éteignis l’ordinateur que j’utilisais pour écrire les scénarios de jeux érotiques. J’avais pris la décision d’appeler Yamazaki et de m’excuser. « Je suis désolé, je ne peux plus écrire de scénarios. »

Mais il était déjà au téléphone. Je pouvais l’entendre crier de colère à travers le mur.

― Pourquoi il faut toujours qu’on en revienne à ça ?! Pour commencer, je suis venu ici par mes propres moyens. J’ai aucune obligation de suivre tes ordres !

Il semblait qu’il était encore en train de se disputer avec ses parents. Tout le monde a ses propres problèmes.

J’étais sur le point de vraiment perdre le courage de continuer. C’est alors qu’un vers d’un poème me vint à l’esprit : « La fin de la saison des pluies, rafraîchissante, suicide. »

Je secouai la tête. Pour l’instant, je décidai d’aller dormir. Après avoir enfilé mon pyjama, je tentai de me coucher dans mon lit. À ce moment-là, le morceau de papier sur ma télé attira mon attention. C’était le contrat que Misaki m’avait donné.

Un soir, j’étais en train de lire un manga dans le rayon magazines de la supérette du coin, quand, soudain, Misaki apparut derrière moi.

― D’ici à la prochaine fois qu’on se reverra, tâche de signer et de tamponner ça, d’accord ? me dit-elle, tout en sortant un papier de son sac.

Elle me le tendit ; et à en juger son état, elle devait se balader avec depuis un moment.

Ce bout de papier…

Je l’avais déjà lu plusieurs fois, mais je le repris et le relus une fois de plus. C’était, bien entendu, un document parfaitement incompréhensible, et tellement ridicule que j’en avais mal à la tête. Cependant, avec mon moral au plus bas, je le trouvais intéressant sur certains aspects. Alors, je finis par signer et tamponner le contrat.

Après l’avoir fourré dans ma poche, je me dirigeai vers le parc voisin. Il faisait nuit, et la lune était là. Quelque part au loin, un chien hurla. Assis sur le banc près des balançoires, je regardai l’air rêveur en direction du ciel étoilé.

Contre toute attente, Misaki fit son apparition, habillée une fois de plus normalement plutôt qu’en religieuse. Elle me rejoignit près du banc et commença à sortir des excuses pour des choses que je n’avais même pas mentionnées.

― Ne va pas croire que je passe mes soirées à regarder l’entrée du parc de ma fenêtre.

Je ris. Après que mon rire se soit évaporé, l’aboiement distant du chien s’arrêta, et le seul bruit encore audible était celui au loin de la sirène d’une ambulance, Misaki demanda :

― Tu as fini de faire ton jeu ?

― Au, ouais, l’eroge a été annulé au final. Comment t’es au courant de ça, toi ?

― Yamazaki est passé au manga café il y a quelques jours, et il se trouve que je l’ai entendu en parler. Au fait, c’est quoi un eroge ?

― C’est la contraction d’EROA et GARIOA. EROA est l’abbréviation d’Economic Rehabilitation in Occupied Areas, soit Réhabilitation Économique en Zone Occupée, et GARIOA celle de Government Appropriation for Relief in Occupied Areas, soit Projet de Loi Gouvernemental pour l’Aide en Zone Occupée. Ces jeux ont été développés par le gouvernement américain pour prévenir des problèmes sociaux, tels que la maladie et la famine, dans des zones occupées par les États-Unis après la Deuxième Guerre Mondiale.

― C’est un gros mensonge, hein ?

― Ouais.

― Et le fait que t’es un créateur aussi, pas vrai ?

― Ouais.

― En réalité, t’es un hikikomori sans emploi, c’est ça ?

― Ouais.

Je lui tendis le contrat. En me le prenant rapidement des mains, Misaki bondit.

― Tu t’es enfin décidé à le signer ! Tout ira bien maintenant, Satô. Tu pourras même voyager dans le monde entier après un peu d’entraînement.

― Misaki, t’es qui au juste ?

― Je te l’ai déjà dit, non ? Je suis une gentille fille qui aide les jeunes gens qui souffrent. Bien entendu, cette activité fait partie de mon projet. Alors sois tranquille, il ne t’arrivera rien de mal, ok ?

C’était une explication bien douteuse. N’empêche…

― Quoi qu’il en soit, avec ça, notre contrat est scellé ! Si tu le romps, ça te coûtera un million de yens, compris ?

Misaki mit le contrat dans sa poche et sourit d’un éclat aveuglant. Puis, je commençai à ressentir de l’anxiété. J’avais l’impression de faire une énorme erreur.

Quelle valeur légale pouvait bien avoir ce contrat ? J’aurais dû demander à mes amis de fac qui ont fait du droit.

Contrat d’échappatoire à la vie de hikikomori et de soutien qui en découle

Nom de l’hikikomori : Satô Tatsuhiro.

Nom de l’assistant(e) : Misaki Nakahara.

Nous définirons par la suite le hikikomori comme étant la partie A et l’assistant(e) comme étant la partie B, le contrat suivant ayant été établi entre les deux parties.

A devra avouer à B toutes ses angoisses, complications, réclamations, plaintes, et toutes autres pensées intérieures concernant l’échappatoire à la vie de hikikomori.

B aura pour devoir de faire tout ce qui est en son pouvoir pour aider A à échapper de sa vie de hikikomori et à se réinsérer avec succès dans la société (que l’on notera C). En outre, durant le processus menant à C, B se devra de tenter de préserver une stabilité émotionnelle de A.

En contrepartie, A aura pour obligation s’adresser poliment à B.

A devra suivre à la lettre toutes les instructions de B.

De plus, A ne devra pas considérer B comme une personne détestable. A ne devra pas traiter B de façon cruelle.

Naturellement, tout acte violent, tel que les coups de poings ou les coups de pieds, sont à proscrire.

Les thérapies se dérouleront tous les soirs au parc du quartier Mita. Venir après le dîner.

Si A suit le contrat à la lettre, A sera en mesure d’atteindre C.

Si A rompt le contrat, il devra s’acquitter de la somme d’un million de yens à B.

En me remémorant les termes du contrat, je fus pris d’une grande anxiété.

― Laisse tomber ! Rends-moi le contrat !

Mais Misaki était déjà partie depuis longtemps.

On m’avait laissé seul, au bord de la crise de nerfs.