Chapitre 6#

Titre

Celui qui a changé, celui qui ne l’a jamais fait

La pluie continuait à tomber au petit matin. Elle était suffisamment forte pour me servir d’excuse pour ne pas sortir une fois levé.

Du coup, j’avais le temps de réfléchir à la suite.

Alors que je jetai un œil à ma liste de choses à faire avant de mourir, Miyagi s’approcha et demanda :

— Comment avez-vous l’intention de passer la journée ?

Je m’étais habitué à l’entendre rejeter mes idées les unes après les autres, alors j’attendis la suite, préparé à ne pas me laisser influencé par ce qu’elle allait dire – mais elle ne dit rien de plus et se contenta de regarder ma liste. Il ne semblait pas y avoir de sens caché derrière sa question.

J’observai à nouveau Miyagi.

Je le pensais depuis que je l’avais rencontrée, mais elle avait une apparence, d’une certaine façon, très ordonnée.

Bah, je vais pas y aller par quatre chemins. D’un point de vue purement apparence, elle était point par point mon type. Des yeux éclatants, des sourcils mélancoliques, des lèvres fermes, un visage bien formé, des cheveux soyeux, des doigts nerveux, des cuisses sveltes – et ainsi de suite, je pouvais continuer encore longtemps.

De ce fait, depuis son apparition dans mon appartement, je ne savais plus sur quel pied danser.

Je ne pouvais même plus bailler négligemment face à une fille qui était tout à fait mon genre. Je voulais masquer mes mauvais côtés et ma respiration d’abruti.

Si la personne qui me surveillait avait été l’opposé – un vioque moche et sale – je suis sûr que j’aurais pu me détendre bien plus et réfléchir sereinement.

Mais avec Miyagi, je me sentais extrêmement gêné à cause de mes désirs pervers et de mes espoirs misérables.

— Ce n’est que mon avis, commença Miyagi, mais est-ce qu’au fond de vous, vous considérez que c’est la liste de ce que vous voulez vraiment faire ?

— Bah, c’est à ça que je réfléchissais.

— Si je peux me permettre… j’ai l’impression que vous avez écrit une liste de choses que quelqu’un d’autre aimerait faire avant de mourir.

— T’as peut-être raison, admis-je. Peut-être qu’il n’y a rien que je tiens tant à faire avant de mourir. Mais j’ai l’impression que je peux pas rester les bras croisés, alors j’essaie de me mettre à la place de quelqu’un d’autre.

— N’empêche, je pense qu’il doit exister quelque chose qui vous conviendrait bien mieux.

Tout en me laissant sur ce commentaire prétendument profond, Miyagi retourna à son endroit habituel.

J’en arrivai donc à la conclusion suivante.

Il me fallait corriger mes désirs pervers et mes espoirs misérables même un tant soit peu. Je devrais moins réfléchir, être plus effronté, plus vulgaire et passer mes derniers mois en suivant mon instinct.

Qu’est-ce qu’il faut changer au point où j’en suis ? Je me disait que je n’avais rien à perdre.

Je parcourus à nouveau la liste, puis, me préparai à appeler un ami.

Cette fois-ci, après seulement quelques tonalités, la personne décrocha.


Je sortis avec un parapluie, mais le temps que j’atteigne la gare, la pluie s’était arrêtée – toute l’histoire de ma vie.

Le ciel était si clair qu’on aurait dit que la pluie de plus tôt semblait avoir été un mirage ; porter un parapluie paraissait donc complètement farfelu, c’était comme se trimballer avec une paire de patin à glace au milieu du désert.

Les routes détrempées brillaient. J’entrai dans la gare comme pour échapper à la chaleur, mais c’était pareil à l’intérieur.

Je n’avais pas pris le train depuis un bail. Je pénétrai dans la salle d’attente et achetai un soda dans un distributeur près d’une poubelle avant de m’assoir sur un banc et finir la canette en trois gorgées. Miyagi s’était acheté de l’eau minérale, et la but d’une traite en fermant les yeux.

Je levai les yeux au ciel à travers la fenêtre. Il y avait un léger arc-en-ciel qui prenait forme. J’avais même oublié l’existence de ces phénomènes.

Bien entendu, j’aurais dû savoir ce qu’était un arc-en-ciel, comment il se formait, ce que les gens associaient à ce dernier – mais étrangement, j’avais à un moment oublié cette connaissance de base qu’ils existaient vraiment.

Je remarquai quelque chose, à bien y regarder. Je pouvais voir un total de cinq couleurs dans cet immense arc dans le ciel – il en manquait deux. Rouge, jaune, vert, bleu, violet.

Tout en me demandant quelles couleurs je ne voyais pas, je mélangeai les couleurs sur une palette imaginaire, avant de finir par réaliser que c’étaient le orange et l’indigo.

— Oui, vous faites bien de le contempler sérieusement, dit Miyagi à côté de moi. C’est peut-être le dernier arc-en-ciel que vous verrez de votre vie.

— Ouais, acquiesçai-je. Et si on va par là, peut-être que je mettrai plus jamais les pieds dans une salle d’attente, ou que c’était mon tout dernier soda, ou encore la dernière fois que je jette une canette.

Je jetai le cylindre métallique vide dans une poubelle bleue. Le bruit de l’entrechoquement de celui-ci avec ces confrères résonna dans la salle.

— Tout pourrait être la dernière fois. Mais ça a toujours été comme ça, même avant que je vende ma longévité.

C’est ce que je disais, mais la déclaration de Miyagi commençait à me rendre un peu nerveux.

Les arcs-en-ciel, les salles d’attente, les sodas, les canettes, qu’est-ce qu’on s’en fout de tout ça. Mais…

Combien de CDs j’allais pouvoir écouter d’ici là ? Combien de livres ? Combien de cigarettes ?

Ces pensées me firent soudain ressentir comme une certaine peur.

La mort signifiait l’incapacité de faire quoi que ce soit, et ce, pour toujours.

Après être descendu du train, je me rendis dans un restaurant qui était à quinze minutes de bus pour aller à la rencontre de Naruse.

Naruse était un ami de lycée. Il était de taille moyenne comme moi, peut-être un peu plus petit, avec un visage un peu trop ciselé.

Il réfléchissait vite, et pouvait facilement captiver les gens quand il parlait, alors il était apprécié des gens. Il était étrange qu’un paria comme moi puisse être en bons termes avec lui.

Mais on avait une chose en commun. Et c’était qu’on pouvait se permettre de rire d’à peu près tout.

Au lycée, on passait beaucoup de temps assis dans des fast foods, à nous moquer de toutes sortes de choses du quotidien en frôlant l’insolence.

Je voulais rire de tout encore une fois. C’était mon unique objectif. Mais il y avait également une deuxième raison pour laquelle je voulais le voir.

Tout en attendant que Naruse arrive, Miyagi s’assit à côté de moi côté allée. C’était une table de quatre, mais les sièges n’étaient pas bien larges, alors Miyagi et moi étions donc très proches.

Miyagi continua à m’observer de près. Des fois, nos regards se croisaient, mais elle continuait de regarder sans prêter attention.

Que Naruse se méprenne sur ma relation avec Miyagi, qui traînait toujours dans mes basques où que j’aille, me plairait bien – c’était même ce que j’espérais.

Je voulais bien admettre que c’était d’un pathétique. Mais si je voulais faire quelque chose, il fallait que je le fasse. C’était triste, mais c’était la première chose que je voulais absolument faire après avoir vendu ma longévité.

— Dis, m’dame l’observatrice, dis-je à Miyagi.

— Qu’y a-t-il ?

— Eh bien, j’ai une faveur à te demander… dis-je en me grattant la nuque.

Je voulais demander à Miyagi de jouer le jeu quand l’homme allait arriver, mais je remarquai alors qu’une serveuse se tenait à côté de notre table, tout sourire.

— Excusez-moi, avez-vous choisi ?

Passant à autre chose pour le moment, je commandai un café. La serveuse confirma ma commande, alors je me tournis vers Miyagi et lui demandai au cas où.

— Et toi, tu commandes rien ?

À ce moment-là, Miyagi arbora un visage gêné.

— … Hm, vous devriez éviter de vous adresser à moi devant les autres.

— Quoi, y’a quoi de mal ?

— Il me semble vous l’avoir déjà expliqué, mais… Vous voyez, la présence de nous autres observateurs ne peut être perçue que par ceux qu’on observe. Et donc…

Miyagi agrippa la manche de la serveuse et tira dessus légèrement. Évidemment, comme elle l’avait dit, il n’y eut aucune réaction.

— Toutes mes interactions avec une personne sont comme annulées, comme si ce n’était jamais arrivé, dit-elle, en prenant un verre. Alors bien que je tiens ce verre dans ma main, elle ne le voit pas flotter dans le vide. Cela dit, ce n’est pas pour autant qu’elle voit le verre disparaître quand je le touche, pas plus qu’elle croit qu’il n’a pas bougé – ce n’est pas ce qui s’est passé. On ne peut pas percevoir ma présence, et qui plus est, on ne peut même pas sentir mon absence non plus. Pour autant, il existe une exception. La seule personne à pouvoir voir un observateur est la personne observée. Je sais que ça peut paraître troublant, mais bien que je sois par essence « inexistante », je ne peux pas l’être pour vous, vu que vous êtes déjà conscient de mon existence… En gros, ce que je veux dire, M. Kusunoki, c’est que maintenant, vous donnez l’impression de parler tout seul.

Je jetai un œil au visage de la serveuse.

Elle me regardait comme si j’étais barjo.

Mon café arriva quelques minutes plus tard, et alors que je le sirotais, j’envisageai de partir après avoir fini ma tasse, sans même attendre Naruse.

S’il était arrivé ne serait-ce que quelques secondes plus tard, c’était sûrement ce que j’aurais fait. Mais avant que je n’entérine ma décision, j’aperçus Naruse pénétrer dans le restaurant. Je le saluai à contrecœur.

Après s’être assis, il témoigna une joie exagérée pour notre réunion. Il n’avait évidemment pas remarqué Miyagi assise à côté de moi.

— Ça faisait un bail. Tout roule de ton côté ? demanda Naruse.

— Ouais, on peut dire.

Si tant est que c’est possible pour un type à qui il reste moins de six mois à vivre, pensai-je.


Le temps qu’on finisse de se dire l’un l’autre ce qu’on devenait depuis le temps, on se remit à discuter comme au lycée.

Dans les faits, je ne me rappelle pas du tout de quoi on avait bien pu parler, et le contenu de notre conversation n’avait vraiment que peu d’importance.

On s’en prenait à tout et n’importe quoi, et c’était voulu. Naruse et moi parlions de choses triviales qu’on oubliait aussi tôt et on éclatait de rire.

Je ne dis pas un mot au sujet de ma longévité. Je n’étais pas sûr qu’il me croirait, et je n’avais pas envie de gâcher ce moment.

Si Naruse apprenait qu’il ne me restait que quelques mois à vivre, il se comporterait sûrement de façon différente, par égard pour moi. Il se serait retenu sur les blagues potaches, et se serait retrouvé obsédé à l’idée de trouver des choses réconfortantes à me dire. Je ne voulais pas de ces âneries.

Jusqu’à ce qu’il aborde ce sujet, on pouvait dire que je m’amusais bien.

— Au fait, Kusunoki, dit Naruse d’un air nostalgique, tu dessines toujours ?

— Nan, répondis-je sans détour, avant de choisir minutieusement les bons mots à employer. J’ai pas dessiné du tout depuis que je suis entré à la fac.

— Bien ce que je me disais, ria Naruse. Si tu dessinais toujours, je sais pas ce que j’aurais fait.

Cela mit fin à tout.

Je savais que c’était étrange, mais cet échange, qui n’a même pas duré dix secondes, avait anéanti toute la tendresse que j’avais pu accumuler pour lui au cours des trois dernières années.

En un clin d’œil.

Alors qu’il continuait à parler comme pour essayer d’arrondir les angles, je l’interpelai intérieurement.

Hé. Naruse.

S’il y a bien une chose sur laquelle tu peux pas plaisanter…

C’est vrai, j’avais abandonné le dessin. Mais ça ne voulait pas dire qu’on avait le droit d’en rire.

Je pensais que t’aurais compris ça.

Le sourire que j’esquissai devint de plus en plus vide de sens. J’allumai une cigarette et arrêtai de parler, me contentant d’acquiescer.

Miyagi se mit à parler à côté de moi.

— … Bon, faisons les comptes.

Je fis un léger non de la tête, mais elle continua malgré tout.

— Il semblerait qu’à l’instant, vous en êtes venu à détester M. Naruse un peu. Mais en vérité, il ne vous apprécie pas autant que vous le pensez. À la base, vous étiez censé le revoir dans deux ans un peu de façon similaire, et un détail mènera à une dispute, mettant un terme à votre relation… Vous devriez arrêter avant d’en arriver là. Il n’y a rien à gagner à placer vos espoirs dans cet homme.

L’agacement que je ressentais à l’encontre de Miyagi ne venait pas du fait qu’elle avait insulté mon ami. Ce n’était pas parce que j’avais entendu quelque chose que je n’avais pas envie d’entendre, et ce n’était pas non plus parce que je ne supportais pas d’arborer un visage qui ne reflétait en rien mes sentiments réels.

Enfin, ce n’était pas ma colère envers Naruse qui se moquait de mon rêve d’antan qui était redirigée de façon irrationnelle vers Miyagi.

Alors pourquoi étais-je aussi agacé, me direz-vous ? Je n’en étais pas vraiment certain moi-même.

Quoi qu’il en soit – entre Naruse qui blablatait devant moi sans réfléchir, Miyagi qui me marmonnait des choses lugubres à côté de moi, les deux jeunes filles de l’autre côté de l’allée qui jacassaient avec des voix stridentes avec autant de passion que si elles avaient été bourrées, le groupe d’étudiants tout au fond en train d’applaudir et de crier – soudain, j’explosai.

La ferme, pensai-je.

Pourquoi tu la fermes pas ?

L’instant d’après, je jetai le verre à côté de moi en direction du mur du côté de Miyagi.

L’éclat fit un plus grand bruit qu’attendu, mais le restaurant ne resta silencieux que quelques instants avant que le brouhaha ne reprenne le dessus.

Naruse me regarda avec les yeux écarquillés. J’aperçus une serveuse accourir. Miyagi poussa un soupir.

Mais qu’est-ce que je fous ?

Je déposai plusieurs billets de mille yens sur la table et me ruai hors du bâtiment.

Alors que j’étais monté dans le bus pour la gare, je regardai par la vitre et un vieux batting center attira mon attention.

J’appuyai sur le bouton Descente, descendis du bus et tentai environ trois cent frappes. Au moment où je posai la batte, mes mains étaient ensanglantées, engourdies et pleines de sueur.

J’achetai un Pocari Sweat à un distributeur et m’assis sur un banc pour le boire lentement, tout en observant un groupe d’hommes, que j’estimais revenir du boulot, frapper à la batte.

Peut-être que c’était dû à l’éclairage, mais tout me semblait teinté d’un étrange bleu.

Je ne regrettais pas du tout d’avoir laissé Naruse en plan comme ça. Je doutais fortement qu’il me portait réellement de l’affection.

Peut-être que je me fichais pas mal du genre de personnes qu’il était, mais j’espérais juste pouvoir m’aimer moi-même à travers lui, vu qu’il approuvait ma façon de penser.

Et alors que Naruse avait changé, pas moi.

Peut-être que c’était lui qui était dans le vrai.

Je quittai le batting center et marchai jusqu’à la gare. Le train arriva pile au moment où j’atteignis le quai.

Il était rempli de lycéens qui rentraient de leur club, et tout à coup, je me sentis vieux. Je fermai les yeux et dirigeai mon attention vers les bruits du train.

La nuit était déjà tombée. Je fis un saut à la supérette du coin avant de rentrer chez moi.

Il y avait plusieurs gros papillons de nuit dans le parking, mais ils ne semblaient pas vouloir bouger.

Pendant que j’emmenai mes bières et mes encas à la caisse, je remarquai un couple d’étudiants en survêtement et sandales qui faisait aussi ses courses.

Une fois chez moi, je m’enfilai un repas chaud à base de yakiniku en conserve assaisonné de ciboule tout en sifflant ma bière. En repensant au nombre de litres de bière que j’allais ingurgité avant de mourir, ça avait bien meilleur goût.

— Hé, m’dame l’observatrice, dis-je à Miyagi. Je suis désolé pour tout à l’heure. Je crois que j’étais juste perdu. Des fois, je m’enflamme et j’agis sans réfléchir, t’sais.

— Oui. Je sais, dit Miyagi tout en détournant prudemment le regard.

Je ne pouvais pas lui en vouloir. N’importe qui serait sur ses gardes devant un type qui balance un verre contre le mur en plein milieu d’une conversation.

— T’es pas blessée ?

— Non. Dommage pour vous.

— Hé, je suis sincèrement désolé.

— Ce n’est rien. Je n’ai pas été touchée.

— Tu veux t’en coller une après avoir fini d’écrire dans ton journal ou je sais pas quoi ?

— Vous voulez dire que vous voulez boire avec moi ?

Je ne m’attendais pas à cette réaction.

Je crois qu’il vaut mieux que je joue cartes sur table, pensai-je.

— Bah ouais, je me sens seul.

— Je vois. Eh bien, toutes mes excuses, mais je ne peux pas. Je suis en plein travail.

— T’aurais pu commencer par ça alors.

— Pardon. C’est juste que j’ai trouvé ça étrange. Je me demandais ce que vous alliez répondre.

— Ça m’arrive de me sentir seul, comme n’importe qui. Tu vas pas me faire croire que les autres types que t’as dû surveiller ont pas aussi voulu de la compagnie avant de clamser, non ?

— Je ne me rappelle pas, dit Miyagi.

Après avoir terminé ma bière, pris une bonne douche chaude et m’être brossé les dents, j’allais avoir droit à une bonne nuit de sommeil. Cela devait être dû à la fatigue du batting center.

J’éteignis la lumière et m’affalai sur mon matelas.

On dirait qu’il va falloir que je revois ma façon de penser, pensai-je.

Alors que j’étais toujours plus près de l’au-delà, le monde n’allait pas tout à coup être plus tendre avec moi.

Peut-être que le monde était seulement gentil quand il était question de gens déjà morts. J’aurais dû m’en douter depuis le début, mais il semblerait que je n’avais pas pu m’empêcher d’être trahi par ma naïveté.

Quelque part au fond de moi, j’espérais toujours un peu de douceur dans ce bas monde.