Fosse 1#

Title

Grave Digger (Fossoyeur)

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Le sol sous ses pieds était détrempé et tout autour de lui, il ne pouvait entendre que le bruit des arbres sous le vent et le chant des oiseaux. Bien que le garçon portait un bandeau sur les yeux, il comprit rapidement qu’il avait été déposé près d’une forêt.

Après avoir enfin été libéré de la puanteur de la cage en cuir du fourgon de police, remplir ses poumons d’air frais était tel un sublime festin. Même en repensant à la période avant qu’il ne soit arrêté, il ne pouvait se souvenir d’avoir jamais respiré un air aussi merveilleux.

Hélas, au moment où le garçon était sur le point de prendre une autre bouffée d’air frais, il fut violemment frappé dans le dos.

— Avance, galérien 5722.

Appelé par son nom, il obtempéra et suivit les ordres du policier. Le garçon était bien plus grand que la moyenne, et il avait une telle corpulence que son ombre avait la taille de celle d’un adulte. Mais, à en juger par sa bouche, sa peau bronzée dépourvue d’imperfection, et son manque de pilosité, il n’était manifestement encore qu’un jeune garçon.

— Où suis-je ? Non, mieux, où est-ce que je vais ? marmonna le garçon d’une voix faible et rauque.

Il se demandait si un camp de détention se cachait derrière ce bandeau, mais également combien de temps il avait passé dans le fourgon. Personne n’avait pris la peine de lui dire où il allait. Mais il n’avait également pas osé demander. Pourtant, en théorie, il savait pertinemment qu’il n’y avait que deux possibilités. Soit il répondait correctement, soit c’était la rouste.

Dans sa tête, il n’était pas évident de marcher les yeux bandés, mais en réalité, la route était plate. Comme il ne pouvait se fier à sa vue, ses autres sens étaient plus prompts à collecter des informations sur son entourage. Ses mains étaient menottées et juste devant lui, un officier de la police militaire le tirait derrière lui. Contrairement à lui, ce dernier ne semblait pas humain.

Le garçon pouvait sentir les éclatants rayons du soleil matinal, et il humait l’air naturellement parfumé des arbres de la forêt. Même s’il lui arrivait par moment de marcher sur de l’herbe, il ne trébucha jamais sur des racines errantes. Cet endroit ne semblait pas être à l’état sauvage.

Mais c’était étrange.

C’est quoi cet endroit ?

Son cœur battait à tout rompre.

Même s’il n’en était pas sûr, il avait l’impression que le sol qu’il foulait ne ressemblait en rien à ce qu’il avait connu du haut de ses seize ans.

Des souvenirs et des images de paysages qu’il avait traversés et de scènes dont il avait été témoin lui traversèrent l’esprit. La forêt d’hêtres de sa ville natale, le briquetage et les rues pavées de cette dernière. Puis, il vit des rues sans nom recouvertes de neige et le soldat seul continuant à creuser des tranchées dans le champ de ruines.

Où qu’on aille, on pouvait voir les traces de leurs tanks. L’odeur de l’huile, du charbon, et du sable flottait dans l’air. Il remarqua le sillon des chariots d’unité de soutien, mais également les traces et l’odeur de bouses de cheval éparpillées ici et là. Les ruines d’un campement militaire gisaient là au milieu des cratères provoqués par l’explosion d’obus. Il y avait également la fumée de la poudre à canon… et l’odeur nauséabonde de la chair humaine calcinée.

De la sueur ruisselait des pores de sa peau. Une goutte glissa jusqu’au collier à son cou, collier qui l’empêchait de s’enfuir. Même si ça l’énervait, il ne servait à rien de vouloir retirer les chaînes. Que ce soit les menottes à ses poignets ou le collier à son cou, rien ne lui permettait de faire ce qu’il voulait. Pire, même si ses jambes étaient libres, il remarqua qu’essayer de soulever ses cuisses était extrêmement douloureux et il pouvait les sentir s’alourdir.

Il ne voulait pas aller plus loin.

Pourtant, contre toute attente, une étrange impression l’envahit dans l’obscurité du bandeau. Alors qu’il marchait avec des chaussures dépourvues de lacets pour éviter de potentiels suicides, c’était comme si l’herbe clairsemait étrangement le sol qu’il foulait, mais pas de façon aussi sporadique que les poils sur son menton.

C’est comme si je marche sur quelque chose…

La corde qui retenait ses mains se détendit.

Le policier s’était arrêté et fit claquer brusquement sa langue. En réponse, le corps du garçon se raidit, se préparant à de nouveaux coups. Cependant, la douleur n’arriva pas. Au lieu de ça, le bandeau fut brutalement retiré de son visage. Les pupilles du garçon s’étaient tellement habituées à la pénombre que les soudains rayons du soleil matinal qui s’abattaient sur lui l’aveuglèrent littéralement. Il se courba comme si on l’avait frappé, en recouvrant son visage, ce qui fit simplement ricaner le policier.

— Ouvre grand les yeux, sale morveux.

Tout en clignant des yeux, le garçon s’exécuta.

Sa vision était floue, blanche et brumeuse.

La première chose qui devint claire fut le garde. Comme il s’y attendait, l’homme semblait avoir la trentaine et avait un long et fin visage. La deuxième chose qui entra dans son champ de vision fut le sol détrempé et envahi par les mauvaises herbes… Puis vinrent les tombes.

Des tombes. Encore des tombes. Des rangées de tombes. Dans la clairière de la forêt étaient alignés des monuments aux morts à perte de vue. Les pierres tombales avaient diverses formes et tailles, et même l’intervalle qui les séparait était étrangement irrégulier. Il y avait des pierres séparées d’une dizaine de pas tout le long jusqu’à une autre pierre qui émergeait de terre loin des autres. La moitié semblait même être enterrée dans la forêt. Certaines des pierres tombales étaient faites en granit flambant neuf, tandis que d’autres étaient rongées par la pluie, leur épitaphe et inscriptions n’étant plus lisibles. Il n’y avait aucune espèce d’uniformité ou d’ordre dans cet endroit.

— Est-ce que…? commença-t-il, avant de continuer avec une jeune voix pleine de stupeur, Est-ce que par hasard vous m’avez emmené ici pour vous épargner la peine de trimballer mon cadavre ?

— Et si c’était le cas ? répondit l’homme en riant.

— Alors je crois que ce serait une nouvelle erreur judiciaire.

En réponse, le garde lui asséna un coup dans le creux de l’estomac.

Même s’il se tordit de douleur, la couleur du visage du garçon demeura inchangée tandis qu’il esquissa un sourire amer. Vu qu’il avait écopé d’une peine à perpétuité, il ne pensait pas qu’il serait exécuté ici.

Pff, je parie que ce type serait même pas puni s’il me tuait.

— Enfin bon, continua le geôlier, voilà ta destination.

Avec son index rachitique, le garde pointa la direction où ils se rendaient. Dans un coin à la frontière entre la forêt et le cimetière, le garçon aperçut un manoir aux murs blancs. Il était à peine visible, comme s’il était enterré dans l’intense vert des arbres à larges feuilles. De là où il était, il semblait que c’était un endroit où seule une personne vivait.

Alors qu’ils s’approchaient du manoir, le garçon étant tiré en avant par la corde attachée à ses menottes, il se rendit compte que les murs n’étaient pas peints en blanc. La couleur était en fait le blanc d’une pierre récemment extraite. Le bâtiment n’était également pas si grand, mais son périmètre était entièrement délimité par une clôture noire en fer sans la moindre trace de rouille. Cette dernière était constituée d’innombrables barres dont le bout ressemblait à des pointes de lances, toutes pointées vers le ciel, pour éloigner les voleurs. L’entrée du portail, une porte en fer qui se fondait presque dans la clôture elle-même, était solidement fermée. Évidemment, il n’y avait pas de fête de bienvenue pour les accueillir.

Le garçon se mit à douter qu’il y ait quelqu’un vivant dedans. L’endroit ne montrait aucun signe d’activité récente. Entre la clôture et le bâtiment se trouvait un petit jardin, qui, bien que complètement désherbé, était plat et monotone sans le moindre arbre ni arbuste. Il n’y avait ni fontaines ni sculpture et il ne pouvait voir la moindre corde à linge.

En lieu et place de tout ça, il y avait un interphone et un combiné à côté de l’entrée en fer. Les gens des classes inférieures n’avaient pas accès aux choses comme le télégraphe, et encore moins à une entrée aussi bien équipée que celle-ci. Au même titre que les tanks, le télégramme, même s’il en avait souvent vu durant son service militaire, n’était qu’un outil destiné à des officiers spécialisés. Les gens comme lui, les simples « taupes du champ de bataille », n’avaient jamais l’occasion de toucher ce genre d’appareils.

Eh ben. Contre toute attente, cet endroit est vraiment luxueux, pensa le garçon avec surprise, tout en gardant ça pour lui.

Le garde, visiblement peu habitué à utiliser ce genre d’appareils, pressa maladroitement le bouton de l’interphone. Il prit ensuite le combiné qui y était attaché par un long et fin fil.

— Je suis l’adjudant-maître Barrida de la police militaire de Filbard. Comme convenu, j’ai escorté le galérien 5722.

Après quelques instants, un homme visiblement vieux répondit avec une voix extrêmement rauque.

— Nous vous attendions. Merci, officier. Nous vous sommes grandement redevables.

Le volume du combiné était si fort que le garçon debout derrière le garde n’avait aucun mal à entendre ce qu’il disait.

— Votre mission s’arrête ici, officier. Nous pouvons gérer la situation par nous-mêmes maintenant, alors nous ne voulons pas vous importuner davantage. Nous espérons que votre retour au camp se fera sans encombre. Rentrez bien et restez en bonne santé.

En entendant ça, le visage du garde sembla se tordre de colère. Peu importe la politesse des mots employés, se faire refuser l’entrée comme un vulgaire colporteur semblait avoir mis à mal la fierté de l’adjudant-maître. D’une voix ronchonnante, le garde répondit :

— Mais mon devoir est de m’assurer personnellement que le galérien soit escorté à bon port. J’exige que vous m’ouvriez la porte. Et pour commencer, vous pourriez au moins avoir la politesse de vous montrer en personne.

— Nous avons pris note de votre requête. Cependant, bien que nous vous soyons reconnaissants d’avoir pris la peine de venir jusqu’ici, le dossier du galérien a déjà été signé par les deux parties, les militaires et moi-même. De ce fait, en ce qui concerne le contenu de cet accord, je ne me rappelle d’aucune clause stipulant l’obligation de déposer le garçon directement…

— Mais…

Face à l’obstination de l’officier, avant qu’il ne puisse insister plus longtemps, la voix dans le combiné le coupa.

— Pardonnez-moi, soldat. Seriez-vous l’adjudant-maître Clemens Barrida rattaché au camp de galériens de Racksand dans l’est de Filbard ?

— Hum, c’est exact… répondit le garde avec méfiance à la question inattendue.

Qui qu’elle soit, la personne à l’autre bout du fil parlait avec la plus grande courtoisie possible.

— Si cela vous convient, permettez-nous de vous arranger une réception au restaurant « Le cure-oreille du chat » qui se trouve au pied de la montagne. Là, vous pourrez prendre du bon temps avec une demoiselle de votre goût. Bien entendu, boissons et autres services seront entièrement à notre charge. Et comme votre retour au camp de détention risque d’être retardé d’un jour, nous préviendrons vos supérieurs de la situation. Cette offre vous convient-elle ?

Se voyant soudainement offrir un tel lot de consolation, l’officier à la tête de cheval se mit à cligner frénétiquement des yeux, le regard perdu dans le vide. Tout en changeant de sujet comme si le différend avec un ennemi venant tout juste de recevoir le coup de grâce avait été résolu, la voix rauque continua.

— Pour ce qui est du garçon, porte-t-il un collier ?

— Euh, hum… bafouilla l’officier, avant de se reprendre rapidement, C’est exact.

Dépité, le garde raccrocha le combiné et se mit désespérément à marmonner à lui-même :

— J’ai aucune envie de rester dans cet endroit glauque.

Il se retourna et au moment où le garçon entra dans le champ de vision du garde, le visage de celui-ci montra un profond embarras.

Puis, en se souvenant qu’il n’avait en face de lui qu’un vulgaire galérien, le garde cracha aux pieds de ce dernier.

— Hé, le tueur d’officier supérieur, t’avise pas d’essayer de t’enfuir !

Comme s’il jetait le mégot d’une cigarette, le garde lâcha le bout de la corde qui était attachée aux menottes du garçon.

— Il y aura une visite d’inspection une fois par mois. S’il y a le moindre problème, tu seras immédiatement renvoyé dans le camp de détention. Et puis, tant que ton employeur ne sera pas totalement satisfait de toi, il ne verra aucun mal à te laisser ce collier autour du cou. D’ailleurs, peu importe où tu es, il n’y a nulle part où s’enfuir.

Tout en riant, le garçon répondit :

— Si je me cachais sous le sol, j’ai l’impression que personne au monde ne pourrait me retrouver.

En entendant ça, le garde explosa de rire. Son humeur semblait s’être cent fois améliorée en l’espace de quelques minutes. À en juger par le visage du garde, le garçon pouvait deviner qu’il y allait sûrement avoir plusieurs petites visites inopinées en perspective.

L’homme sortit la clé des menottes d’une des poches de son uniforme et la jeta dans la cour du jardin. Puis, avec la démarche de quelqu’un qui descend des escaliers, il repartit en direction du fourgon.

Le garçon avait été abandonné devant la porte en fer, les menottes toujours attachées.

Il se demanda ce qu’il allait advenir de lui. Après tout, il ne savait rien de son nouveau geôlier.

Enfin bon, advienne que pourra, je suis sûr que je peux m’attendre au pire de toute façon.

Alors qu’il s’approcha de l’entrée du portail en fer, en piétinant les feuilles mortes sur son passage, un strident croassement résonna au-dessus de sa tête. En regardant dans la direction du cri, il aperçut un corbeau géant qui déployait ses ailes, son décollage ayant fait trembler les branches des arbres. Il était difficile de croire que cet oiseau au cri de mauvais augure pouvait être de la même espèce que des oiseaux comme les colibris ou les moineaux.

Il se remémora les mots du garde quelques minutes plus tôt, « J’ai aucune envie de rester dans cet endroit glauque plus longtemps ».

Le garçon était parfaitement d’accord.

Même maintenant, cette sensation étrange qui s’était insinuée en lui quand il avait encore son bandeau ne s’était toujours pas dissipée. Il scruta une nouvelle fois les alentours. Il ne faisait pas trop chaud. Et vraisemblablement qu’une personne ordinaire aurait trouvé agréable de pouvoir se balader sous les rayons du soleil matinal tout en humant l’air frais filtré par les arbres. Néanmoins, le garçon et l’officier partageaient tous deux la même opinion. Ce n’était pas simplement le fait que c’était un cimetière. Il y avait quelque chose dans cet endroit qui mettait mal à l’aise.

Une fois encore, en utilisant ses yeux cette fois-ci, il scruta le sol sur lequel il marchait.

Cet endroit me file la chair de poule. Enfin bon, rien d’étonnant vu que j’ai l’impression de marcher sur le dos de cadavres.

Quand la silhouette du garde avait complètement disparu au loin, la porte en fer s’ouvrit d’elle-même. Dans un bruit métallique, le son de métaux s’entrechoquant résonna dans l’air.

Et, à une trentaine de pas de sa position, de l’entrée du bâtiment couverte de gravures détaillées surgit le museau d’un chien noir. Le chien était plus imposant que n’importe quel chien que le garçon n’avait jamais rencontré. S’il devait le décrire, son apparence majestueuse lui donnait l’impression que c’était un loup, mais son épaisse fourrure avait été parfaitement peignée. En plus de ça, dans ses yeux régnait un doux éclat qu’on ne voyait que chez les chiens bien dressés. Mais, par-dessus tout, c’était l’élégance de ses pas silencieux qui marquait.

Alors que le chien noir tenait dans sa bouche la clé que le garde avait jetée, le garçon était complètement figé, le regard fixé sur la créature. À cette distance, il était incapable de dire si cette bête était hostile ou amicale.

— Entrez, galérien 5722. Ce chien va vous servir de guide.

La voix provenait d’en-dessous de la hotte qui protégeait le combiné de la pluie. L’homme à la voix rauque parlait comme s’il était en face du garçon.

Le chien disparut ensuite dans la pénombre de l’entrée. Même si le chien était massif, le garçon ne pouvait absolument pas le voir dans l’intérieur plongé dans l’obscurité du manoir.

On lui avait dit de le suivre, mais…

Il n’y avait personne pour le surveiller, ni personne pour le retenir par sa corde. Pourtant, bien que son geôlier s’était vu refuser l’entrée, cela voulait-il dire qu’il était vraiment sans surveillance ?

Non, au contraire. Ne devrait-il déjà pas s’estimer heureux que le chien ne tenait pas la corde dans sa bouche ?

Même pour un galérien, porter un collier et être tiré par un chien comme si ce dernier le tenait en laisse étaient bien trop pour son amour propre. Bien entendu, il ne pensait pas que le chien pouvait comprendre ce sentiment.

Peu après être entré dans le manoir terriblement sombre et sans fenêtre, il ne put rien sentir si ce n’est l’air froid. Mais, une fois que ses yeux s’ajustèrent à la pénombre, il remarqua qu’il était à l’entrée de ce qui semblait être un couloir étroit où étaient visiblement alignées des lampes à huile qui produisaient une faible lumière.

Après avoir attendu le garçon, le chien lui montra le chemin à travers le couloir. Il suivit la créature comme s’il était tiré. Il y avait un tapis de grande qualité avec des motifs géométriques étalé sur le sol. En fait, il avait l’impression de commettre un crime en laissant des traces de pas en marchant avec ses chaussures sales dessus.

— Bienvenue à la Fosse Commune.

La voix résonna au moment où il pénétra dans un salon. C’était la même voix rauque qui avait rabattu le caquet du garde un peu plus tôt.

Les lampes qui décoraient et illuminaient la pièce étaient composées d’un cristal si somptueux que le garçon était incapable d’en évaluer la valeur. Il y avait également une statuette d’un homme avec des ailes déployées dans son dos, une peinture à l’huile d’une fille et de son animal de compagnie devant la rive d’un lac, et des chandeliers en or décorant le salon. Et au centre de la pièce trônait un large fauteuil en cuir. Dans ce dernier était assis un vieil homme au dos courbé de très petite taille. Bien que le garçon voulait masquer son malaise, sa bouche s’ouvrit et il parla.

— Vous êtes le propriétaire de cet endroit ? demanda le garçon, bien que cela ne lui paraissait pas être le cas.

Puis sans s’en rendre compte, les yeux du garçon gravitèrent autour du nez de l’homme. Non, pour être plus précis, à l’endroit où aurait dû se trouver son nez. Dans le cas du vieil homme, on avait l’impression qu’il avait été complètement écrabouillé, et maintenant, ne restait au centre de son visage que deux profonds trous. Mais le pire restait ses petits yeux difficiles à cerner. Il ressemblait totalement à un de ces gobelins sortis des fables et autres contes de fées. Pourtant, il semblait porter son queue de pie avec élégance.

— Pardonnez-moi de ne pas m’être présenté plus tôt. Je m’appelle Daribedor. Vous pouvez me considérer comme l’intendant de ce lieu. Comme vous vous en doutez sans doute, il a été décidé qu’à partir de ce jour, vous alliez travailler ici.

Le garçon avait volontairement parlé de façon cynique afin de forcer le vieil homme à révéler la vérité. Néanmoins, l’attitude polie de Daribedor ne s’était pas effritée. Par sa seule intuition, le garçon avait compris que cet homme n’était pas du genre sympathique.

— Mais, qu’est-ce que je suis censé faire au juste ? demanda-t-il alors.

En entendant ça, le vieil homme esquissa un étrange sourire narquois, avant de dire :

— D’après vous, quelle est la seule chose que peut faire un galérien dans un endroit tel que celui-ci ?

Puis des trous qui lui faisaient office de nez, le vieil homme pouffa de rire d’un air moqueur.

2#

Galérien.

À la base, c’était une référence au surnom des criminels d’un ancien temps condamnés aux galères. Comme ces derniers étaient principalement exploités sur les bateaux commerciaux, l’expression avait continué à être usitée dans le cadre d’autres travaux pénibles. Néanmoins, à l’heure où les bateaux n’étaient plus propulsés par des rames, mais par des machines à vapeur et des roues à aubes, tous les criminels purgeant leur peine étaient regroupés sous ce terme. D’après la loi, tous les galériens sans exception avaient l’obligation de réaliser des travaux forcés.

Les galériens se voyaient affectés diverses tâches, telles que : abattre des animaux, ramasser les excréments et autres déchets, extraire des minéraux dans les mines et nettoyer les zones à l’état sauvage. Du fait de la difficulté et de la nature éprouvante de ces tâches, très peu des gens assignés à ces dernières avaient vraiment choisi de les faire. Et dans le cas particulier d’emprisonnement à vie, les galériens étaient forcés de travailler jusqu’à la fin de leurs jours, sans avoir leur mot à dire.

… La pelle qu’on avait donnée au garçon était à peine plus courte d’un pouce que celles qu’il avait pu utiliser par le passé. Le manche était constitué d’un bois ordinaire extrêmement sec et dur, et du métal résistant à l’acide avait été utilisé pour la plaque au bout et pour la poignée. Elle paraissait complètement neuve, comme si elle sortait tout juste de l’usine.

Cela faisait trois jours que le fourgon l’avait amené dans le cimetière public. Et quand le garçon nommé « galérien 5722 » ne dormait pas, il devait utiliser cette pelle pour creuser des trous, encore et toujours.

Son espace de vie était l’exact opposé de sa pelle haute qualité. En guise de lit, on lui avait assigné un peu d’espace dans l’écurie en ruine derrière le manoir. La paille qui était éparpillée au sol était défraîchie et bien qu’il semblait que cela faisait un long moment qu’il n’y avait pas eu de chevaux ici, la puanteur caractéristique du cheptel était toujours imprégnée dans les planches en bois des murs décrépis.

Peu après l’apparition du soleil, le vieil homme ainsi qu’une vieille femme firent leur apparition. À l’exception des vêtements, des cheveux et du nez crochu de vieille sorcière, ils avaient exactement la même apparence. Cependant, contrairement à l’homme qui n’avait pas sacrifié la politesse au nom de la bienséance, la femme, dont le visage était tel qu’il aurait été moins désagréable d’avoir affaire à un cheval, vociféra :

— Allez, debout et au boulot, sale petit vaurien.

Puis, le garçon se remplit l’estomac avec du pain rassis et une soupe extrêmement salée, avant de se rendre au cimetière. Et sous l’aveuglante lumière du soleil, il continua de creuser des tombes pour de futurs cadavres sans broncher.

En réalité, depuis qu’on lui avait retiré le bandeau de ses yeux… Autrement dit, depuis qu’il avait compris qu’on l’avait emmené dans ce cimetière, le garçon se doutait vaguement du sort qui l’attendait. En tous les cas, ce travail pénible lui convenait. Il s’y était déjà habitué. Parce que creuser des trous et des tranchées était la responsabilité première des fantassins.

… Il se demanda combien de chevaliers avaient été retirés des premières lignes du champ de bataille pour être réaffectés dans des unités de fantassins. Quand les armes à feu furent développées après la révolution industrielle, les chevaliers, les lanciers et les archers se virent dépourvus de toute utilité. Vu que tous les fantassins sont équipés d’armes à feu du fait de la production de masse, il y avait une demande accrue pour protéger leurs corps de la pluie de balles. Et comme c’était pratique, les fantassins furent sans cesse déployés… Et, pelle en main, ils se mirent à creuser d’immenses chemins de terre. Ainsi, les soi-disant « taupes du champ de bataille » étaient nées.

Tout juste après avoir extrait une pierre de la taille de sa tête, le garçon se mit à maudire les épaisses racines de l’arbre à ses pieds. Dans le même temps, il offrit une prière silencieuse aux os humains dont personne ne savait à qui ils appartenaient. Peu importe si c’est une étendue sauvage, un terrain plat, l’orée d’une forêt, ou un champ de blé abandonné, je prie pour mes frères taupes, où qu’ils soient… Oui, où qu’ils soient… je prie pour qu’ils soient toujours en train de creuser.

À l’époque, il avait été ravi que la pelle militaire qu’on lui avait donnée avait rallongé la longueur de son bras. Son corps se souvenait de cette longueur. Ainsi, pour le garçon, ni la rougeur de chaleur développée sous son collier, ni l’épi de cheveux à l’arrière de sa tête brûlant sous la lumière directe du soleil n’était plus désagréable que la nouvelle pelle que le vieil homme lui avait donnée et qui était trop courte d’une largeur d’auriculaire.

Néanmoins, un gros trou comme celui-ci n’était sûrement pas utilisé que pour une personne.

Il reprit son souffle pendant quelques temps et jeta un œil à son travail. Comme ordonné, il avait creusé le trou, mais il paraissait assez gros pour contenir une petite maison.

— Si un cadavre recroquevillé était enterré ici, il ne prendrait même pas un dixième de l’espace. Peut-être qu’ils ont l’intention d’utiliser un cercueil vraiment immense, murmura-t-il à lui-même.

Ou, ce qui collait plus au nom d’un endroit appelé « La Fosse Commune », le garçon se demanda combien de personnes ils avaient l’intention d’enterrer dans ce trou.

Après une grande bataille, il y avait tant de cadavres envoyés ici… Était-ce pour cette raison qu’il était ici ?

Bah, ils peuvent utiliser ces trous comme ça les chante, c’est pas mon problème.

Il y avait quelque chose d’autre sur lequel il devait réfléchir, quelque chose qu’il devait découvrir.

Depuis trois jours qu’il était là, s’évader était la seule chose à laquelle il pouvait penser pendant qu’il creusait. Étrangement, il semblerait qu’à cette fosse commune, il était le seul prisonnier à travailler.

Son gardien… Non, bien qu’il surveillait le garçon vingt-quatre heures sur vingt-quatre, si Daribedor venait à faire quelque chose, alors personne ne saurait où le garçon était. Si d’une façon ou d’une autre le garçon parvenait à se cacher quelque part, alors ne serait-il pas libre de cette stupide existence de creuseur de trous ? Malheureusement, s’il échouait dans sa tentative, alors il était réellement condamné jusqu’au restant de ses jours aux travaux forcés en tant que « Galérien 5722 ».

— C’est pas une blague, murmura-t-il encore et encore tout en creusant.

C’est vraiment pas une blague. Il faut que je m’échappe de cet endroit. Cet endroit glauque et déprimant…

Comparativement aux habituels barreaux de prison et autres chaînes qu’il avait pendant son procès, l’absence de contraintes à la fosse commune était une occasion rêvée. Tout d’abord, il lui fallait se faufiler hors d’ici. Puis, il lui fallait un nouveau nom, devenir quelqu’un d’autre, et commencer une nouvelle vie là où la police ou l’armée ne pouvaient pas l’atteindre…

Pendant son dur labeur, où il ne pensait qu’à son évasion, vint la nuit de son troisième jour de travail. Le cimetière après la disparition du soleil devenait plus inquiétant que jamais. Dans l’étable en ruine, le vent soufflait à travers les fissures, ce qui rendait l’endroit particulièrement froid. Il doutait que l’idée selon laquelle il aurait pu avoir besoin d’une lampe ou d’une bougie ait traversé l’esprit de quiconque dans le domaine. Alors, à chaque fois que les nuages cachaient la lune et les étoiles, son étable était complètement plongée dans les ténèbres. C’était exactement comme quand on lui avait bandé les yeux. Il n’avait pas d’autres choix que de tirer sa couverture. Pire, s’endormir la première nuit s’était avéré difficile, mais en plus de ça, il devait l’avouer… terrifiant.

Les fantômes n’existent pas. Au fond de lui, il le savait bien.

Malheureusement, seul plongé dans l’obscurité la plus totale, avec des grincements de charnières et le bruit menaçant et à glacer le sang du vent qui soufflait dans l’étable à travers les fissures, il ne pouvait s’empêcher de penser que quelqu’un approchait.

Évidemment, s’il avait sauté hors de son lit et forcé sur ses yeux, il aurait pu confirmer qu’il n’y avait personne d’autre. Pourtant, alors que cette sensation revenait encore et encore, il se mit à se demander s’il ne croyait vraiment pas aux fantômes ou aux esprits qui s’échappent des cadavres.

Enfin, tout du moins, cet endroit ne devait sûrement pas manquer de cadavres plein de regrets.

Bien qu’il était mort de peur, pendant deux jours, ses peurs s’étaient avérées n’être qu’une pure perte de temps.

Fort heureusement, (enfin, il ne savait pas vraiment si c’était vraiment une bonne nouvelle, mais) la troisième nuit, il n’y avait pas un seul nuage, et la lune était claire. À tel point qu’il pouvait clairement voir le bout de ses orteils, ce qui était idéal pour pouvoir se balader.

Le garçon se leva de son lit en paille. Alors qu’il se leva, le chien noir qui était comme à son habitude affalé sur le sol devant l’entrée de l’étable regarda dans sa direction.

— Je vais juste pisser. Tu vas sûrement jamais dans ton propre lit, hein ? dit le garçon tout en lui faisant un léger signe de la main.

Le chien sortit alors de l’étable avec le garçon tout en le suivant de près.

Il est bien dressé, quoiqu’un peu flippant, mais il semble comprendre ce que je lui dis.

Il se rappela des deux entraves à son évasion.

Le collier autour de son cou mais également… ce chien.

Quoi que le garçon fasse, le chien noir nommé « Dephen » le surveillait toujours. Et même si le garçon n’était pas directement dans son champ de vision, il avait l’impression de toujours être dans sa zone de perception. Alors quand le garçon allait quelque part, « Dephen » finissait toujours par se retrouver derrière lui à un moment ou un autre.

— En aucun cas vous ne devez envisager vous échapper, lui avait dit Daribedor le premier jour. Dephen ici présent est un excellent gardien de cimetière. Qui plus est, c’est également un chien de chasse hors pair. Son odorat et ses griffes font de lui un geôlier inégalé.

Un chien en guise de geôlier ? Au début, le garçon n’était qu’à moitié convaincu mais…

Pendant les trois jours où il avait été sous surveillance, ce chien avait accompli sa tâche avec un haut niveau d’excellence. Dans un passé lointain, les humains s’étaient souvent battus contre des chiens et il était difficile de s’en sortir indemne. Même si le garçon ne savait pas vraiment ce qui se passerait s’il réussissait à prendre le chien par surprise avec sa pelle, cela était vain vu que le chien ne lui laissait jamais l’occasion de le faire.

Il aurait aimé que Dephen baisse sa garde pendant qu’il mangeait. Néanmoins, malgré le fait que le garçon se nourrissait essentiellement de bouts de pain, ce chien était vraisemblablement capable de le localiser grâce à son flair.

Après s’être soulagé la vessie, le garçon ne retourna pas directement à l’étable. Au lieu de ça, il marcha sans but le long de la clôture du manoir. Il était réticent à l’idée de se diriger vers le cimetière. Rien que le bruissement des feuilles avec le vent le mettait mal à l’aise.

Mais… Rien ne va surgir dans la nuit, pas vrai ? Genre un homme sans jambe ou quelque chose du genre.

Quand bien même il aurait décidé de remettre à plus tard son évasion, il lui était nécessaire de savoir à quoi ressemblait le cimetière sans lumière du soleil. Au cas où il s’échappait au beau milieu de la nuit, il allait devoir traverser la sombre forêt inconnue peu importe la direction choisie… et cela relevait très certainement du suicide. Pourtant, même en considérant qu’il puisse effectivement marcher jusque-là, il ignorait comment rejoindre la ville la plus proche. Même s’il venait à tomber sur des traces de roues, et c’était déjà optimiste, il lui allait être nécessaire de longer la route. Et pour ce faire, il allait devoir passer par le cimetière.

Tout va bien. Les fantômes n’existent pas. Et puis, cette tourelle de combat était encore plus terrifiante que ça quand elle était pointée vers moi, non ?

Après s’être rassuré comme il le put, le garçon s’avança aussi prudemment que quand il avait les yeux bandés et pénétra dans le cimetière. Les innombrables pierres tombales baignaient sous le clair de lune, créant une lueur bleutée qui se détachait nettement au milieu de l’obscurité. Mais dans le même temps, la véritable couleur de ces pierres érodées lui faisait penser à des os.

Il avait l’intention d’apprendre à traverser le cimetière de long en large, mais vu que sa vision ne pouvait rien percevoir dans cette profonde obscurité, il se mit plutôt à penser que ce cimetière était bien trop grand. Peu importe où il regardait, il voyait toujours les mêmes pierres tombales éparpillées ici et là avec une sombre forêt oppressante au loin. Et vu qu’on l’avait fait tourner dans tous les sens quand il avait les yeux bandés, le garçon était persuadé qu’il n’allait pas être en mesure de rentrer à l’étable. Pourtant, aussi étrange cela puisse-t-il paraître, le fait que l’antipathique chien noir était toujours en train de le suivre était en fait rassurant.

— Galérien, que vous soyez rassuré par le fait que votre geôlier ne soit pas à vos côtés ou non, soyez sûr que ce chien de garde vous accompagnera.

Alors qu’il repensa aux paroles de Daribedor, un sourire amer émergea involontairement sur ses lèvres.

Écoute, tout va bien. Cet endroit est peut-être propice à ces superstitions, mais au final, les fantômes n’existent que dans les histoires.

Tandis que le vent soufflait et à mesure qu’il marchait à travers le cimetière, son moral se retrouva revigoré pour une raison ou une autre.

Bien entendu, il était conscient que ce n’était que du bluff. Sa nuque sous le collier, et même ses deux bras musclés avaient la chair de poule. Ça suffira pour aujourd’hui… Je devrais continuer demain… Telles étaient les légères pensées qui traversaient son esprit à chacun de ses pas.

Soudain, il se rendit compte qu’il se tenait face au trou qu’il avait creusé plus tôt ce jour-là. De là où il se trouvait, il avait l’impression qu’on pourrait construire une cave dans cet immense trou. Le clair de lune n’atteignait pas le fond et les ténèbres paraissaient être liquide, formant comme une flaque au fond du trou… Il n’y avait également aucune inscription sur la pierre tombale. C’était une tombe qui n’appartenait à personne.

Pendant la journée, il s’était demandé qui allait être enterré là.

Et maintenant, des questions sur ce qu’il allait advenir de lui après sa mort s’amoncelèrent dans son cœur.

On lui avait informé en détails de ce qu’il encourait s’il venait à briser une des règles de confinement du camp de détention. Mais personne ne lui avait dit ce qu’il se passerait s’il venait à mourir ici. Par exemple, si jamais son évasion échouait et qu’il mourrait la trachée rongée par le chien noir, est-ce que son corps allait être enterré dans ce même cimetière ?

Pour le garçon, ça ne changeait pas grand-chose, vu qu’il n’y avait personne pour pleurer sa mort. Qui plus est, lors du procès, il avait été décidé que le nom du garçon, celui que son père lui avait donné, lui était retiré. Alors, de toute façon, il n’y aurait vraisemblablement aucun nom sur sa pierre tombale.

Le fossoyeur n’avait aucune tombe en son nom.

Cette pensée sarcastique le fit à nouveau sourire amèrement. Mais il ignorait s’il devait se sentir triste ou frustré par la situation. C’était un sentiment vague qui le faisait se sentir vide. En fait, ce vide ressemblait aux ténèbres de cette profonde tombe.

Tout en écoutant le bruit d’une soudaine bourrasque, il se mit à penser qu’il avait entendu quelque chose d’autre. Cela ressemblait au froissement de vêtements… comme quelque chose qui serait en train de bouger.

Après avoir tourné la tête en direction du bruit, le garçon remarqua que le chien avait disparu sans qu’il s’en rende compte.

Une goutte de sueur froide coula le long de sa nuque.

Enfin seul, le garçon se souvint dans quel genre d’endroits il se trouvait. Et donc, comme une personne se sentant coupable, il se mit précipitamment à regarder autour de lui.

Le groupe de pierres tombales l’entourant…

L’immense trou à ses pieds…

La bruissante et sombre forêt…

L’énorme lune légèrement descendante…

Mais aussi, à peine visible dans son champ de vision…

Il y avait quelque chose.

À part moi, qu’est-ce qu’il pourrait bien y avoir dans ce cimetière perdu au beau milieu de la nuit ?

… Son esprit se vida.

Quoi que ce fusse, c’était de la taille d’un humain portant une capuche presque noire, bleue foncée. Son pardessus atteignait presque ses pieds et flottait dans le vent.

Un spectre. Une créature. Un revenant. Les troublants contes de fée que les adultes lui avaient racontés en long, en large et en travers quand il était petit se bousculèrent dans son esprit.

La capuche créait une ombre, empêchant le garçon de voir le visage de la personne. Cependant, il était sûr que cette dernière l’avait vu. Après tout, elle venait dans sa direction.

Devrais-… je… m’enfuir ?

Il lui était difficile de respirer. Il ne s’enfuit pas, mais seulement parce que son corps ne pouvait pleinement entendre le cri de désespoir de son esprit. Sa peur avait pris le dessus, le faisant paniquer. Son esprit s’était complètement effacé. Ses jambes étaient paralysées, comme s’il était un soldat face à une grenade lancée. Sa tête se mit à tourner violemment, et il se mit à trembler sur place. Peut-être était-ce une forme de bienveillance ou de pitié de la part des cieux si sa vessie était vide.

Tout en se déhanchant lentement, la personne approchant s’avançait en fait très lentement, mais le garçon n’avait aucun moyen de s’en rendre compte.

Est-ce que… je perds conscience…

C’était une sensation étrange. Il devait s’enfuir. C’était la seule chose à laquelle pensait le garçon. Il devait s’enfuir. Loin de ce fantôme… Loin de ce cimetière. Même s’il avait l’impression que ses jambes avaient pris racine, il rassembla tout ce qui lui restait de forces dans celles-ci et leur ordonna de bouger.

Mais l’instant d’après, ses jambes se dérobèrent et il tomba brusquement. Pendant sa chute, pour une raison ou une autre, il avait l’impression que la distance qui le séparait du sol était plus grande qu’elle aurait dû être.

Rien de bien n’était arrivé finalement.

Au milieu du cimetière et de la nuit, le garçon perdit conscience.

… Mais le bref instant avant que tout devienne noir, il crut apercevoir un visage blanc sous la capuche de la créature.

#

… Son plus vieux souvenir était un son. Il pouvait entendre un très grand bruit métallique par intermittence venant de la pièce à côté de sa petite chambre. Il regardait un plafond visiblement ancien, quelque chose qui ne lui était que trop familier… Le plafond de sa maison… De sa maison dans sa ville natale.

Tout en veillant à ne pas réveiller ses frères endormis à côté de lui, le jeune garçon se glissa silencieusement hors de son lit. Les pieds sur le sol, son champ de vision était bien plus bas qu’il l’était aujourd’hui… Il se doutait vaguement que c’était un rêve d’un souvenir d’enfance.

Ting… Ting…

Il réalisa rapidement ce qu’était ce bruit. Son tailleur de pierre de père était en train d’utiliser un marteau et un burin.

Le jeune garçon fixa des yeux le dos rond de son père assis sur un petit escabeau en train de mettre tout son cœur pour tailler une pierre.

En vérité, il n’arrivait pas vraiment à se remémorer la voix de son père. Mais il se souvenait que c’était quelqu’un de persévérant et de calme. En fait, il était extrêmement calme… autant qu’une pierre. Peut-être qu’à force de faire face à une pierre, nos corps et cœur finissent par devenir aussi durs qu’elle. La barbe courtement taillée de son père semblait aussi hérissée que la brosse qu’il utilisait. Et les paumes de ses mains légèrement sales étaient aussi rugueuses que la peau d’un éléphant.

Quant à sa taille… L’homme n’était en aucun cas plus grand que le garçon à l’heure actuelle. En fait, en y réfléchissant bien, il était vraisemblablement étrange que quelqu’un d’aussi grand que lui soit le fils d’un homme de carrure aussi petite. Néanmoins, dans ses souvenirs, il se souvenait que son père lui paraissait assez grand. Et son corps fort et massif faisait forte impression.

Alors que le garçon continua à fixer du regard sans bouger le dos de son père, ce dernier tourna la tête vers lui.

— Tu n’arrives pas à dormir, XXXXX ? demanda-t-il, en prononçant le prénom du garçon.

Il n’arrivait pas à se souvenir précisément de sa voix, sûrement parce que c’était un rêve. Et la voix qu’il entendait était plus vive que celle de son père. Malgré tout, le garçon ressentit comme un soulagement. Vraisemblablement parce que son père l’avait appelé par son nom…

#

Depuis quand je me suis mis à rêver de mon père… pensa le galérien au milieu de son sommeil.

Il se réveilla brusquement… Si possible, il allait devoir se préparer pour le travail du jour avant que cette satanée vieille chouette ne revienne. Pourtant, pour une certaine raison, son lit était si chaud et confortable qu’il n’avait pas envie de se lever. C’était exactement comme la superbe sensation que l’on ressent quand nos sens et notre conscience s’évanouissent dans un bon bain chaud. Et juste pour un peu plus longtemps, il se dit que ce n’était pas grave de rêver de son père un peu plus.

Tout à coup, il put sentir le goût de la terre dans sa bouche.

À cause de cette sensation déplaisante, le garçon ouvrit les yeux.

Cependant, sans qu’il ne sache pourquoi, son côté gauche était complètement noir. Il tenta de cligner des yeux, mais une douleur aiguë se fit sentir dans son œil gauche. Et alors qu’il se tourna sur un côté, il aperçut à sa droite un mur de terre.

— Hein…?

Pour commencer, il se leva et ce n’était pas ses draps mais de la terre qui tomba de son corps. Ce dernier était à moitié enterré dans la terre… Ou plutôt, il avait été enterré.Le fait que le garçon se trouvait désormais dans la tombe qu’il avait lui-même creusé plus tôt dans la journée n’était pas une plaisanterie.

Oh, c’est vrai, je me suis évanoui.

Avant même qu’il ne puisse comprendre ce qui se passait au-dessus de lui, des mottes de terre se mirent à tomber et à recouvrir sa tête.

— Waaaah, beurk, arg…

Tout en recrachant la substance étrangère, le garçon leva la tête.

— Oh, tu étais vivant ? prononcèrent des lèvres aussi roses que des pétales de cerisier.

La plaque d’une pelle, qui ressemblait trait pour trait au nouvel outil que le garçon avait reçu, semblait briller d’un éclat argenté alors que le clair de lune se reflétait sur le métal. Dans la pelle se trouvait la motte de terre suivante, mais détail plus intéressant, une fille tenait cette même pelle et le regardait du haut du trou.

— …

La pèlerine bleue foncée que portait la fille était manifestement la même que celle qu’il avait aperçue avant de s’évanouir. Et ce qu’il avait vu sous la capuche paraissait on ne peut plus humain, mais en réalité, c’était même magnifique. Du moins, c’est ce qu’il pensait. Pour une raison différente de la peur, il en oublia même de respirer en la voyant.

Pendant un instant, elle dévisagea mystérieusement le garçon immobile dans le trou. Mais alors, elle pencha légèrement la tête de façon dubitative et demanda :

— Ou est-ce que tu bouges malgré le fait que tu sois mort ?

— … Qu’est-ce que tu racontes ? lâcha le garçon en réponse à la question des plus étranges qu’elle venait de poser, ayant retrouvé ses esprits.

Sa voix était douce et magnifique. Ses yeux bleus foncés étaient emplis de méfiance, et sous sa capuche débordait une soyeuse chevelure brune-rousse. Du haut de ses seize ans, il n’avait jamais vu créature si charmante. Et il pensa que ça n’allait pas être le cas dans le futur non plus.

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… Une seconde. Du calme. Tu te souviens où t’es ? se demanda le garçon à lui-même, tout en fermant fermement ses yeux.

Tout en essayant de calmer son cœur palpitant, un grand nombre de questions se soulevèrent en lui.

Il allait sans dire que le visage de la fille sous-entendait qu’elle ne l’avait pas vu travailler au cimetière les jours précédents. Même avec un coup d’œil furtif, il était persuadé qu’il n’aurait jamais pu oublier son visage. Mais que pouvait-elle bien faire dans un endroit pareil à une heure aussi tardive ? Non, tout son corps sentait que ce n’était pas naturel pour une fille de traîner seule dans un cimetière au beau milieu de la nuit.

Elle semble humaine, mais rien ne me dit que ce n’est pas un joli fantôme…

Non, pour commencer…

— Qui es-tu ? demanda le garçon, debout sur ses pieds.

Comme prévu, la fille encapuchonnée jeta un regard mystérieux vers le garçon. Bien qu’elle ne paraissait ni paniquée ni effrayée, son visage exprimait un mélange entre confusion et intérêt. C’était comme si au beau milieu d’une balade le long d’une route, elle avait croisé un poussin en train d’éclore de son œuf.

Au début, la fille demeura muette, mais alors qu’il commença à se demander si son silence était dû au fait qu’elle ne comprenait pas la question, elle finit par répondre :

Meria Fosse Commune.

Il lui fallut un certain temps avant de comprendre la série de mots qui composait son nom.

— Meria ? Comme pour obtenir confirmation, il répéta le nom et la fille acquiesça légèrement.

Pour continuer, le garçon demanda :

— Qu’est-ce que tu fiches ici au beau milieu de la nuit ?

La fille répondit :

— Quoi de plus normal pour une gardienne de cimetière ?

Comme si cela suffisait à compléter son explication, la fille… Meria se tut.

Incapable de supporter son regard silencieux plus longtemps, le garçon détourna les yeux et décida de s’extirper du trou. Alors qu’il était occupé à escalader le trou qui était d’une profondeur aussi grande que lui, il finit par remarquer les traces de pas en pagaille à l’endroit où il avait perdu l’équilibre.

Il semblerait qu’au moment où il avait cru que Meria était un fantôme et avait tenté de s’enfuir, il était tombé, s’était cogné la tête et s’était évanoui. C’était sûrement la cause de la douleur sourde qu’il ressentait au niveau du cou. Il n’y avait vraiment rien de plus pénible que ce genre de douleur. Enfin, le fait que la fille prêtait à peine attention à ses efforts lui brûlait la peau. Le visage rouge, il finit par s’extraire du trou.

Une fois les pieds sur la terre ferme, il se leva et c’était cette fois-ci lui qui devait baisser les yeux pour la regarder tandis qu’elle devait désormais lever les siens. Debout face à face, la fille lui arrivait au niveau de la poitrine. Pour une fille, il devait admettre qu’elle était plutôt ordinaire de ce point de vue.

Elle devait avoir au moins son âge. Son corps menu de la tête aux pieds était complètement couvert par sa pèlerine bleue foncée et mis à part son visage, la seule partie visible de son corps était ses pieds blancs nus.

— … Et toi, qui es-tu ? demanda la fille, en penchant la tête sur le côté dubitativement.

Il pouvait voir son reflet dans ses yeux bleus clairs, qui étaient telle la surface d’un lac sans vague.

Qui es-tu ?

Cette question et son regard pur semblaient le transpercer directement au plus profond de son âme.

Eh bien… qui je suis… en fait ? Il se demandait comment répondre et une multitude de réponses possibles inondèrent son esprit.

Le troisième fils d’un tailleur de pierre, une taupe du champ de bataille, un tueur d’officier supérieur, galérien 5722. Et maintenant, le fossoyeur sans nom. Chacune de ses dénominations était correcte et lui correspondait effectivement.

Cependant…

Personnellement, comment est-ce que j’aimerais qu’on m’appelle ?

— Mole.

On lui avait retiré… son véritable nom.

— Je m’appelle Mole Reed.

… à sa naissance… c’était le nom que son père lui avait donné.

Ce mot était différent de la terre qu’il avait dans la bouche. Il était parvenu à le dire sans ressentir de malaise.

Quand il y repensait, c’était un nom ridicule. Mais tant que la mémoire d’une personne subsistait, il était impossible de lui arracher son nom.

— Mole, hein ?

Comme si elle imitait son visage interloqué un peu plus tôt, elle répéta le nom du garçon.

Le garçon fit un pas en arrière pour se distancer un peu de la fille.

Puis, comme pour protéger son cœur, il agrippa sa poitrine.

Pourquoi j’ai été aussi surpris alors qu’elle n’a fait que prononcer mon nom ?

Surpris qu’il puisse être choqué pour si peu, il se mit frénétiquement à fouiller son esprit en quête de la raison. Peut-être, se disait-il, qu’il avait complètement oublié ce que cela faisait d’être appelé par son nom.

Ce doit être ça. C’est la seule raison plausible.

La fille pencha à nouveau la tête sur le côté de façon dubitative, ses cheveux brillant se balançant légèrement devant sa poitrine.

— Dans ce cas, qu’est-ce que tu faisais ? lui demanda la fille.

— J’étais juste en train de… pi-…

— …

— …

— Pi ? demanda Meria avec une jolie voix, répétant le dernier mot de la phrase qu’il hésitait à prononcer.

— De me soulager la vessie, reformula Mole, la poitrine nouée.

— Je vois. La fille acquiesça, et dans le même temps, dans l’interstice entre sa capuche et ses cheveux, il put apercevoir sa menue clavicule.

— Ah, euh…

Tout en bredouillant, il chercha ses mots.

Bien qu’il devait avoir bien des questions à lui poser, le fil de sa pensée était étrangement lent, et il était incapable de se souvenir de ce qu’il voulait demander. Les yeux rivés sur la fille, il pouvait sentir que son esprit s’engourdissait petit à petit, comme la fois où il avait été soûl et avait fumé un joint. Mais c’était la première fois qu’il ressentait ça juste en parlant avec quelqu’un. Et c’était loin d’être désagréable…

Soudain, la fille se retourna.

— Eh bien, sur ce… dit Meria, en se mettant brusquement à s’éloigner comme si elle avait perdu tout intérêt en lui.

— A… Attends une seconde ! cria impulsivement Mole.

— …?

— Non… cette…

Bien qu’il n’y avait rien de mal à lui demander d’attendre, comme d’habitude, son esprit fonctionnant à moitié n’avait pas la moindre idée de quoi dire ensuite. Elle le regarda par-dessus son épaule. Avec sa capuche masquant la moitié de son visage, la fille le regardait droit dans les yeux sans cligner les siens, comme s’ils jouaient au jeu de celui qui tiendra le plus longtemps.

Il ignorait si elle était trop consciencieuse ou pas, mais malgré le fait que le garçon était incapable de trouver ses mots, la fille attendit sans broncher qu’il continue, comme si le temps s’était arrêté.

— … Cette pelle, elle est à moi. Excuse-moi, mais est-ce que tu pourrais la laisser là ? demanda-t-il d’un ton manquant de confiance tout en pointant du doigt la dite pelle.

Meria tenait la pelle du garçon, mais après qu’il eut parlé, comme si elle s’en était finalement souvenue, elle baissa le regard vers ses mains. Puis, elle jeta un œil en direction du trou de Mole qu’elle avait commencé à reboucher plus tôt, avant de se tourner vers le garçon.

— C’est toi qui as creusé ce trou ? demanda-t-elle.

Le garçon acquiesça et Meria, avec un regard difficile à cerner, continua à le dévisager.

Puis, sans crier gare, elle se rua sur lui, en trébuchant presque du fait de la vitesse. Mais avant de lui rentrer dedans, elle s’arrêta à un pas de lui et tendit la pelle en métal. Par réflexe, le garçon accepta la pelle. Comme précédemment, aucune remarque ni trait d’esprit ne lui vint à l’esprit.

Au lieu de ça, il dit :

— Merci.

Bien qu’il ressentait qu’il n’était pas nécessaire de la remercier de lui avoir rendu ce qui lui appartenait, il était de toute façon incapable de dire quoi que ce soit d’autre.

— …

Pour une raison ou une autre, la fille se mit à rapidement cligner des yeux. Alors qu’elle le regardait, il put apercevoir le reflet de la belle lune dans ses yeux. Puis soudain, comme battant en retraite, elle prit ses distances de lui.

— Au revoir, dit la fille. Hum… Mole ?

— Oui…?

Alors que le garçon demeura inerte, Meria s’en alla sans se retourner.

Mole fixa du regard la silhouette de sa pèlerine, mais après un moment, il disparut dans les ténèbres… tel un fantôme.

3#

Au moment où le ver de terre sortit du sol, l’infortunée créature fut sectionnée en deux avant de mourir.

Bien que ce n’était rien comparé à une véritable taupe, même une taupe du champ de bataille comme Mole avait l’habitude de tomber sur des vers tous les jours. Bien entendu, il lui arrivait souvent d’en découper plusieurs sans le vouloir en creusant un trou.

Malgré la récurrence de cet évènement, aujourd’hui, Mole était captivé par ce qui aurait simplement dû être la routine pour lui. Il ignorait pourquoi il fixait du regard avec une telle curiosité le cadavre desséché du ver, mais il finit par le laisser tomber par terre.

Étant donné qu’aujourd’hui, on lui avait ordonné de creuser un nouveau trou, peut-être qu’il avait cru à tort que la tombe qu’il avait partiellement creusé la veille lui était destiné. Néanmoins, à mesure qu’il creusait, il devait transporter la terre toujours plus loin du trou, au point où il passait plus de temps à faire des allers-retours qu’à creuser.

Pour ce qui était de la taille de cet immense trou… il avait remarqué qu’il avait déjà écrasé quatre vers. Qui plus est, comme si on le prenait pour un imbécile, la profondeur à creuser était indiquée par un long bâton en bois où était attaché un bout de tissu noir. D’après cet indicateur, la tâche du jour devait faire aux alentours d’un mètre cinquante de profondeur.

… Mais Mole remarqua que pour cette tombe, il avait creusé trop profond d’environ la distance entre son pied et son genou. À ce propos, à cause de son manque d’attention, il avait tapé son pied au lieu du sol à plusieurs reprises avec la pelle.

— Arrête de rêvasser et concentre-toi, marmonna le garçon à voix haute, tout en se tapant les joues avec les paumes.

Malgré tous ses efforts, il ne parvint pas à pleinement se concentrer de toute la journée. Ou peut-être était-ce plutôt qu’il avait l’impression que ses pensées n’étaient pas focalisées sur sa tâche. Même si son corps creusait, c’était comme si son esprit était à moitié endormi.

Quand il eut fini de creuser le trou, le soleil était déjà en train de se coucher. Pour Mole, le travail du jour lui avait pris bien trop de temps. Il n’essayait pas particulièrement de se tuer à la tâche, surtout que personne n’allait le féliciter derrière… Sans compter qu’il n’allait pas bénéficier d’un meilleur traitement pour autant. D’un autre côté, il était toujours réticent à l’idée de faire les choses à moitié, ce qu’il pensait ne pas être la meilleure solution.

— Très cher galérien.

Mole entendit la voix de Daribedor tandis qu’il rangeait ses affaires.

— Il semblerait que vous veniez tout juste de terminer, continua le vieil homme, en contemplant le trou creusé par Mole.

— Eh bien, oui…

Exactement, c’était du gâteau ! Il se garda bien de prononcer cette remarque sarcastique. Cette sensation que cela n’allait pas être évident d’avoir affaire avec ce vieil homme sans nez n’avait pas changé depuis qu’ils s’étaient rencontrés.

— Je sais que vous devez être fatigué, mais j’aimerais que vous donniez un coup de main à l’inhumation… Oh, ne vous en faites pas, enterrer quelque chose n’a rien de bien sorcier. Pour ce qui est de l’endroit, il s’agit du trou que vous avez creusé jusqu’à hier, alors vous ne devriez pas avoir besoin d’indications pour vous y rendre, n’est-ce pas ?

— Non, ça ira, répondit Mole brusquement, tout en s’éloignant sa pelle en main.

— … Ah, bien, bien.

Cependant, alors qu’il s’en allait, Daribedor l’interpella.

— Étant donné que je vis sur cette terre depuis plus longtemps que vous, permettez-moi de vous donner une mise en garde. Même pour les galériens, si vous ne souhaitez pas terminer dans un de ces trous que vous creusez, il serait préférable que vous évitiez de vous mêler un peu trop de ce qui ne vous regarde pas.

— …?

Mole ne voyait pas de ce dont il pouvait bien parler. Mais avant qu’il ne puisse lui demander où il voulait en venir, le vieil homme s’en était rapidement allé vers le manoir.

Tout en marchant, Mole cogita sur ce que l’homme voulait dire.

… Peut-être qu’il était au courant de sa petite escapade de la veille, alors qu’il cherchait un moyen de s’échapper.

Puis la fortuite rencontre lui traversa l’esprit.

Meria.

La fille qui portait le nom de Meria Fosse Commune.

S’il devait se fier à ce qu’elle avait dit, elle était la gardienne de ce cimetière.

Cependant, intuitivement, il ne voyait pas vraiment quelles étaient les tâches qui incombaient à un « gardien de cimetière ». Pour ce qui était de creuser les trous, c’était déjà lui qui s’en chargeait, et les responsables du cimetière étaient les personnes du manoir, Daribedor et l’autre bonne femme.

S’il devait émettre des hypothèses, peut-être que le gardien était en charge de protéger le cimetière de ceux qui tentaient de piller les tombes de leur contenu. Mais, même s’il pouvait parfaitement trouver cette explication plausible, il avait du mal à l’imaginer faire face à ce genre de personnes. Pourtant, bien qu’elle semblait parler du haut de sa tour d’ivoire, aux yeux de Mole, elle était plutôt normale et ne ressemblait qu’à une simple fille sans défense… Enfin, peut-être était-il difficile de dire que son apparence était simplement normale.

En tous les cas, même cette nuit-là, elle allait sûrement faire une ronde dans le cimetière. Du moins, c’est ce que pensait Mole. Toutes les nuits, la fille semblait patrouiller dans le coin, ce qui allait également devoir entrer en ligne de compte dans son plan d’évasion. Et pour cette raison, Mole décida de vérifier si Meria était là ou non.

Mais, alors qu’il s’avançait dans le cimetière, il put apercevoir des gens se rassembler au loin. Il y avait un grand nombre d’hommes amassés autour du trou creusé par Mole jusqu’à la veille.

Ils sont sûrement là pour l’enterrement.

… Cependant, de là où il était, l’ambiance semblait loin d’être morose. Malgré le fait que c’était un enterrement, Mole ne sentait pas la moindre once de tristesse qui était de mise dans ce genre d’évènement. Il n’y avait ni sanglots ni gémissements.

Alors qu’il essayait de s’approcher, il s’aperçut que les gens étaient vêtus de vêtements de deuil, tels que des costumes noirs, et… que leurs visages étaient cachés par des masques peints en blanc. Ces derniers étaient complètement dépourvus d’expression, si ce n’était les yeux que l’on pouvait voir à travers les fentes longilignes prévues à cet effet. Ils ressemblaient pour s’y méprendre aux masques de la mort. Et bien que les gens étaient de corpulence différentes, les masques étaient tous identiques.

C’est quoi cette histoire ? Ils vont quand même pas faire un bal masqué ici, non ? pensa Mole. Bien entendu, la jeune taupe n’avait jamais participé à ce genre de fêtes.

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… Peut-être que ça se fait pas de montrer son visage dans ces cas-là.

Bien qu’il avait des doutes sur leurs intentions, le garçon courba légèrement l’échine devant les personnes qui semblaient avoir remarqué sa présence et continua de s’avancer… C’est alors qu’il aperçut quelque chose d’étrange.

Au milieu de l’immense tombe où la fille l’avait partiellement enterré la veille, gisait désormais… la tête d’une bête gigantesque.

Au moment où il posa les yeux dessus pour la première fois, il ne comprit pas tout de suite ce que c’était. C’était tout à fait compréhensible après tout. Quoi que cela pouvait être, c’était le genre de choses qui dépassait l’entendement général. Il se mit à se frotter frénétiquement les yeux, tout en priant pour que ce soit une hallucination. Il ouvrit alors les yeux une fois de plus.

Il pouvait apercevoir son visage se refléter dans les grands et gigantesques yeux de la créature, aussi gros qu’une tête d’homme.

Désormais, il n’y avait plus aucun doute, cette chose gisant dans la tombe était sans conteste la tête d’un monstre gigantesque d’un autre monde. Non, pour être précis, c’était un monstre géant dont le corps était presque entièrement composé de son énorme tête. Ce qui était encore plus invraisemblable se trouvait sous la mâchoire densément velue du monstre : là où chez un humain, on s’attendait à trouver un cou, il y avait ici quelque chose semblable à un corps de lézard. Contrairement à la taille gigantesque de la tête, son corps de lézard était ridiculement petit, mais malgré tout, il semblait être doté de muscles puissants et de griffes à faire froid dans le dos.

Le corps de la créature était transpercé de toutes parts par des lances pointues, et sa mâchoire et son flanc étaient restreints par des fils barbelés. Malgré ce dispositif, la simple vue de ce monstre inspirait une profonde terreur en Mole. Il ne pensait pas que CETTE chose était vraiment morte. Même maintenant, il avait l’impression que si ses chaînes venaient à être brisées, elle allait lui sauter dessus.

— …

Sa voix sonnait bizarre, mais au final, Mole retrouva son calme. De la sueur froide s’échappait de son corps, et le centre de son visage était brûlant, comme s’il était en feu. Ses genoux tremblaient. Il ignorait ce qu’il regardait, mais il comprenait bien qu’une créature aussi effroyablement dangereuse n’était pas quelque chose que les êtres humains rencontraient en temps normal.

En quête d’aide, il se mit à regarder les gens autour de lui… mais les hommes masqués alignés debout sur le côté semblaient être enveloppés par une sombre vitre de verre, empêchant Mole de les voir dans les yeux. De cette ligne, une personne fit un pas en avant et s’approcha du garçon.

— Bien, la terre, ordonna une voix sourde de derrière le masque.

Sans comprendre ce que voulait dire l’homme, Mole lui adressa un regard vide en réponse. Puis, il se souvint qu’il tenait fermement sa pelle dans sa main gauche.

— Plus vite, dit l’homme masqué de petite taille d’une voix irritée. Dépêche-toi de l’enterrer !

Debout au bord du trou, le jeune galérien hésita. Il avait l’impression de se trouver face aux portes de l’enfer.

— Allez, plus vite, exhorta l’homme masqué à plusieurs reprises. Plus vite, plus vite.

Mole enfonça sa pelle dans le tas de terre qu’il avait fait la veille et jeta frénétiquement la terre dans le trou. Il ne voyait plus ses mains ni son corps… La seule chose qu’il voyait était le monstre blessé.

Ce… C’est quoi ? C’est quoi… ce truc ?

Il n’avait jamais entendu parler de ce genre de créature en dehors des fables. Elle avait une forme étrange et biscornue qui ignorait les lois et règles de ce monde. Par exemple, sa mâchoire pouvait selon toute vraisemblance manger une tête de la taille de celle de Mole en un coup. Rien qu’un dixième de son apparence extérieure était effroyablement monstrueuse, et il ne faisait aucun doute qu’elle devait se délecter de la chair humaine.

Bien qu’il ne faisait que répéter encore et encore le geste auquel il aurait dû être habitué, il fut à bout de souffle avant de s’en rendre compte. Alors que le garçon prit à plusieurs reprises des bouffées d’air irrégulières et courtes, quelque chose semblait posséder sa main et la força à continuer. Il n’y avait aucune distinction entre blanc et noir dans les yeux du monstre, uniquement la couleur terne de la bile. Mais plus notable encore, il y avait plein de petits yeux gravitant autour des deux grands.

Et maintenant, le garçon avait l’impression que ceux-ci le regardaient… tous sans exception.

Mi-abasourdi, il continua sa tâche. Quand il eut fini son dernier coup de pelle, l’état du sol n’avait rien de différent de celui aux alentours. Personne n’imaginerait qu’un tel monstre était enterré ici.

Soudain, le cimetière où il se trouvait semblait s’étendre à l’infini.

Non… Est-ce qu’il n’y a que des créatures comme ça enterrées ici ? Sous ces pierres tombales, il n’y a que des cadavres de ces monstres ?

Bien que ces inquiétantes questions s’amoncelaient à toute vitesse dans son esprit, il ne semblait y avoir personne en mesure d’y répondre. Un homme masqué s’avança du groupe en direction de là où Mole avait enterré la chose géante dont la tête était deux fois plus grande que la sienne. L’homme posa la pierre tombale en forme de croix qu’il portait sur les épaules, et à ce moment même, Mole sentit un gémissement émettre du sol.

Il ne semblait pas que ces gens masqués voyaient un quelconque intérêt à offrir au monstre un épitaphe ou des offrandes, et donc, ils se contentèrent d’observer silencieusement jusqu’à ce que la pierre tombale soit en place. Une fois ce fait, ils s’en allèrent.

Au loin, Mole pouvait entendre faiblement le bruit du pot d’échappement d’un véhicule de grande taille en direction de l’entrée du cimetière. Mais celui-ci s’évanouit rapidement, laissant Mole seul à contempler le sol dans le même état abasourdi que quand il creusait le trou plus tôt ce jour-là.

Même s’il avait l’impression que c’était un cauchemar, il ne parvenait pas à se réveiller peu importe le temps écoulé.

Elle existe… vraiment ? Cette chose ?

Mole avait besoin de quelqu’un pour lui tapoter l’épaule et lui dire que tout ça n’était qu’une plaisanterie. Mais même s’il attendait que le soleil couchant disparaisse derrière les feuilles d’arbre, personne n’allait venir.

Sa tête était bouillonnante, et n’était pas du tout en état de réfléchir à quoi que ce soit. Tout était trop étrange.

… S’il y réfléchissait calmement, ce genre de monstre n’existait sûrement pas. Ouais, c’est vrai. Peut-être que je devrais essayer de creuser. S’il creusait, il ne trouverait sûrement rien en dessous. Tout ça n’était qu’une hallucination.

Le garçon se saisit de sa pelle et l’enfonça dans le sol. Néanmoins, après avoir soulevé son premier tas de terre… sa main s’arrêta et il retrouva ses esprits. Pour exprimer ça avec des mots, il aurait dit qu’il était absurde de se sentir comme ça.

Peu importe ce qui est enterré là, il fait trop sombre pour que je puisse voir de toute façon.

Avec les forces qui quittaient ses mains, ces dernières lâchèrent prise du manche et la terre se déversa sur le sol.

… Est-ce que je devrais rentrer ?

… Mais où ?

Il pouvait entendre le grincement de ses dents. Rentrer ? C’était un galérien. C’était l’endroit où il avait été emprisonné, un esclave aux travaux forcés. Il ne pouvait pas quitter cet endroit. Et même s’il réussissait, il n’aurait nulle part où rentrer. Il supposait que l’étable décrépie avec son lit était le seul avantage du cimetière, mais mis à part ça, où pouvait-il vraiment aller ?

Pourquoi est-ce que j’hésite ?

Allez, bouge…

Son pied droit paraissait vraiment lourd, mais il parvint à faire un pas en avant. Ses orteils n’étaient pas dirigés vers l’étable, mais vers l’entrée du cimetière. Et après s’être forcé à faire ce premier pas, le suivant fut bien plus simple.

Il jeta par terre sa pelle honnie et se lança dans un sprint effréné, comme s’il fuyait un camp militaire en ruine.

Bien qu’il n’avait ni destination ni plan en tête, et même s’il pouvait se retrouver blessé, il chassa de force toutes ces pensées de sa tête, et d’une négligence inconsciente, il courut, encore et encore. La seule chose qu’il savait était que chaque pas l’éloignait un peu plus de ce monstre.

Courir de toutes ses forces n’avait rien d’agréable. Pourtant, malgré la profonde obscurité et le faible clair de lune, il sentait que le monde s’éclaircissait, comme si le soleil se levait devant lui.

Mais bientôt, il réalisa que ses rêves d’évasion n’étaient qu’une illusion.

Il n’avait pas parcouru beaucoup de chemin, il n’avait pour ainsi dire même pas quitté le cimetière, quand il sentit une espèce de vent s’approcher derrière lui. La seule chose que le garçon pouvait imaginer était le monstre à la gigantesque tête, qui aurait fini par s’extirper de son trou et qui se serait désormais mis à sa poursuite.

La peur lui avait fait recouvrer ses esprits et en réponse, il poussa son corps jusqu’à ses limites et se mit à accélérer. Il était exactement comme un herbivore fuyant face à un carnivore, si ce n’est qu’il était déjà pathétiquement à court de souffle. Tandis que creuser des trous était la spécialité des taupes, leur endurance en course était lamentablement faible.

Puis, sentant que la poursuite était sur le point de se terminer d’une façon ou d’une autre, Mole rassembla son courage et fit face à son poursuivant.

Et sans l’ombre d’un doute, une créature noire se trouvait là. Néanmoins, elle ne faisait pas un dixième de la taille de celle qu’il avait enterré un peu plus tôt.

À la place, elle avait des pattes rapides et une queue semblable à un plumeau… Puis la jambe droite de Mole se tordit à tel point qu’il avait l’impression qu’elle avait pris feu.

D’un coup, la bête lui avait sauté dessus et la gravité prit le dessus sur Mole, qui tomba alors à la renverse sur le sol.

— Arg… Fichu cabot !!

Mole tendit le bras pour tenter de briser la nuque du chien, qui tenait désormais la cuisse du garçon dans sa mâchoire et était la raison pour laquelle le garçon était tombé par terre. Cependant, au moment même où il toucha la fourrure noire, son monde se retrouva une nouvelle fois sens dessus dessous. Quand on lui avait enseigné les arts martiaux à l’école militaire, on lui avait appris comment tomber sans se faire mal. Mais là, il n’était pas parvenu à utiliser ses mains pour amortir sa chute et avait finalement violemment heurté le sol. S’en suivit une étrange douleur sourde au moment où son nez toucha le sol. Tout en essayant d’endurer la douleur, il serra les poings et se dit, Je vais briser le crâne de ce chien avec ma jambe.

— Dephen, arrête !

La voix venait de loin.

C’était la voix ferme et grave d’une jeune femme.

Le chien s’arrêta net. Les forces quittèrent sa mâchoire et un bruit de succion trempé se fit entendre au moment où ses crocs lâchèrent prise de la cuisse du garçon. Un liquide rouge se mit à s’accumuler en surface et après quelques secondes, le sang coula à flot des vaisseaux sanguins désormais sectionnés.

Dès qu’il s’eut assuré que le chien n’allait pas l’attaquer à nouveau, Mole inspecta sa blessure pour le moins répugnante. Son pantalon en chanvre avait été déchiré tel du papier et en dessous, il pouvait voir des trous béants dans sa jambe. En jetant un œil au chien, il aperçut de la chair fraîche pendre de ses crocs. Et comme son corps était encore sous l’effet de l’adrénaline, il ne ressentait qu’un chaud engourdissement. Néanmoins, il savait pertinemment qu’avec une telle blessure, il allait souffrir le martyr plus tard.

— Fais chier, grommela le garçon.

— Mole ?

La fille à la capuche sombre contourna le chien pour vérifier son identité. Et bien que ce n’était pas intentionnel, elle se retrouvait une fois de plus à devoir baisser les yeux pour le regarder, comme la nuit précédente.

— … Tu as mal ?

La fille regardait sans broncher la jambe droite du garçon baignant dans une mare de sang.

Silencieusement, Mole reposa son regard sur sa blessure, se demandant ce qu’elle pensait de son absence de réponse. Pendant quelques temps, la fille se tint debout sans bouger aux côtés du garçon, puis finalement, comme si elle parlait à elle-même, elle soupira.

— Je n’aime pas la douleur, murmura-t-elle.

Mole sursauta sur ses pieds.

Le visage de la fille montrait une légère perplexité. Mise à part sa blessure, elle semblait avoir enfin remarqué que Mole était dans un état d’esprit différent de la veille.

Mole dévisagea intensément la fille inamicale. Et en retour, la fille semblait agitée, le regardant avec une certaine hostilité comme s’il était un animal blessé… Était-ce vraiment de l’hostilité ou alors de la peur ?

— T’as dit que t’étais la gardienne de ce cimetière, dit Mole d’un ton menaçant. Dans ce cas, tu dois savoir ce qui est enterré sous cette terre, non ?

Il avait crié ces mots tout en pointant du doigt le sol.

Les émotions qui bouillonnaient en lui et la peur qu’il avait ressentie face au mystérieux monstre l’empêchaient de garder la tête froide. Il pouvait également sentir une chaude palpitation dans sa jambe droite. Tout ceci avait eu raison de tout son sang-froid et son bon sens.

Il comprenait que sa rage dirigée contre elle n’était pour lui qu’un moyen de se défouler et que c’était totalement gratuit, mais comme d’habitude, la fille se contenta de le regarder avec des yeux aussi clairs qu’un lac. Il se demandait bien si son visage était capable d’exprimer d’autres émotions.

Cependant, cette beauté et cette transparence l’agaçaient.

— Dis-moi ce que c’est ! Ou alors… t’es amie avec ce truc ?

Comme s’il était sur le point de la frapper, Mole s’étira en avant et la saisit par le revers de son manteau… Ou du moins, tenta de le faire. Mais dès que les grandes mains du garçon la touchèrent, elle tomba immédiatement à terre avec un faible « Ah ».

Il n’y avait eu aucune forme de résistance, comme si on plongeait sa main dans l’eau.

Elle était tombée bien trop rapidement, et comme Mole se tenait principalement sur une jambe pour ne pas s’appuyer sur celle qui était blessée, il perdit à son tour l’équilibre. Ses genoux touchèrent le sol, puis son corps tomba vers l’avant en plein sur le corps de la fille allongée sur le dos.

… C’était comme si il avait été en train d’essayer de lui sauter dessus.

L’écrasant pratiquement, Mole était finalement assuré que la fille avait un corps, un poids, un parfum humain… et une peau chaude. La fille cligna des yeux comme si elle ne comprenait pas ce qu’il s’était passé. Et pendant que Mole était étendu sur elle, leurs corps se touchant des épaules aux doigts, elle le regardait droit dans les yeux.

Pour ce qui est de Mole, il était tout simplement paralysé tel un enfant choqué d’avoir renversé son assiette par terre. Ce n’était pas dans son intention. C’était un accident… mais malgré tout, il lui avait peut-être fait mal. Quand cette pensée lui traversa l’esprit, le garçon retrouva ses esprits.

— Tu sens comme le soleil, murmura la fille à sa joue, complètement recouverte par l’épaule du garçon.

Mole s’écarta précipitamment de son corps.

— Je… Je suis… désolé. Tu t’es fait mal quelque part ?

Oubliant sa précédente attitude inquisitrice, les mots sortirent soudain de sa bouche. Son irritation s’était volatilisée et il semblait être redevenu lui-même.

Mole envisagea essayer d’aider la fille à se lever, mais au moment où il essaya de lever son propre corps, il se rendit compte qu’il en était incapable. La blessure de sa jambe droite qu’il avait oubliée était devenue pesante et une intense douleur aigüe frappa le garçon au centre de sa tête.

Il parvint à s’accroupir, mais il ne put contenir son grognement de douleur. Pendant un temps, il fut dans l’incapacité de réfléchir correctement et la douleur semblait avoir pris le dessus sur ses autres sens. Jusqu’à ce que la douleur ne s’estompe, il ne pouvait rien faire d’autre que se tenir tranquille. Il ferma les yeux, serra les dents et sans bouger, endura la souffrance en silence.

Après un moment, il leva son visage désormais couvert de sueur, mais Meria avait déjà disparu.

— Bah, rien d’étonnant.

Après ce qu’il avait fait, il était naturel qu’elle se méfiait de lui. Il se serait probablement excusé s’il n’avait pas été encore en colère après ce fichu chien… mais… malgré le fait qu’il payait ouvertement pour ses erreurs, pour une raison ou une autre, il avait cet arrière-goût amer dans la bouche. Il regrettait ses actions et culpabilisait pour son attitude déplacée envers Meria.

Tout en tentant de limiter le flot de sang coulant de ses veines rompues, Mole jeta à nouveau un œil à l’état de sa cuisse.

La jambe droite de son pantalon était en lambeaux et le tissu était imbibé de sang. Il pouvait même voir les effroyables marques de morsure sur sa chair. Mais fort heureusement, malgré que les marques étaient profondes, aucune artère, ni aucun os, ni aucun nerf ne semblait avoir été touché… Néanmoins, il se sentait mal à l’aise. En voyant la puissante mâchoire du chien, il savait que s’il avait vraiment utilisé toutes ses forces, il aurait pu facilement réduire sa cuisse en charpie.

Alors que cette pensée lui traversa l’esprit, il tourna la tête et aperçut la sombre bête calmement assise sur son arrière-train, l’odeur du sang ne l’excitant pas le moins du monde. C’était exactement comme si leur affrontement d’il y a quelques minutes n’avait été qu’un mauvais rêve. Le coin de la bouche du garçon esquissa un fin sourire.

Ha ha… Alors t’y es allé mollo avec moi.

Même si Daribedor avait sûrement exagéré quand il avait prétendu que ce chien était un « chien de chasse hors pair », Mole devait admettre que ce titre était des plus appropriés. Le chien était vraiment pénible, et il était cent fois plus efficace qu’un garde humain qui s’assoupit souvent. Et que les actions de Mole aient été une répétition pour le jour de son évasion ou non, le prix à payer le fit grimacer.

… Néanmoins, s’il laissait cette blessure telle quelle, il était sûr qu’elle allait s’infecter. Même s’il n’allait pas jusqu’à rêver d’un bandage propre ou d’un désinfectant, s’il avait dans le pire des cas de l’alcool, alors il pourrait à la fois laver sa blessure et l’intérieur de sa bouche. Mais il paraissait peu vraisemblable que la pingre vieille femme ne donne ce genre de choses à un galérien qui avait échoué dans sa tentative d’évasion.

Et ainsi, son avenir s’assombrissait. Particulièrement parce qu’il sentait que même s’il retournait à l’étable dans son état actuel, il risquait fort de s’écouler plus d’une nuit s’il s’endormait.

Alors qu’il se tenait là pendant un moment, envisageant abandonner, il aperçut soudain une lueur orange se balançant légèrement d’avant en arrière s’approchant de lui.

… S’il avait été dans l’état qu’il était quelques heures auparavant, il aurait pu croire que c’était un mauvais esprit ou quelque chose du genre.

Mais il ne prit pas peur comme la veille. C’était clairement une situation où avoir peur lui aurait été bénéfique, mais où était passée sa peur ?

… En fait, il avait peur de bien plus que de simples fantômes et autres choses du genre… et ils se trouvaient sous ses pieds.

Il essaya d’attendre un peu plus longtemps et se rendit compte que la lueur s’échappait d’une lanterne carrée. C’est vrai. Comment une lueur de couleur chaleureuse pouvait provenir d’un mauvais esprit ?

À mesure que la lanterne s’approcha, il s’avéra qu’elle était tenue par la main gauche d’un être humain vêtu de noir. À sa grande surprise, c’était Meria Fosse Commune. La fille n’avançait vraiment pas vite, mais la vue de sa démarche était suffisante pour lui faire oublier de respirer. Malgré tout, il s’inquiétait vraisemblablement pour un rien : le fait qu’il ait le souffle coupé venait sûrement du fait qu’il était fatigué.

Dans sa main opposée, Meria tenait une petite boite en bois.

Après un bref silence, la fille s’accroupit juste à côté du garçon, posa sa lanterne sur le sol et tendit la boîte. Avant même qu’il puisse s’en saisir, Mole put légèrement sentir l’odeur du désinfectant.

Une fois dans ses mains, Mole réalisa qu’il ne se sentait pas à l’aise à l’idée d’appliquer de la solution antiseptique sur sa blessure.

Depuis qu’elle était revenue, elle était silencieuse et Mole était incapable de lire la moindre émotion dans ses grands yeux… Des yeux qui regardaient droit vers lui. Après lui avoir donné la boîte de premiers secours, elle n’essaya pas de s’enfuir, et son visage ne montrait pas le moindre signe de peur. Et parce qu’elle était accroupie, le bas de son manteau se retroussa légèrement vers le haut, dévoilant le bas de ses jambes, avec une peau aussi douce que de la porcelaine.

— Je peux vraiment utiliser ça ?

Même si cela aurait été vraiment intéressant si elle avait répondu non, Mole pensait tout de même qu’il était préférable de poser la question. La fille répondit à sa question par un hochement affirmatif de la tête.

— Merci pour ton aide.

Dans la boîte se trouvait toute une collection de produits tels que des gazes, du coton absorbant, du désinfectant, des compresses, et des choses pour réchauffer une blessure, tous rangés méthodiquement. Et tous semblaient être parfaitement neufs.

Mole essuya à nouveau le sang avec le tissu de la jambe droite de son pantalon, puis il posa un coton imbibé de désinfectant sur sa blessure. L’alcool stimula ses nerfs avec une douleur aigüe.

Meria restait silencieuse, le regard subjugué comme si elle assistait à une espèce de spectacle rare ou quelque chose du genre.

Pour une raison ou une autre, il avait du mal à garder son sang-froid et en conséquence, la main qui enroulait le bandage cafouilla maladroitement. Qui plus est, il n’appréciait pas le fait qu’elle pouvait entendre sa forte respiration.

Après être parvenu à terminer ses soins, il rendit la boîte en bois à Meria et la fille se leva.

Puis, doucement, elle dit :

— Je ne suis pas l’Obscurité.

— … L’obs..?

Le garçon tenta de répéter l’expression inconnue qu’elle avait utilisée, mais il se souvint alors des mots qu’il avait prononcés avant de faire tomber la fille par terre… « T’es amie avec ce truc ? »

L’instant d’après, comme si le courant avait été coupé, un souffle se fit entendre et la flamme disparut. Alors que ses yeux s’étaient habitués à la lumière, il se retrouva une fois de plus plongé dans les ténèbres, et perdit la fille de vue.

Puis, avant même que Mole n’ait le temps de dire quoi que ce soit, il l’entendit dire à une certaine distance :

— Au revoir.

La voix monotone paraissait effroyablement solitaire. Mais était-ce son esprit qui lui jouait des tours… ou était-ce juste ce qu’il voulait bien croire…?

Quelle que soit la vérité, le garçon se trouvait désormais seul, et il n’avait personne à qui poser la question.

4#

… Juste l’espace de quelques instants, Mole retraça ses souvenirs.

Il était au milieu de sa chambre dans le camp de détention de Rakasand. C’était le jour où il avait été jugé coupable, à peu près au moment où il attendait que les gens derrière lui rejettent le verdict.

Comme déjà dit précédemment, la grande majorité des personnes jugées coupables devait accomplir des peines de travaux forcés. Mais bien entendu, il y avait des exceptions. Par exemple, c’était le cas du prisonnier qui avait projeté de tuer des membres de la famille royale et qui n’était pas physiquement apte aux travaux forcés.

Cet homme n’avait ni bras droit, ni épaule droite, ni oreille droite. Il était connu sous le nom du Plastiqueur de chemins de fer et avait été emprisonné dans la cellule en face de celle de Mole. Mais ce dernier ignorait son nom. Tout comme il avait hérité du nom « galérien 5722 », cet homme s’était également vu son nom retiré et était désormais le « condamné à mort 367 ».

Soigné dans le même hôpital que ses victimes, il avait miraculeusement survécu, mais avait perdu la majorité du côté droit du haut de son corps. Et en conséquence, il fut aisé de conclure qu’il devait être le coupable.

Mole se souvenait que l’homme lui racontait avec un visage souriant, déformé par la douleur, que s’il venait à mourir ici et maintenant dans cet état, cela aurait été un soulagement.

Bien que le garçon ignorait si l’homme avait dépassé la quarantaine ou pas, ils avaient une corpulence similaire. Et même s’il avait souffert de graves blessures, l’homme se plaignait haut et fort de la nourriture et demandait de l’alcool de la même façon que les autres galériens.

Du fait de l’architecture des couloirs, le camp de détention était particulièrement mal insonorisé, et même la voix de ce galérien résonnait à travers tout le camp. En apparence, il ne semblait pas mentalement affecté par sa situation… jusqu’à l’annonce de son exécution.

Trois jours plus tard… un des geôliers demi-souriant de Mole avait dit qu’il ne reconnaissait plus du tout le condamné à mort, qu’il avait complètement changé.

Ce qui lui restait de cheveux sur le côté gauche de son crâne était devenu blanc, et on aurait dit qu’il avait pris plus de vingt ans d’un coup. Quand on essayait de lui parler, il était impossible d’obtenir la moindre réponse normale. Et il ne semblait plus ressentir la moindre excitation en mangeant.

Il se contentait juste de gratter ses blessures, ce qui faisait grimacer de dégoût les galériens des chambres voisines.

Il s’avérait également que le galérien 5722 avait pu voir le changement s’opérer sous ses yeux.

Après être passé par un attentat suicide, il aurait dû être prêt à affronter la mort. En effet, si son plan s’était déroulé comme prévu, il aurait dû se douter qu’il y passerait, mais que ce soit le karma ou simplement le destin, il avait échappé de peu à la mort. Mais maintenant, il s’était retrouvé acculé par la peur de sa mort prochaine, s’avançant à la vitesse de l’aiguille des minutes d’une horloge.

Malgré tout, au matin du troisième jour, une chose étrange arriva. À son réveil, Mole fut salué d’un geste de la main par le condamné à mort 367 avec un grand sourire.

Malgré la blancheur de ses cheveux, et le fait que les blessures qu’il se grattait étaient toujours là, son attitude semblait être la même qu’avant l’annonce de son exécution. Et il n’y avait dans ses yeux aucun signe de folie… Au contraire, c’était comme s’il avait trouvé une certaine paix intérieure.

Il se demandait s’il y avait eu un quelconque changement psychologique chez le condamné à mort 367 durant ces trois jours… mais il n’y avait aucun moyen de le savoir à ce moment-là, et ce, jusqu’à la fin des temps.

Les couloirs du camp de détention étaient très mal insonorisés. Ils avaient sûrement été conçus de cette façon dans l’optique d’un tel moment.

Mole entendit distinctement le bruit du coup de feu qui mit fin aux jours du condamné à mort 367, comme s’il avait tendu les oreilles au maximum.

#

L’aube chassa les ténèbres, et les innombrables pierres tombales et arbres projetaient de longues ombres sur le sol. La rosée matinale scintillait tels les joyaux d’un artisan talentueux décorant l’herbe sans nom.

Bien que Mole était conscient de la singularité de ce cimetière, le paysage matinale n’en avait pour autant pas changé d’un iota. Il en était de même pour sa vie. La vieille chouette lui adressait un coup de pied pour le réveiller, et ensuite, il bernait son estomac avec un semblant de nourriture, ce après quoi il allait cravacher dans le cimetière, creusant trou après trou.

Néanmoins, jusqu’à la veille et même aujourd’hui, il y avait à peine eu le moindre changement dans son travail.

… Le bout de sa pelle heurta quelque chose de dur.

Alors qu’il retira la terre, les gigantesques yeux couleur bile apparurent, fusillant du regard le garçon qui avait perturbé leur sommeil.

Cette hallucination était arrivée sans crier gare et d’un point de vue extérieur, c’était comme si le garçon aux bras musclés s’était soudain figé sur place. Mais pour Mole, chaque fois qu’il était victime de cette hallucination, de la sueur froide se mettait à couler le long de son corps. Cette peur n’était en rien matière à plaisanterie.

Bien entendu, son esprit avait tenté de comprendre ce qu’était la chose qu’il avait vue la veille. Mais, exactement comme au camp de détention, comme on pouvait s’y attendre, il n’y avait personne ici pour éclairer sa lanterne. Du moins, si quelqu’un lui donnait ne serait-ce qu’un indice ou quelque chose du genre, peut-être qu’il ne serait pas victime d’hallucination… À ce train, la créature allait vraisemblablement bientôt apparaître dans ses rêves.

Et après avoir esquissé une douzaine de fois un sourire d’autodérision, soudain…

— Salut, le galérien fossoyeur, l’interpella une voix inconnue.

Mole, tel un poisson à qui l’on venait de jeter une pierre, se retourna en un éclair. Derrière lui, à environ dix pas de là, un garçon de petite carrure était assis sur une pierre tombale. Il ne reconnaissait pas l’enfant, et le fait qu’il était parvenu à le prendre par surprise le mettait mal à l’aise… Une seconde, un garçon ? … Non, une fille ? Il ne savait pas très bien. Son visage et son corps étaient ceux d’un enfant, c’est-à-dire dépourvu de caractéristiques sexuelles suffisantes pour déterminer son genre.

Il avait une chevelure noire coupée au carré lui arrivant jusqu’aux joues, et il arborait une cape jaune d’enfant. Des jambes fines sortaient de son short à carreaux, et malgré qu’il n’avait pas de chaussettes, il portait tout de même des bottes de soldat.

— On se connaît ? demanda Mole sans tenter de masquer sa méfiance.

— Ouch, c’est pas très sympa de ta part. Tu nous as sûrement vus hier, moi et les autres, pas vrai ?

La personne pencha sa tête en direction de Mole et souleva les coins de ses lèvres en un sourire amical.

— Qu’est-ce que je raconte ? Rien d’étonnant à ce que tu ne me reconnaisses pas. Tiens… Regarde ça.

La personne plongea ses mains dans la poche de sa cape… et en sortit un masque blanc. Bien entendu, il allait sans dire qu’il le reconnaissait parfaitement.

Des frissons parcoururent le dos de Mole. Le souvenir qu’il lui remémorait était tel un cauchemar. Malgré qu’il y avait clairement un enfant mince sous ses yeux, à ce moment-là, il ne pouvait rien voir d’autre que le visage de ce monstre gigantesque.

C’est vrai, souviens-toi… Même si j’étais occupé à refermer le trou, j’ai senti ces chaussures d’apparence peu adaptées à la marche s’approcher de moi, non ?

La personne continua en faisant mine de ne pas remarquer le visage raidi de Mole :

— C’est une bonne chose que t’aies terminé la première étape de ton travail, mais c’est clairement l’heure de manger là. Qu’est-ce que tu dirais de boire un coup ?

Bizarrement, tout en parlant comme un adulte, il rangea le masque dans sa poche et en sortit une bouteille d’alcool. Le liquide ambre arrivait au niveau de l’étiquette.

Sans dire mot, Mole retourna à sa tâche. Il ne voyait aucune raison d’écouter cette personne.

— Ah, on m’ignore, hein ? Ouais, je vois ça. Et dire que j’envisageais te parler de la chose que t’as vue hier.

Pendant que Mole évaluait s’il allait laisser passer cette offre ou non, la personne aux allures d’enfant leva le menton comme pour montrer que ça la vexait et s’assit les jambes croisées sur une des pierres tombales. Elle porta la bouteille d’alcool à ses lèvres, puis retira ses mains, ne tenant alors la bouteille qu’avec ses lèvres et ses dents tout en ingurgitant bruyamment le liquide.

Et de temps à autre, ses yeux jetaient un regard dans sa direction.

Mole soupira de déception. Ce gamin voulait discuter et rien n’y ferait tant qu’il n’aura pas été satisfait. Et même maintenant, qu’il veuille ou non en savoir plus sur ces créatures ne signifiait pas qu’il voulait qu’on lui pose des questions à ce sujet. Néanmoins…

— Si tu me donnes cette information, qu’est-ce que t’aurais à y gagner en retour ?

Il avait posé la question juste pour voir à quel point cette personne était déterminée à lui raconter la vérité derrière cette histoire. Et bien qu’il y avait énormément de choses qu’il ignorait des monstres, cette personne lui paraissait extrêmement louche. Pour Mole, peu importe le nombre de monstres sur cette planète, il ne pouvait pas supporter quelqu’un qui posait ses fesses sur une pierre tombale.

La personne ôta la bouteille de ses lèvres et avec un visage légèrement rouge, dit d’une voix stupéfaite :

— … Eh ben, t’es une taupe bien sceptique, hein ? Tu manges des vers frits au petit déj” ou quelque chose du genre ?

Mole répondit sans éclat :

— De la soupe salée me suffit amplement.

En entendant sa réponse, la personne sur la pierre tombale poussa un grand soupir, mais elle reprit rapidement son attitude précédente avec un sourire.

— Ouais, ça promet de belles choses à l’avenir, dit-elle.

— Alors il y avait bien quelque chose.

— Exact, mais pour ce qui est de la raison…

La personne bondit, se retrouvant alors debout sur la pierre tombale, les bras bien écartés pour garder l’équilibre.

— Enfin, pour l’instant, disons que je suis quelqu’un de très acharné comme toi. J’aime simplement le fait de planter des demi-vérités dans la tête des gens.

Puis, comme si elle avait été impressionnée par ce qu’elle venait de dire, la personne à l’apparence enfantine baissa silencieusement le regard vers lui du haut de la pierre tombale. Pourtant, la personne ne faisait pas la moitié de la taille de Mole. Alors même en y ajoutant la taille de la pierre, elle était à peine plus haute que lui, et ne pouvait donc pas baisser les yeux bien bas.

Inconsciemment, un rire s’échappa de la bouche de Mole, mais il tenta de le faire passer pour un bâillement.

Bah, je vois pas de mal à écouter ce qu’il a à me dire.

Bien entendu, qu’il y croie ou non était une toute autre histoire.

— Bon, alors est-ce qu’on va parler de ce qui s’est passé hier ou non… Ah, et avant ça…

Mole enfonça sa pelle dans le sol en s’en servant alors comme d’une cane pour soulager la pression sur sa jambe droite toujours blessée. Puis il demanda :

— Comment tu t’appelles ?

La personne écarta les mèches de ses cheveux d’un noir profond, comme pour mieux montrer son visage à Mole.

— Je m’appelle Corbeau, dit-elle. Regarde mes cheveux, on dirait qu’ils sont de la couleur des ailes des corbeaux, non ?

Mole leva les yeux au ciel et esquissa un sourire amer. Il ne sentait pas le besoin de rétorquer. Quoi qu’on en dise, « Corbeau » était un faux nom.

S’asseyant à nouveau sur la pierre tombale, l’autoproclamé « Corbeau » demanda en retour :

— Et toi ?

Pendant un moment, le garçon ne savait pas trop quoi répondre. En toute honnêteté, il ne voyait pas l’intérêt de donner son vrai nom. Puis, soudain, il se remémora le nom par lequel l’avait appelé « Corbeau ».

— Tu peux m’appeler la taupe, répondit Mole.

— Bien, alors le Corbeau et la Taupe, hein ?

Corbeau pouffa joyeusement de rire.

— Dis, la taupe, je t’aime bien. Alors pourquoi ne pas devenir amis ?

— Je refuse, répondit immédiatement Mole.

— Franchement, quel dommage, brailla Corbeau sans la moindre once de déception dans sa voix.

Puis, sans crier gare, Corbeau dit mystérieusement :

— 30,27 millions. Ce nombre te dit quelque chose ?

— Hum…

Mole, qui était persuadé d’être sur le point d’en apprendre plus sur la véritable nature des monstres, fut pris par surprise, et il lui fallut donc réfléchir quelques temps. Mais au final, il ne voyait pas.

— Je me demande si c’est le contenu de mon portefeuille, dit-il, en essayant de faire de l’humour.

Mais il n’avait même pas de portefeuille, sans parler d’argent à mettre à l’intérieur.

Corbeau annonça fièrement la bonne réponse.

— C’est la population actuelle de ce pays, d’après les statistiques officielles du Bureau des Affaires Générales de Filbard. Tu savais pas ça ?

Comment aurait-il pu savoir ça ? Ou peut-être qu’il devrait dire qu’à part le nombre de soldats alliés ou ennemis, la population du pays ne lui avait jamais traversé l’esprit. Par conséquent, il était incapable de dire si c’était beaucoup ou pas. Et entendre ces mots sortir de la bouche d’une personne ressemblant à un enfant le mettait extrêmement mal à l’aise.

— Il y a cent ans, la population était d’environ 2,6 millions. Enfin, c’était il y a longtemps alors il est difficile de connaître le chiffre exact. Dis, tu trouves pas ça incroyable ? En tout juste cent ans, la population a été multipliée par plus de dix. D’après toi, d’où vient cette explosion démographique ?

Mole réfléchit à la question un peu plus longtemps que pour la précédente. Bien qu’il n’y avait aucune preuve pour étayer le chiffre avancé par Corbeau, il partait du principe que c’était vrai. Si la population avait effectivement été multipliée par plus de dix, alors il devait sûrement y avoir un facteur significatif en cause. Pour les fourmis, en supposant qu’il y ait une reine, cela pourrait provenir de la création d’une colonie, mais ce n’était pas aussi simple pour les hommes.

Il avait du mal à concevoir le nombre incroyablement grand avancé par Corbeau, alors il essayait de le réduire à une échelle plus concrète pour lui. Tout d’abord, il imagina un village avec cent personnes. Quel genre de facteur serait suffisamment important pour permettre à la population de passer à mille en cent ans ?

Mole répondit :

— La quantité de nourriture distribuée a augmenté ?

Pour les hommes, quoi qu’ils fassent, la première des priorités était toujours la nourriture. Tout comme une voiture ne peut avancer sans essence, un homme ne peut pas vivre sans nourriture. Alors, si la population avait beaucoup augmenté, alors selon toute vraisemblance, une grande quantité de nourriture était nécessaire. Non, plutôt que la quantité de nourriture disponible, n’était-ce pas plutôt la capacité à pouvoir en produire plus qui déterminait la taille d’une population ?

Corbeau lui adressa un grand hochement de tête en réponse.

— Ouais, pas mal. Dix points.

Puis Corbeau éclata de rire.

— Sur cent, bien entendu.

— C’est loin d’être pas mal.

— C’est une question de point de vue. Certes, grâce à l’amélioration des graines et des engrais, il a été possible de produire plus de blé. Mais dans le même temps, si la population de fermiers avait augmenté, alors il en va de même avec la quantité de fermes. Si tel était le cas, la population globale n’aurait pas pu être multipliée par dix. Il y a également un certain nombre d’autres facteurs. C’est pour cette raison que cette réponse ne vaut que dix points.

— Un certain nombre, tu dis ? demanda Mole.

Cela n’avait aucun rapport avec le monstre, mais les qualités d’orateur de Corbeau l’avaient intrigué. Qui plus est, il avait l’impression que cela faisait une éternité qu’il n’avait pas discuté de façon aussi légère avec quelqu’un.

Néanmoins, les paroles suivantes de Corbeau étaient très différentes de celles qu’il avait pu entendre des divers gens qu’il avait pu rencontrer jusqu’ici.

— Comme tu l’as dit, grâce aux progrès dans l’agriculture, les récoltes ont pu augmenter. Ensuite, des choses comme les lampes à gaz et l’électricité ont commencé à être utilisées en pratique et il y a eu une nette progression de l’espérance de vie. On a ensuite inventé les engins à vapeur. Ainsi arrivèrent les trains et bateaux à vapeur, et de ces avancées, les réseaux de transport se sont mis en place et les voyages devinrent plus courts. Grâce à ça, le nombre de gens talentueux, les ressources et la mobilité de l’information a remarquablement augmenté, et la mort par famine a beaucoup reculé…

Mole était complètement silencieux, poussant Corbeau à demander :

— Tu me suis ?

Comme pour se déclarer vaincu, Mole secoua la tête négativement.

— Bah… Si je dois te donner des exemples concrets pour chaque cas, on n’est pas couchés. Mais, si je devais résumer toutes ces raisons en un seul facteur global, ça serait le développement de la civilisation.

— La civilisation, hein… répéta avec méfiance le garçon.

— Le développement de la civilisation, continua Corbeau. Autrement dit, on peut également parler de l’amélioration du niveau de vie… Par exemple, on qualifie bien les réfrigérateurs d’avantage de la civilisation, non ? À mesure que la civilisation humaine a progressé, à travers son avidité, les hommes ont pu générer un surplus de temps et d’espace pour vivre. Et quand c’est arrivé, les humains se sont évidemment mis à coucher ensemble.

À ce moment-là, Corbeau se tut, peut-être afin de voir si ce qu’il avait dit avait provoqué une quelconque réaction chez Mole. Cependant, ce dernier détourna le regard sans dire mot. Puis, comme s’il était entièrement satisfait, Corbeau esquissa un sourire complaisant.

— Enfin, il va sans dire que la quantité d’enfants a également augmenté. Et grâce aux avancées de la médecine, le nombre de fausses couches et de mort-nés a significativement diminué. Peut-être que ces choses étaient dues au fait que les médecins ne se lavaient pas les mains avant d’opérer les gens, sans parler des anesthésies et autres transfusions sanguines qui n’existaient tout simplement pas. C’était pour toutes ces raisons que les accouchements étaient un risque significatif pour les vies des femmes. Bien entendu, avec le temps, on découvrit l’existence des bactéries grâce au microscope, et les recherches en matière d’immunisation firent un grand pas en avant, permettant à l’espérance de vie moyenne d’augmenter d’une vingtaine d’années.

Pendant que Mole écoutait Corbeau, sa blessure sous le bandeau de sa jambe droite lui fit mal.

Naturellement, il avait nettoyé la plaie la veille. Mais si Meria n’était pas revenue avec une boîte de produits médicaux, sa blessure se serait mise à s’infecter. Et dans le pire des cas, il aurait pu mourir du tétanos. Même s’il avait été loin d’être le meilleur élève à l’école, cela faisait partie des connaissances générales d’une taupe comme lui.

Mais il y a plus de cent ans, les microscopes n’existaient pas, et même les médecins ignoraient l’existence des bactéries.

À cette époque, plus qu’aujourd’hui, peu importe la blessure ou la maladie dont souffrait une personne, elle pouvait très facilement en mourir. Le fait que cela n’arrive plus vraiment était certainement ce qu’on appelait les progrès de la civilisation.

Pourtant, après l’explication fluide de Corbeau sur différentes zones d’ombre dans sa compréhension, Mole gardait le sentiment que cette miraculeuse explosion démographique était improbable.

Lisant les doutes du garçon sur son visage, Corbeau continua son exposé.

— Bah… Le vrai problème est le suivant : l’histoire de l’humanité a perduré sans interruption pendant plusieurs milliers d’années. Pourtant, qu’est-ce qui a fait qu’après cette période, la civilisation s’est soudain mise à progresser ? Dit autrement, pourquoi la civilisation était incapable de se développer avant le soi-disant « Moyen Âge » ? … C’est simple. C’est parce que jusqu’ici il y avait une sorte d’obstacle empêchant l’humanité de le faire.

Corbeau n’attendit pas la réaction de Mole et enchaîna :

— Le coupable se trouve sous tes pieds.

Inconsciemment, le garçon baissa les yeux et contempla ses chaussures usées et couvertes de boue sur lesquelles rampaient des insectes noirs.

— Pour ta gouverne, je ne parle pas de ces cloportes, dit Corbeau d’une voix taquine.

Le regard aigre, Mole donna un coup de pied dans la terre et répondit :

— C’est comme s’ils étaient des fourmis d’un autre monde.

… Honnêtement, il s’estimait heureux que Corbeau avait glissé une blague dans leur conversation.

Peu importe le nombre d’enterrements qui avaient eu lieu, son esprit n’arrivait pas à digérer cette réalité qui semblait détruire tout le bon sens qu’il possédait jusqu’ici.

Puis, l’attitude jusqu’ici joyeuse de Corbeau s’évanouit.

— Les démons. Les morts-vivants. Les monstres de la nuit. Les possédés. L’Obscurité. Tout en repliant un doigt après l’autre, Corbeau énumérait chaque nom avec un visage au bord du dégoût.

— Ils ont beaucoup de noms différents, mais chacun définit exactement la même chose : le pire ennemi de l’humanité. Ces choses n’ont pas ce qu’on appelle la vie. Comme leur nom l’indique, ce sont des morts-vivants. Même si on les coupe en petits morceaux ou les brûle en cendre, telle une mauvaise blague ils reviendront à la vie… Ah, je peux lire sur ton visage que tu ne me crois pas. Peut-être que c’est parce que ça te terrifie rien que d’y penser. Même si on leur arrachait les membres et qu’on les éparpillait aux quatre coins du monde, ceux-ci finiraient par se rassembler et se recoller entre eux. Un tel spectacle peut en traumatiser plus d’un, mais je suis sûr que tu y assisteras au moins une fois.

Mole pencha la tête et répondit :

— Bah, je suis déjà traumatisé au point où j’ai peur de mes rêves…

Peut-être que cela ne valait pas la peine de s’en faire, mais quelque chose que Corbeau avait dit le turlupinait. Tout en changeant de sujet, il demanda :

— Alors pour ce qui est des membres, tu veux dire que le corps de ce monstre n’est pas constitué que d’une tête ?

— Oui, ils ont d’innombrables formes différentes. Mais leur point commun est qu’ils tuent les hommes. Et également qu’ils détestent le soleil. Heureusement que ces créatures sont totalement incapables de se déplacer sous le soleil. Pour le reste… eh bien…. en gros, plus un monstre est gros, plus il est fort. Et de ce fait, le monstre d’hier était très redoutable.

— … Que… Sérieux ?

— Bah, peu importe les noms et les apparences. Ce que tu dois garder en tête, c’est que ce sont les pires ennemis de l’homme… Autrement dit, on pourrait les qualifier « d’ennemis naturels » de l’humanité. Ces choses tuent les hommes, ils ne les mangent pas. Ils les tuent. Tu saisis la différence ?

Lentement, Mole acquiesça de honte. Même en ne tenant pas compte de la fausse accusation envers sa personne, quand il était question de meurtres, son instinct de soldat était sans égal.

À l’instant même où Mole se rendit compte que Corbeau réfléchissait à quoi dire ensuite, ce dernier se mit soudain à raconter une histoire peu plaisante :

— Par exemple, même si ce serait difficile, disons qu’on arrive à enfermer un lion dans un enclos avec de quoi se sustenter, une taupe par exemple. Dès que le lion sera affamé, la taupe aura beau essayer de se défendre, elle ne tiendrait pas plus de trois minutes. Et le lion aurait alors son repas. Si ce n’était pas le cas, le lion serait sûrement mort de faim. Mais et si le lion était repu ? Et que dans ce même enclos, on essayait de mettre une taupe et une carcasse de cheval ? Dans cette situation, il y a de grandes chances pour que la taupe survive un certain temps.

— Hum, où est-ce que tu veux en venir ?

— La seule raison pour laquelle un carnivore prend la peine de pourchasser sa proie, c’est parce qu’il en va de sa survie. Si on suit cette logique, si un chat domestique reçoit de la nourriture de la part de son maître, il y a peu de chance qu’il se faufile dans la maison du voisin pour y chasser des souris, non ?

— Des hommes… Il tue sûrement des hommes, dit le garçon sans mâcher ses mots en baissant la tête.

— Exactement, mais pour la plupart, ce n’est pas comme s’ils avaient un but précis en tête.

Il pouvait sentir une certaine compassion dans les paroles de Corbeau.

— Certes, il y a un grand nombre de personnes cruelles dans ce monde, et en conséquence, il arrive beaucoup de tragédies. Néanmoins, il y a vraisemblablement peu de gens qui tuent juste pour le plaisir, non ?

— Ah, ceux atteints par la folie ? Ces gens ne sont plus humains, ce sont des monstres.

— C’est tout à fait vrai. Ce qui est précisément la raison pour laquelle les choses sous nos pieds sont également des monstres inhumains.

Mole répondit par un silence.

— En tous les cas, à cause de ces pourritures, au cours du précédent millénaire, les hommes n’ont pas pu faire de progrès significatifs dans leur civilisation. Même si quelqu’un parvenait à inventer quelque chose, soit il n’avait pas les moyens d’en parler, soit il était tué avant de pouvoir partager sa découverte. Tout d’abord, malgré avoir tout fait pour survivre, le citoyen moyen a des connaissances particulièrement limitées sur ces créatures. Tout le monde était particulièrement à cran et ignorait quand ces démons débarqueraient au beau milieu de la nuit pour tous les tuer. Mais, après ces jours sombres, d’une façon ou d’une autre, les gens réussirent à rassembler et stocker des informations pour les futures générations au moyen d’innombrables sacrifices.

Mole avait une objection concernant la dernière partie mais il resta silencieux. Il semblerait que la longue histoire de Corbeau était sur le point de toucher à sa fin.

— Des changements dans le rapport de force entre les humains et les démons ont commencé à se produire, mais c’était il y a trois cents ans. Les hommes étaient tombés par hasard sur un moyen de vaincre ces démons immortels. Et grâce à ça, lors des deux cents dernières années, le monde a pu prospérer d’une façon ou d’une autre. En fait, nous nous approchons maintenant d’une ère de prospérité jamais atteinte auparavant.

Le sentiment général de Mole sur l’histoire de Corbeau était un peu vague, ou peut-être devait-il dire qu’il allait lui falloir un certain temps pour la digérer.

C’était peut-être à prévoir. Pour un galérien qui n’était rien d’autre qu’un jeune garçon né dans une famille de pauvres tailleurs de pierre, les humains, la civilisation, les démons, les ennemis naturels et cetera étaient des concepts qui dépassaient sa compréhension. Malheureusement, son visage trahissait ce fait. Mais avant que Corbeau ne puisse le remarquer, il dit en se caressant le menton :

— Pour résumer… Les gens comme toi ont réussi à vaincre ce monstre. C’est ce que t’essayes de dire ?

Corbeau se mit à sourire avec satisfaction.

— Parfaitement. Hum, on dirait que t’as un peu de plomb dans la cervelle finalement.

— Lâche-moi, tu veux. Oh, au fait, c’est vrai que les oiseaux oublient de respirer après trois pas ?

— Hé ! C’est pas sympa. En plus, c’est pas vrai.

Tout en regardant Corbeau se vexer, il ne pouvait voir que les bons côtés de la jeunesse. Mais ce n’était sûrement pas une raison pour penser que les jeunes de la ville prendraient la peine de venir jusqu’ici pour discuter comme ils venaient de le faire. Qui plus est, il y avait ce masque. Quelle était sa signification ?

Hélas, avant que Mole ne puisse poser des questions au sujet des villes aux alentours, comme si c’était tout ce dont il voulait discuter, Corbeau dit :

— À la prochaine.

Tel un oiseau prenant son envol, Corbeau bondit de la pierre tombale et il fit des grands gestes d’au-revoir tel un enfant avant de s’en aller en courant. Et juste comme ça, il disparut, comme s’il s’était évaporé dans l’air.

Le garçon restant poussa un soupir et posa son menton sur le manche de la pelle qu’il avait enfoncée dans le sol. Tout en contemplant la lumière du soleil couchant, il cogita sur ce qu’avait dit Corbeau.

#

… Trois jours après l’annonce de son exécution, Mole s’était demandé s’il y avait eu une sorte de changement psychologique chez le condamné à mort 367. Mais, maintenant, il était trop tard et il n’y avait aucun moyen de vérifier si c’était avéré ou pas.

Mais Mole avait bien appris une chose en l’observant de près.

Peu importe si une tâche semble infaisable pour quelqu’un, les hommes seront toujours capables de se préparer mentalement si on leur laisse le temps. Tout du moins, cet homme y était parvenu.

Aux yeux des gens uniquement obnubilés par sa fin prochaine, peut-être que cela ne semblait être qu’un orgueil vain.

En tous les cas, il y avait sûrement des gens qui pensaient que si une personne était sur le point de mourir, cette préparation mentale ne faisait aucune différence notable.

Néanmoins, est-ce que le condamné à mort s’était rendu de ses propres forces jusqu’au peloton d’exécution le torse bombé fièrement et la tête haute, comme il en avait l’habitude ? Ou avait-il était tiré de force le long du couloir, ruisselant d’urine tout en pleurant et criant… Cet éventail de possibilités montre que le fait d’être prêt pouvait effectivement faire une différence.

Mais il allait sans dire que pour Mole, la situation du condamné à mort 367 était bien plus enviable. Bien entendu, ces monstres n’étaient pas le genre de choses dont les taupes comme Mole pouvaient s’occuper. Mais plus que ça, son malaise découlait du fait qu’il n’existait rien au monde pouvant venir à bout de ces choses.

Et la tombe était loin d’être une prison parfaite.

C’est vrai…

Qu’est-ce que je devrais faire ?

Il y avait une seule chose qui lui importait.

Même s’il connaissait l’existence de ce monstre, tout comme le paysage du cimetière n’avait jamais changé, le fait de connaître le nom du monstre et son histoire n’allait sûrement rien changer à la réalité.

Que faire ?

Qu’est-ce que je devrais faire ?

Qu’est-ce que je veux faire ?

#

— … Donne la patte, ordonna la fille et en réponse, le chien noir posa sa patte, qui faisait la taille de sa main, sur sa paume blanche.

Une fois encore, Mole avait croisé Meria dans le cimetière alors que le soleil se couchait… Non, ce n’était pas une rencontre fortuite, il l’avait trouvée. Cette rencontre était différente de la première fois où il la regardait du fond du trou qu’il avait creusé, et de la seconde fois où il fuyait le chien. Cette fois-ci, c’était intentionnel.

Même si tout ce qu’avait dit Corbeau était avéré, sa tâche de creuser des trous n’avait pas changé. Pour Mole, il n’y avait pas de grandes différences entre creuser des tombes pour un humain ou un monstre. Et il semblerait que son travail n’allait pas changer jusqu’à la fin de ses jours. C’était… on ne peut plus sérieux.

Il faut que je m’échappe d’ici.

Mais dans son état actuel, il pensait que ce chien assis aux côtés de la fille qui lui caressait les oreilles représentait une menace bien plus grande que les monstres enterrés à six pieds sous terre.

Le simple fait de regarder Dephen faisait tressaillir sa jambe. Bien que grâce à Meria sa blessure ne s’était pas infectée, courir s’avérait pour le moment vraisemblablement impossible. Hélas, même s’il avait de nouveau été en état de le faire, les évènements de la veille se seraient tout simplement reproduits à l’identique.

Qui plus est, le cimetière n’avait qu’une seule sortie, alors s’il gardait un œil dessus, cela pourrait finir par mener à son évasion. Maintenant, s’il devait faire un vœu, c’eut été d’avoir une carte.

Mais il y avait également le collier.

Pas celui du chien noir, mais celui qui était attaché à son propre cou. Même s’il s’y était récemment suffisamment habitué pour en oublier l’existence, il allait forcément avoir besoin de s’en débarrasser d’une façon ou d’une autre. Même si seul son identifiant de galérien y était inscrit, le collier semblait hurler, « Je suis un galérien ! » pendant qu’il marchait avec. Bien entendu, la police militaire et les shérifs locaux auraient tout intérêt à le capturer afin de marquer des points auprès de leur hiérarchie et collègues. Par conséquent, de la même façon, il ne pouvait pas se balader insouciamment en public, de peur que les gens ne préviennent les autorités.

Évidemment, même s’il aimerait vraiment pouvoir retirer ce collier de son cou, les gens qui le lui ont attaché semblaient être parfaitement conscients de ce fait. Et donc, le collier en cuir était essentiellement composé d’une fibre unique au monde appelée « fil de sorcière ». Pendant des centaines d’années, les assassins, les escrocs et autres criminels utilisaient ce matériau à des fins diverses. Il était fin, mais extrêmement résistant, à tel point que même les meilleures cisailles ne pouvaient le couper.

Et pour ne pas arranger les choses, ils avaient expliqué à Mole que vu que sa sentence était de plus de cinq ans, le collier était chirurgiquement connecté à sa carotide droite. Si un galérien tentait de le retirer de force, le « fil de sorcière » trancherait sa carotide aussi facilement que si c’était du beurre, mettant fin à ses jours. Vu qu’à la base, les assassins utilisaient ce fil comme garrot, son efficacité n’était plus à prouver.

Fort heureusement, Mole n’était en grande partie plus gêné par son collier. Mais il y avait des galériens qui ne pouvaient plus supporter cette épée de Damoclès au-dessus de leurs vaisseaux sanguins… et qui finissaient par perdre la tête et arracher leur collier. Lors de l’opération, un des médecins chauves avait tenté de l’intimider en lui racontant que cette folie prenait la vie de cinq ou six personnes par an.

Mais même s’il parvenait à retirer le collier, il se sentirait toujours seul et impuissant.

Sa mère, son père, et ses frères devaient toujours être en vie, mais cela ne signifiait en aucun cas qu’il pouvait rentrer chez lui. Malheureusement, même s’il mentirait s’il disait qu’il ne voulait pas les revoir, cela faisait déjà cinq ans qu’il était parti de chez lui et il ne souffrait pas du mal du pays ou quoi que ce soit.

Au fond, vu que ses parents ne s’étaient pas occupés de lui pendant son enfance, il ne pouvait pas vraiment compter sur eux pour l’aider. Ils ne lui avaient jamais témoigné le moindre amour. Et pire que ça, non seulement rentrer chez lui maintenant après tant de temps ne ferait que causer des soucis à sa famille, mais celle-ci pensait sûrement qu’il était préférable qu’ils ne se revoient plus jamais.

C’était étrange mais cela ne l’attristait pas plus que ça. C’était vraisemblablement parce qu’il y avait tant de choses plus importantes auxquelles il devait penser. Ou peut-être qu’il était simplement quelqu’un de froid.

Cependant, le garçon comprenait qu’il y avait une grande différence si une personne tierce se retrouvait mêlée à sa situation ou non.

Et la première… non, la seule bouée à laquelle il pouvait se raccrocher était Meria.

Il était conscient qu’elle était mystérieuse. Même sa personnalité était vague. Mais la veille, elle lui avait apporté des médicaments, et même s’il était un galérien, elle ne l’évitait pas. Il ne voyait aucune raison de la considérer comme une mauvaise personne.

Qui plus est, s’il pouvait obtenir des informations de la part de la fille se proclamant gardienne du cimetière et si elle était prête à coopérer ne serait-ce qu’un peu avec lui, alors ses chances d’évasion augmenteraient à coup sûr.

Bien entendu, lui et la fille n’étaient que des étrangers l’un pour l’autre qui ne se connaissaient que de visage. Et donc, s’il tentait subitement de demander quelque chose du genre, « Je veux m’évader, tu veux bien m’aider ? », au lieu d’une coopération, elle le renverrait vraisemblablement dans le camp d’internement. Mais la meilleure méthode d’approche pour lui était de lui faire baisser sa garde d’une façon ou d’une autre. S’il y parvenait, alors peut-être qu’elle finirait par l’aider d’elle-même.

Ce genre de chose, ah, comment on appelle ça déjà ? C’était un mot qu’il n’avait pas l’habitude d’utiliser, mais quand il lui revint à l’esprit, il serra le poing, victorieux. C’est ça, l’amadouer.

Et maintenant qu’il avait décidé de son objectif, il sentait qu’il était préférable de passer à l’action plutôt que de rester accroupi là à cogiter dessus. Alors Mole retourna dans le cimetière pendant la nuit et prit position afin de pouvoir la prendre par surprise, mais…

— Mole ?

Accroupie sur le sol, la fille à la chevelure auburn avait interpellé le garçon tout en caressant le chien à côté d’elle et en jetant un regard indécis dans sa direction.

Après l’avoir entendue appeler son nom, Mole hésita sur quoi lui dire.

— Hum… Ce… Ah, euh, rien, bégaya le garçon et une nouvelle fois, un silence s’installa entre les deux.

C’est rien, Mole !

Mole se frappa lui-même pour ne pas avoir été capable de trouver quoi dire. Sa future liberté dépendait de sa capacité à attirer son attention ou non.

Il pensa évoquer ses conversations passionnantes avec ses frères d’arme autour d’un feu de camp. Mais il réalisa alors que l’essentiel impliquait des pilotes de tank qui vantaient les mérites de leurs armes.

Accroupie à faible distance de lui, la fille le regardait d’un œil mystérieux en train de lutter pour trouver ses mots, la bouche bée et la gorge s’étranglant en sortant ces mêmes mots.

Ses yeux étaient aussi sombres que la mer froide, et le bleu était si profond qu’il semblait nous aspirer à l’intérieur.

Une fois encore, le silence avait pris le dessus. Mais il n’y avait rien qu’il puisse faire, la fille en face de lui lui ôtait simplement les mots de la bouche.

Ces yeux le regardaient fixement, dans l’attente qu’il parle, mais son esprit était complètement vide et aucune pensée ne venait. Elle était complètement différente des officiers de la police militaires qui exécutaient leurs tâches avec des têtes d’enterrement, mais aussi de Corbeau qui parlait de façon bien trop naturelle, comme s’ils étaient des amis de longue date.

Puis soudain, il réalisa qu’il y avait une faille majeure dans son plan.

Comment était-il censé l’amadouer au juste ?

Mole Reed, soldat E-1, chef des taupes du champ de bataille.

À tout moment, quelle que soit la météo, les taupes avaient pour ordre de creuser des trous sans s’arrêter. Avec de simples vêtements résistants, ils pouvaient ramper sur plus de cinq kilomètres. Et ils étaient capables de désassembler et nettoyer leur fusil en un clin d’œil.

Mais il n’avait pas la moindre idée de comment il était censé appâter la fille en face de lui…

— Meria…

Telle était l’étendue de ses mots. Sa propension à garder le silence l’empêchait de faire mieux que ça.

Il déglutit bruyamment. Combien de temps allait-il rester nerveux comme ça ? Le fait qu’avaler sa salive ferait autant de bruit ne lui avait même pas traversé l’esprit.

Après que ses pensées s’étaient enfin décidées, il prononça sans attendre ces mots qu’il avait l’impression d’avoir déjà entendu quelque part :

— Tu veux bien être mon amie ?

La fille cligna plusieurs fois des yeux et demanda d’une voix confuse :

— Quoi ?

J’aurais jamais dû demander ça.

Il avait échoué. Il avait totalement raté son approche. En un rien de temps, son visage devint rouge, comme s’il avait avalé cul-sec un verre d’alcool fort. Il fut pris d’une irrésistible envie de prendre un pistolet, mettre le canon sur sa tempe et presser la gâchette pour mettre fin à sa misérable existence.

Pendant que le garçon pensait s’évanouir d’agonie face à son ignorance, la fille, quant à elle, semblait ne même pas avoir compris ce qu’il avait dit et clignait des yeux encore et encore. Mais ensuite, aussi lentement que le sable qui coule dans un sablier, ses joues virèrent au rouge vif.

Et après quelques instants, elle détourna les yeux de lui et dit :

— … Je ne peux pas.

C’était la première fois qu’elle avait parlé sans le regarder dans les yeux. Il pouvait voir que ses lobes qui dépassaient des côtés de sa capuche étaient rouges comme des tomates.

C’était étrange, mais même si elle l’avait ouvertement repoussé, Mole se sentait soulagé.

Tout en riant de lui-même, il demanda :

— Pourquoi ça ?

Meria se tenait debout de profil face à lui en lui répondant :

— Je ne comprends pas ce que tu entends par amie.

— … Eh bien… Euh, moi-même je saurais pas te donner une définition exacte.

Mole détourna à son tour le regard, tout en réfléchissant un peu avant de lui donner une explication peu claire.

— Un ami, c’est, euh… c’est un peu plus qu’une simple connaissance… C’est, euh… réciproque ? Non, plus que ça… Pour mieux se connaître, deux personnes commencent par s’ouvrir l’un à l’autre… Quelque chose comme ça.

En gros, tout ce qu’il avait dit à Meria pouvait se résumer en une phrase : « J’aimerais être plus proche de toi. »

Noyé dans son embarras, Mole était dans l’incapacité de continuer son explication plus loin.

Puis, comme pour chasser une idée de sa tête, elle se prit la tête à deux mains en silence. Tandis qu’il attendait, Mole la regardait pendant que la lumière vacillante de la lanterne qu’elle avait posée sur le sol faisait trembloter l’ombre de sa mâchoire de façon erratique.

Peu après, la fille leva les yeux, mais ce n’était pas pour revenir sur son refus initial.

— D’où tu viens, Mole ? lui demanda-t-elle.

Après quelques instants d’hésitation, il répondit :

— Du camp de détention de Rakasand.

— De Rakasand ?

— Ah, c’est dans l’est du royaume. T’en as jamais entendu parler ?

Le visage rouge, Meria secoua frénétiquement la tête.

— Je n’ai jamais quitté cet endroit.

Mole resta dérouté pendant un moment, alors comme s’il jetait un œil furtif à travers le trou d’une serrure, il posa ses yeux sur son cou blanc. Bien entendu, il n’y avait aucune preuve qu’elle était retenue prisonnière ici, alors cela rendait un peu difficile de la croire. Mais dans le même temps, c’était tout à fait logique.

J’ai compris. Elle est vraiment séparée du monde.

Il y avait une chose qu’il avait plus ou moins crue dans l’histoire que Corbeau lui avait racontée. Avant l’invention des machines à vapeur, autrement dit, il y a plus d’un siècle, le meilleur moyen pour voyager était à cheval. À part ça, la seule autre possibilité était de marcher. À cette époque, les citoyens lambda ne pensaient pas à voyager. C’était précisément pour ça que non seulement ils ne se rendaient pas aux campagnes militaires, mais pour la majorité, ils n’avaient semble-t-il jamais quitté leur ville natale.

Même aujourd’hui, quand une personne vivait à la campagne ou dans un petit village, ce n’était pas si rare…

Tout en regardant le garçon, la fille demanda :

— Alors, dis-moi… C’est quel genre d’endroit, là d’où tu viens ?

Après ça, pendant un certain temps, les deux discutèrent avec la lumière vacillante de la lanterne entre eux deux.

Meria écoutait chaque mot de Mole avec attention, mais posait des questions à chaque fois qu’un détail attirait son attention. Et à mesure qu’elle l’interrogeait, Mole, même comparé à d’habitude, répondait de façon plutôt maladroite.

Comme la fois où il avait bu de l’alcool, il était très bavard. Il lui parla de la ville où il était né, de sa famille, de ce qu’était un tank, de l’importance stratégique du placement des tranchées, de ses plats préférés, de comment poussaient les choux…

Mais qu’est-ce que je raconte ? On parle pas de ce genre de choses avec des amis, ni avec personne d’ailleurs.

Il était en mesure de répondre à ses questions, mais bizarrement, il éprouvait de la gêne rien que de sentir le regard de Meria fixé sur lui. Par contre, c’était également un peu glauque.

Il utilisa une branche pour dessiner une carte au sol, et leva les yeux au ciel dont il prétendait se remémorer, mais ne croisa pas le regard de la fille. C’était alors que contre toute attente, il comprit comment faire sortir quelques mots de sa bouche.

En plus du fait qu’il avait une idée derrière la tête, Meria se trouva savoir brillamment écouter les gens. Affirmant n’avoir jamais quitté ce cimetière, il lui arrivait ne pas comprendre le postulat de certaines de ses histoires. Et pourtant, même si les explications du garçon étaient alambiquées, Meria faisait preuve d’une étonnante capacité à saisir le fond de ce qu’il voulait essayer de dire.

… Mais il lui fallut un certain effort pour comprendre le concept de « bétail ».

Il lui raconta comment les cuisiniers de l’armée avaient préparé un rôti de porcelet entier pour les remercier, lui et son unité, pendant la célébration d’une victoire. Mole se souvenait de l’odeur alléchante de la graisse animale mêlée aux herbes et se rendit compte que de la salive s’était accumulée dans sa bouche. Mais Meria n’était pas intéressée par le goût de la nourriture ni par la façon de la préparer. Elle exprimait plutôt son intérêt sur ce dont il allait parler ensuite.

— Après ça, est-ce que ce « cochon » a eu droit à un vrai enterrement ?

— Non… Je me demande si on a utilisé les os pour faire du dashi.

— Du dashi ?

— Place les os dans une grande marmite et fait les bouillir pendant un long moment. À la fin, le tout se transformera en une sorte de bouillon.

— Tu mangeais même les cadavres ? C’est… cruel, marmonna-t-elle tristement, semblant dégoûtée par la conversation.

— Mais c’est du bétail, il n’y a rien de cruel à ça, ils sont faits pour ça, tenta de lui expliquer Mole avec maints efforts.

Il essayait d’une façon ou d’une autre de la persuader que le bétail existait dans l’unique but d’être mangé (ou tué), mais il ne trouvait pas les bons mots. Pour lui, c’était tout ce qu’il y a de plus naturel, mais il ne pouvait pas trouver d’autres mots pour lui faire comprendre.

La conversation changea du tout au tout avant qu’il ne s’en rende compte. Certaines des questions insensées de la fille avaient une nouvelle fois fait dériver le sujet dans la mauvaise direction, puis du fait de son incompréhension, la conversation fit une chute vertigineuse, et tout à coup, ils se retrouvèrent au sujet de conversation initial.

Et quand le garçon trouvait quelque chose d’un tant soit peu intéressant à dire, cela finissait contre toute attente à l’emmener encore plus loin… et ainsi de suite, jusqu’à ce que la conversation ne devienne tout bonnement incompréhensible pour l’un comme pour l’autre. Ainsi, il fut incapable de lui faire comprendre.

Néanmoins, grâce à ces digressions, leur conversation avait continué, au lieu de s’arrêter abruptement. Mole avait l’impression que cela tenait presque du miracle…

— Je crois que je comprends plus ou moins, dit-elle en se levant.

La lune derrière les nuages au loin était désormais au milieu du ciel.

Le profil habituellement calme de la fille semblait étrangement tendu. C’était exactement comme si elle venait juste de faire une découverte révolutionnaire.

— L’Obscurité n’existe pas dans le monde d’où tu viens, non ?

Une fois encore, le mot que la fille avait prononcé la veille s’était échappé de ses lèvres.

Il avait du mal à comprendre ce qu’il signifiait.

— C’est exact, marmonna-t-il.

Le garçon jeta un regard vers la fille.

Sous la lumière tamisée du clair de lune, le visage de la fille, caché sous sa capuche et regardant d’un air découragé le sol, était magnifique. C’était quelque chose qui d’après lui ne provenait pas de ce monde.

Tout en la contemplant pendant un moment, Mole fut incapable de se lever, bien que cela n’avait rien à voir avec sa blessure à la jambe.

Et même si son visage n’avait jamais montré ce genre d’émotions, il pouvait clairement sentir au plus profond de ses yeux calmes qu’elle était complètement chamboulée.

… C’était exactement le même choc qu’il avait ressenti en apprenant l’existence de ce monstre.

… L’idée qu’il existait un monde où ce monstre n’existait pas était tout aussi choquante pour cette fille qui avait vécu toute sa vie ici.

Ils étaient tous les deux très similaires, mais c’était pour cette raison qu’ils étaient complètement différents. Tout comme la lune et le soleil ne se croisaient jamais, leur séparation était inéluctable.

La brise fraîche d’été souffla au-dessus des innombrables pierres tombales alignées au sol.

— Il est temps que je rentre, dit Mole, se levant tant bien que mal. Demain, je vais encore creuser des trous de bon matin.

Il put voir Meria acquiescer.

— … À plus tard, dit le garçon une fois de plus dans l’attente qu’elle y réponde.

Mais il n’y eut aucune réponse.