Fosse 2#

Title

Grave Keeper (Gardien de cimetière)

1#

Mole était en tout point un piètre chanteur.

Seul alors qu’il creusait avec sa pelle, il chantait quelques chansons. Cela allait des marches militaires aux chansons à la mode qu’il avait entendues à la radio. Et comme personne ne pouvait l’entendre, il chantait les paroles comme bon lui semble. C’est-à-dire qu’il chantait faux et parfois il inventait même des mots.

Bien que sa voix était forte, elle semblait s’évaporer dans le cimetière désert.

Le chant était son unique réconfort, l’aidant à oublier l’écœurante idée qu’il allait devoir travailler dur avec ces cadavres jusqu’à la fin de ses jours. Et même s’il continuait à creuser des trous, il était de bonne humeur, comme s’il était retourné dans le passé, plus précisément à sa situation d’il y a un mois.

La seule chose qui lui manquait par rapport à cette époque était des gens avec qui se mettre en rythme et un casque.

Il avait commencé à s’habituer à sa petite pelle et au collier qu’il ne pouvait retirer de son cou, mais maintenant, il avait commencé à ressentir l’absence de poids sur sa tête.

Quoi que je fasse, aucune chance que je mette la main sur un casque.

Au premier abord, cela ne semblait pas nécessaire dans ce paisible cimetière. Qui plus est, même s’il voulait se protéger de ce monstre, un casque en fer n’aurait sûrement pas été suffisant. Mais c’était pour une autre raison qu’il en désirait un. Cela lui remémorait la première fois que lui et ses frères d’arme, tous à peu près du même âge et de même rang, avaient touché un fusil et s’étaient mis à imaginer leurs futurs actes d’héroïsme. Maintenant, en contemplant cet évènement passé avec ses yeux désabusés d’aujourd’hui, il se souvenait qu’il portait un casque à longueur de journée, même lorsqu’il dormait.

Depuis lors, et tout particulièrement pendant une opération militaire, il ne se séparait jamais de son casque même s’il n’y avait pas le moindre ennemi à dix kilomètres à la ronde. Mole devait avouer qu’il comprenait que c’était un peu étrange de se sentir comme ça, mais peut-être qu’il y avait comme de l’espoir et un sentiment de sécurité provenant de ce casque qui protégeait la partie la plus importante du corps humain. Après qu’il fut transféré ici, il avait déchiré un tissu et se l’était enroulé autour de la tête pour éviter les insolations. Mais ce fin tissu ne le satisfaisait pas du tout.

— M. le galérien, merci pour votre dur labeur, dit le vieil homme derrière lui, coupant court à la chanson de Mole. Vous semblez bien vous porter malgré avoir vu ces choses.

Exactement comme s’il était en train d’observer l’administration d’un médicament pendant une expérience sur un rat de laboratoire, Daribedor baissa les yeux vers Mole avec ses petits yeux.

Mole arbora un air légèrement renfrogné. Sa jambe droite était enroulée avec un bandage visiblement jaunissant et sale imprégné de fluides corporels s’échappant de sa blessure…

Puis, il se remémora de la fille qui se trouvait sous ses bras après qu’il l’ait faite tomber sous le coup de la panique.

— Loin de là même. En fait, vous travaillez de plus en plus dur. C’est bien.

— Bah, c’est pas comme si ça ne m’intriguait pas, dit Mole, avant de continuer en tentant de soutirer quelques informations à ce sujet, Par exemple, ces choses… d’où elles viennent ?

— D’où, hein… C’est une autre question philosophique.

La bouche du vieil homme se tordit, certains diraient même que c’était un sourire disgracieux.

— Vous ne vous demandez sûrement pas d’où viennent les hommes, non ? Cela ne revient-il pas au même ?

— Généralement du ventre d’une femme, plaisanta Mole, mais cela ne sembla pas amuser Daribedor outre mesure.

Sans même tenter de masquer son mécontentement, Daribedor commença à se diriger vers le manoir tout en disant :

— Enfin, je comprends pourquoi vous n’avez pas peur d’eux. C’est à cause de ces gens qui apparaissent fréquemment à la tombée de la nuit. Au risque de vous décevoir, il serait préférable que vous évitiez de sortir trop souvent la nuit. Nous aurions des problèmes si vous veniez à vous faire tuer après tout le travail que vous avez effectué.

… Comme à son habitude, Corbeau aimait s’assoir sur les pierres tombales. Après que Mole lui ait rapporté les propos de Daribedor, il se mit à glousser avec un ton moqueur.

— Ce vieux croulant est vraiment horrible. C’est comme si, peu importe le nombre de gens employés pour creuser des trous, une fois qu’ils ne sont plus en mesure de supporter la présence des démons, ils sont bons pour la casse.

Sa patience ayant atteint ses limites, Mole ignora sans hésiter le regard méchant de Corbeau et demanda :

— Vous vous connaissez ?

Corbeau haussa les épaules et répondit :

— Bah, pour tout te dire, je déteste cet homme. Quoi qu’il en soit, il s’occuperait lui-même de nous enterrer dans ce cimetière si l’un de nous venait à mourir.

— … Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Quoi, je t’en ai pas parlé ? Même les gens qui connaissent l’existence de ces démons peuvent être enterrés ici.

Mole hésita brièvement, les questions se bousculant les unes après les autres dans son esprit.

— Une seconde ! Il n’y a pas que des monstres enterrés ici ?

— Qu’est-ce que tu racontes, la taupe ? Tu es en train de creuser une tombe de taille humaine là, non ?

… C’était tout à fait exact.

Il avait creusé toutes sortes de tombes, mais depuis l’enterrement du monstre, aucune autre n’avait été aussi grande. Après avoir appris à quel point ces gros monstres étaient forts, il considérait qu’il était inutile de demander si les plus petits étaient plus gentils.

Corbeau continua :

— D’après toi, pourquoi on appelle cet endroit une fosse « commune » au juste ? C’est simple. C’est à la fois pour les humains et les démons. Le nom provient du fait que ces deux races incompatibles sont toutes deux enterrées ici… Mais pour les humains, il n’est pas courant de venir ici, sauf circonstance exceptionnelle.

Un sourire sarcastique et non puéril se dessina sur les lèvres de Corbeau.

— Alors… par exemple, qu’en est-il de la tombe sur laquelle tu es assis ?

— Ouais, je pense que c’est une tombe d’humain.

— Descends de là tout de suite.

— Han… bouda Corbeau.

Il fit claquer ses pieds, jusqu’à ce que Mole ne tende sa pelle dans sa direction pour le contraindre à obtempérer.

— Ah, t’es vraiment un bon gars. Tu ressembles pas du tout à un galérien, dit Corbeau au moment où ses pieds atterrirent sur le sol, puis il poussa un profond soupir.

— Comment ça ?

— Comment ça quoi ?

— Quelque chose cloche. Pour reprendre tes mots, les monstres sont les ennemis naturels de l’homme, pas vrai ? Alors pourquoi ont-ils droit au même type d’enterrement qu’un homme ?

Ayant perdu son siège, Corbeau était assis en tailleur sur le sol. Comme un enfant, il n’aimait pas rester debout. Non, ce n’était pas ça. Même s’il avait une apparence d’enfant, des fois, quand il parlait, Mole avait tendance à ne pas voir celle-ci.

— Ces choses sont immortelles, tu te souviens ?

— Ah, acquiesça Mole.

Corbeau avait effectivement dit ça. « Ces choses n’ont pas ce qu’on appelle la vie. Comme leur nom l’indique, ce sont des morts-vivants. Même si on les coupe en petits morceaux ou les brûle en cendre, telle une mauvaise blague ils reviendront à la vie… »

Petit à petit, le garçon remarqua une certaine gêne dans ces propos.

En lisant le changement sur son visage, Corbeau continua.

— Ouais, c’est bizarre, hein ? Les enterrements sont des rites organisés pour les morts. Et pourtant, malgré ça, nous enterrons sur cette terre les ennemis qui ne peuvent pas mourir… Bien entendu, bien qu’ils aient droit à une commémoration funèbre, cela ne signifie en rien qu’on compatit pour eux.

Mole demeura silencieux.

— L’autre jour, tu avais deviné que les « chasseurs » exterminent ces démons. C’est exact. Les chasseurs combattent réellement les démons. Mais par exemple, si les hommes d’il y a plusieurs siècles avaient eu le même type d’équipement que les « chasseurs de démons » ont aujourd’hui, notamment les fusils, alors je pense que l’humanité de l’époque aurait connu la même prospérité que celle d’aujourd’hui.

En effet, Corbeau en avait déjà parlé lors de leur précédente conversation. Il avait dit que l’existence de ce monstre était un obstacle à la progression de la civilisation.

— Les humains ne peuvent tuer ces choses. Enfin, si on attache leur tête et leurs pieds, alors ils ne pourront plus faire de mal aux gens. Mais c’est le mieux qu’on puisse faire. Malheureusement…

Avec un visage plein de remords, Corbeau se mordit la lèvre.

— Attends, c’est pas justement ce qui est bizarre ? coupa Mole. Tu n’avais pas dit l’autre jour que les gens avaient trouvé le moyen de vaincre ces monstres ?

— Ah, ouais, cette méthode se trouve sous tes pieds maintenant.

— Alors les monstres enterrés dans ce cimetière sont soi-disant immortels. T’as jamais entendu parler d’une méthode pour les anéantir complètement ?

— Tu saisis toujours pas, hein ? Tiens, regarde ça.

Comme s’il jouait dans un bac à sable, Corbeau se mit à griffonner sur le sol.

— Ces choses ont bien plus qu’un simple corps physique. Si on les attache, on peut les empêcher de bouger. Mais même si on essaye de les noyer dans l’eau ou les enterrer dans un trou, ils finiront par s’en échapper et reprendre leur massacre. Puis un jour, il semblerait que quelqu’un ait eu l’idée de les enterrer dans un cimetière humain.

— … Alors tu veux dire qu’après un enterrement en bonne et due forme, ils ne peuvent plus revenir à la vie ? demanda Mole, comprenant finalement ce que voulait dire Corbeau.

Corbeau acquiesça et esquissa un faible sourire.

— Néanmoins, pour ce qui est de savoir pourquoi ils ne peuvent pas revenir à la vie dans ce cas, j’en ai pas la moindre idée. Même les meilleurs chercheurs n’en savent rien. Mais, peut-être que c’est parce que ces démons vivent dans des corps que nous ne comprenons pas. Vu qu’ils sont si différents des êtres vivants sur Terre, certains prétendent même qu’ils viennent de la lune. Tu vois, le type qui avait eu l’idée de les enterrer dans un cimetière… bah, peut-être qu’il avait l’intention de faire une mauvaise blague ou quelque chose du genre.

— Alors, à l’époque, un type se nourrissant de limaces de mer a découvert tout ça à cause d’une blague, dit Mole d’un air taquin à Corbeau, malgré le visage mystérieux et triste de ce dernier.

Tout en griffonnant le sol avec son auriculaire, Corbeau répondit :

— Bah, c’est juste comme ça que je vois les choses… Admettons que les gens enterrés ici ont été tués par ces monstres et qu’ils leur en veulent toujours, peut-être que c’est ce qui empêche ces choses de se réveiller.

— Dis pas de trucs aussi flippants.

— Ça te choque pas, hein ?

— Je sais pas, j’aime tout simplement pas les fantômes, dit Mole avec conviction.

Corbeau leva la tête et gonfla ses joues en apparence douces.

— Beuh…

Tout en boudant comme un enfant, il avait une nouvelle fois prononcé un mot qu’un adulte n’emploierait pas.

— Bah… même si leurs pouvoirs s’en retrouvent scellés, ça ne veut pas dire qu’on peut les enterrer dans n’importe quel cimetière. Il faut qu’il se situe sur une ancienne terre, une terre avec des pouvoirs. Le genre de terre qui a toujours été protégée par les hommes, et qui a toujours été le contraire d’un berceau de l’humanité. Cela peut devenir la prison éternelle de ces choses. Exactement comme cet endroit…

Tout en se rappelant son malaise, Mole demanda :

— Eh bien, c’est donc un endroit extrêmement important, non ?

Corbeau éclata de rire.

— Ouais, c’est un endroit important. Et bien entendu, il existe d’autres cimetières dont l’unique but est d’emprisonner ces démons. C’est exactement du fait de la grande importance de cette tâche qu’il faut prendre certaines précautions. S’il n’y avait qu’un seul endroit, par exemple ici, et s’il venait à être détruit, alors ces monstres reviendraient à la vie et on ne pourrait pas les en empêcher.

— … Bah, en gros, les autres endroits sont déguisés en cimetière, et on interdit aux gens ordinaires d’y pénétrer pour les protéger vu qu’ils ignorent ce qui se trouve en dessous.

Je comprends mieux pourquoi personne ne semble visiter les tombes qui se trouvent ici.

Le fait qu’il n’y avait aucune visite de gens ordinaires réduisait ses chances de trouver le moyen de s’échapper. Pour autant…

— C’est bizarre, mais…

Bien qu’il comprenait ce que voulait dire Corbeau, quelque chose d’autre préoccupait Mole.

— Jusqu’à il y a environ cent ans, les hommes vivaient dans la peur, ne connaissant pas de moyen de tuer ces monstres, pas vrai ? Dans ce cas, comment se fait-il que les gens ignoraient leur existence ? Tout du moins, les gens qui m’entourent et moi-même ne nous doutions de rien.

— C’est simple. Il n’était pas nécessaire que vous sachiez, dit Corbeau, en acquiesçant rapidement comme en faisant une promesse à l’emporte-pièce. Vu qu’ils ont perdu leur immortalité, leur nombre a diminué bien plus rapidement que par le passé. Il est intéressant de noter que les démons semblent avoir compris leur point faible. Maintenant, non seulement ils se retiennent de chasser ou d’appâter des hommes, mais ils n’apparaissent tout simplement plus du tout. On a observé cette tendance. Le nombre de monstres n’augmente pas. Alors on peut dire que le fait qu’ils ne meurent pas est une sorte de point faible. Prends une armée par exemple. Peu importe sa puissance de frappe, sans ravitaillement, elle ne fera pas long feu, pas vrai ?

— Ah, c’est vrai.

L’analogie de Corbeau était en effet très simple à comprendre, alors le garçon à la tête des taupes répondit en acquiesçant profondément.

Stricto sensu, les forces militaires étaient composées d’hommes, et c’était sûrement différent pour les monstres, mais quoi qu’il en soit, après avoir perdu toutes leurs forces, chacun se retrouvait incapable de revivre. Et peu après, il était évident que la situation allait empirer pour eux.

— Ouais, exactement, continua Corbeau. Après tous les efforts qui ont été demandés pour réduire leur nombre, il y avait dans le même temps moins de victimes de notre côté. Les lampes électriques et à pétrole furent développées et maintenant même quand le soleil se couche, les activités courantes peuvent continuer. Tant que les gens craindront la menace déclinante des ténèbres, cette peur aura un effet bénéfique sur l’industrie et l’économie. Alors, en conséquence, les pays ont pensé qu’il était préférable de ne rien dire sur les monstres. On peut appeler ça l’ombre tapie dans l’ombre.

Toujours pas convaincu, Mole se mordit la lèvre. Corbeau continua alors son explication.

— Alors ne va pas penser que le fait que le monde l’ignorait totalement est un mensonge.

— Hein ? C’est vrai ?

— Bah, laisse-moi te poser une question. Comment était ta première nuit au cimetière ? T’avais peur, pas vrai ? Et pourquoi ça ?

— Eh bien, c’est-à-dire que… c’est parce que quand j’étais petit, ma mère, ma tante ou quelqu’un d’autre m’avait complètement terrorisé. Ils parlaient de choses qui sortaient des cimetières la nuit, des fantômes, des mauvais esprits… des zombies et autres choses du même genre.

— Tu vois ? C’est la même chose, non ? Des « créatures qui s’attaquent aux hommes ». Il se pourrait que les histoires impliquant les démons aient changé un peu de la même façon que les noms qu’on leur donnait.

Puis, Corbeau gloussa.

— Enfin, du fait du grand secret qui régnait autour de cette histoire, il est difficile de trouver quelqu’un qui peut creuser des trous dans un cimetière, sans qu’il ne perde la tête. Une telle personne doit vraisemblablement posséder certaines qualités.

— Certaines qualités ?

— Telle qu’être capable d’endurer une situation où on est au plus près de l’ennemi naturel de l’humanité, le fait d’avoir des nerfs d’acier. Bref… quelqu’un de fort.

— Je suis pas si fort que ça, dit catégoriquement le garçon.

— Quoi ? Je sais que tu sous-entends que t’as pas la même volonté que moi, mais pas la peine de faire le modeste.

— C’est pas de la modestie. C’est ce que je pense au plus profond de moi. Si j’étais si fort que ça, je n’aurais pas…

Mole se tut et détourna le regard.

— Non, laisse tomber.

— Que… Qu’est-ce que tu racontes ?

Corbeau semblait tenir à savoir ce que Mole était sur le point de dire, mais avec un air aigre, le garçon se borna à garder la bouche fermée. Il ne montrait pas son véritable visage, exactement comme une taupe terrée sous terre.

Au final, Corbeau s’énerva et tira sa langue extrêmement rouge en direction du garçon.

— T’es qu’un idiot, la taupe ! T’essayes de de te faire passer pour meilleur que ce que t’es vraiment ! cria Corbeau comme s’il appréciait le mépriser.

Puis, Corbeau s’en alla soudainement aussi vite qu’il était apparu.

Mole poussa un profond soupir. Corbeau désormais parti, Mole était désormais seul dans le cimetière tandis que le soleil atteignait son zénith.

Bien que chanter l’aider à penser à autre chose, de plus en plus de soupirs s’échappaient de sa bouche.

Il devait admettre qu’il pensait être quelqu’un de raisonnablement fort. Et pour ce qui était des militaires, même si c’était un tas de crétins se reposant uniquement sur leurs muscles, comme dans un foyer pour garçons, il ne pouvait les qualifier de fort que de temps à autre.

Néanmoins, sa confiance en lui-même s’était rapidement étiolée après qu’on l’eut emmené dans ce cimetière. À tel point qu’aujourd’hui, il devait aller jusqu’à dire à Corbeau le puéril de ne pas se méprendre.

  • Il avait peur des ténèbres de la nuit.

  • En apprenant l’existence de ces monstres, sa santé mentale avait commencé à en pâtir.

  • Récemment, il s’inquiétait du fait que la gardienne du cimetière était introuvable…

… et, il craignait que celle-ci ne le détestait et avait peur de lui.

Quoi de plus normal, pensa Mole, en tentant d’interpréter ses propres émotions.

Il était normal de se sentir mal à l’aise. Cette fille est importante… elle est mon unique espoir de m’échapper de cet endroit.

L’autre jour, alors qu’il courait de toutes ses forces, la fois où il lui avait demandé de devenir son amie, il avait eu l’impression d’avoir pu échanger avec succès avec elle. Mais depuis lors, il n’était plus capable de répondre du tout. Soit il finissait dans le décor, soit il se heurtait au rejet de la fille.

Quant à Meria, vu qu’elle lui posait toujours autant de questions que possible, elle n’avait jamais l’occasion de lui parler de ce qu’il avait envie d’entendre, ce que Mole trouvait injuste.

« Pourquoi ne se montre-t-elle que la nuit ? », « À quoi sert un gardien de cimetière exactement ? ». Quand il lui posait ces questions, elle paraissait perturbée et secouait la tête négativement.

Quand il vit l’expression de son visage à ce moment-là, il commença à craindre qu’elle le détestait peut-être. Néanmoins, si c’était le cas, elle éviterait alors tout face à face avec lui nuit après nuit… Alors tôt ou tard, le jour viendra où elle m’en parlera, non ? Est-ce que ce jour viendra vraiment ?

Mais au point où il en était, ce jour ne pouvait être que lointain.

Sérieux, de qui Corbeau parlait quand il disait qu’il était fort ?

Il éclata de rire. C’était tellement ridicule. S’il était ce qu’on appelle fort, alors il ne se serait sûrement pas mis dans un état tel où il ne peut plus garder son calme rien qu’en pensant à une fille.

Quoi qu’il en soit, même s’il n’avait pas reçu de réponse de la bouche de la fille pour ce qui était de leur amitié, il fut en mesure de découvrir son âge. Elle avait quatorze ans. Il avait en plus appris un tas d’autres choses diverses et variées à son compte, comme par exemple qu’elle aimait les pommes mûres et détestait la pluie après que ses vêtements étaient salis par la boue.

Néanmoins, au final, elle n’était toujours pas son amie. Et ils ne s’étaient jamais mis d’accord sur un lieu donné et une heure précise pour se retrouver.

Alors de ce fait, une fois la nuit tombée, Mole parcourait le cimetière à sa recherche.

Peut-être était-ce inefficace, mais aussi étrange soit-il, le temps passé à sa recherche ne lui déplaisait pas. Il trouvait même ça amusant, bien qu’il n’en connaissait pas vraiment la raison. Même le cimetière, qui avait été au début extrêmement terrifiant la nuit, ne lui posait plus le moindre problème désormais. En fait, le simple éclat des étoiles lui était suffisant pour marcher. La capacité d’adaptation des hommes est incroyable.

Mais le cimetière était particulièrement vaste, et même s’il s’était habitué au paysage des pierres tombales et arbres s’étendant à perte de vue, il n’était pas toujours sûr de l’endroit où il se trouvait. Le premier repère qu’il avait utilisé était un arbre géant qui poussait tout au centre du cimetière. Tout en gardant à l’esprit comment revenir jusqu’à cet arbre, il partait à la recherche de Meria, mais cette nuit-là, malgré avoir parcouru le cimetière de long en large, il ne parvint toujours pas à la trouver.

Il ramassa des cailloux et des branches sur son chemin, et quand ses jambes furent fatiguées, il eut soudain une idée. Il appela Dephen qui était en train de le suivre à faible distance.

— T’as un bon flair, pas vrai ? Tu voudrais pas me donner un coup de main ?

Il plaisantait à moitié en lui demandant ça, mais après quelques instants, il pensa voir le chien se tortiller le nez avant de se retourner et de partir précipitamment quelque part dans la pénombre. Sans attendre, le garçon le suivit.

Et cette nuit-là, Meria se trouvait directement sous l’arbre géant tout en serrant contre elle ses jambes.

Il semblerait qu’elle se cachait dans l’ombre des racines, mais elle n’avait visiblement pas remarqué sa présence. L’arbre était si grand qu’il aurait fallu pas moins de cinq hommes se tenant par la main pour l’encercler. Et les racines qui sortaient de terre étaient suffisamment épaisses pour cacher son corps assis.

Il avait l’impression que l’interpeller alors qu’elle était assise là aurait été la première fois qu’il initiait la conversation depuis qu’il la connaissait.

Peut-être que c’est toujours elle qui partait à ma recherche, pensa le garçon, envisageant cette agréable possibilité.

Mole s’approcha de façon volontairement bruyante de la fille qui, comme si elle était choquée, se dépêcha alors de cacher ses mains derrière ses jambes accroupies.

— Salut, qu’est-ce que tu fais ?

Le visage de Meria était inhabituellement troublé. Elle était comme une enfant prise en train de cacher une bêtise qu’elle aurait faite.

Mole jeta un regard vers les jambes de Meria. Mais pas de façon perverse, les genoux de la fille étaient couverts par son manteau et elle cachait quelque chose derrière eux avec ses deux mains.

… Silence.

Dans cette situation, le silence extrêmement gênant continua. Il était évident que pour elle, ils s’étaient rencontrés à un moment inopportun. Néanmoins, même si c’était devenu une habitude, la chose que la fille tâchait désespérément de cacher ne faisait qu’attiser sa curiosité. Il se demanda même jusqu’à quel point elle le détesterait s’il tentait de voir ce que c’était de force.

Enfin, je peux pas lui faire ça.

Il ignorait si elle allait finir par s’enfuir avec lui qui restait planté là, mais elle baissa la tête en signe de résignation et sortit le mystérieux objet qu’elle cachait derrière ses genoux.

Remplissant les paumes de ses deux mains, il y avait un morceau de quelque chose d’un profond noir. Mise à part la couleur, il avait la forme ronde imparfaite d’une pêche et près du haut se trouvaient ce qui ressemblait à des petites marques de morsures. Si cela avait été tout, alors il n’aurait ressemblé à rien d’autre qu’à un fruit pourri mais…

Mole saisit sa poitrine d’un coup. Comme si une porte s’était ouverte avec fracas, un souvenir fit surface dans son esprit.

Sous ses yeux, il vit quelqu’un frappé par un explosif, et l’homme inconnu vêtu d’un uniforme de militaire tomba à la renverse.

Sa tête ainsi que sa cage thoracique avaient explosé, mais en dessous, Mole pouvait voir le cœur de l’homme battant obstinément.

Quant à l’objet dans les mains de la fille, les pulsations de la partie noire charnue sous les morsures ressemblaient à ceux de ce cœur. Pareil… C’est exactement pareil.

… Était-ce une partie de quelque chose ?

— Qu’est-ce que… c’est ? demanda Mole, tout en gigotant.

Cependant, Meria, la tête toujours penchée, dit d’une petite voix :

— Je ne peux pas…

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Il comprenait. Même si c’était la seule chose qu’elle trouvait à dire, il comprenait ce qu’elle voulait dire. En gros, après une semaine à l’entendre utiliser cette phrase en réponse à diverses questions, il avait compris que c’était sa façon de dire, « Ne me demande pas ça ».

L’intention derrière son refus d’en parler se tenait en travers de son chemin tel un profond gouffre juste à ses pieds. Et de l’autre côté de ce gouffre se trouvait la fille. Mais alors qu’il essayait de la rejoindre de l’autre côté, il avait réalisé qu’il aurait beau remplir le gouffre de terre, ce dernier ne se remplirait jamais.

Meria porta le fruit noir à ses lèvres de façon extrêmement lente comme si le garçon n’était même pas là. Puis, elle commença à le manger.

Tout en regardant la bouche de la fille, Mole demanda :

— C’est bon ?

Il ne s’attendait pas à ce qu’elle réponde, mais alors, avec le fruit toujours en bouche, elle secoua lentement la tête.

Même si elle était déjà étrange, elle se comportait de façon particulièrement bizarre cette nuit-là. Bien qu’il ne viendrait à personne l’idée de la complimenter sur ses bonnes manières, c’était la première fois que Mole sentit qu’elle l’évitait ouvertement.

« Est-ce que je te dérange ? », avait-il envisagé de demander, mais alors qu’il ouvrit la bouche, la seule chose qui en sortit fut :

— Enfin, laisse-moi te dire une chose.

Oui. Elle le considérait comme une nuisance. Il le comprenait bien.

… Mais malgré ça, le fait d’en avoir la confirmation fut difficile à encaisser pour son faible esprit.

Adossé contre le tronc d’arbre, le garçon était perdu.

Et avec le fruit toujours à ses lèvres, la fille secoua tristement sa tête de gauche à droite.

2#

Il y avait des moustiques volant au bord de l’eau.

C’était quelque chose qu’il n’avait pas remarqué jusque-là. Plus précisément, il avait l’impression que c’était la première fois qu’il voyait des insectes depuis qu’il était arrivé au cimetière, ce qui était un peu surprenant. Surtout que juste un peu avant son transfert dans ce même cimetière, il n’y avait pas un jour sans qu’il ne voit de moustique.

« Là où il y a beaucoup de gens, les moustiques et les marchands rappliqueront systématiquement. » Il ne se souvenait plus qui avait dit ça, mais une grande famille en pleines vacances devait sûrement être cernée par des moustiques de toutes parts.

Quant à l’armée, les excréments humains et de chevaux, la grande quantité de nourriture jetée, et les cadavres formaient un environnement propice aux insectes en tout genre. À ce sujet, à part les tranchées, creuser des trous pour mettre toutes ces choses était une autre des responsabilités des taupes.

Et refusant de se laisser abattre par le bourdonnement incessant et bruyant des moustiques, les camps militaires recevaient également la visite de marchands qui avaient acheté des permis auprès des hauts gradés.

L’homme envoyé par la guilde des marchands avait un chariot rempli de petits plaisirs, tels que du tabac, de l’alcool, des barres de chocolat, des journaux, des paquets de cartes à jouer, des charmes pour se protéger des balles, des lunettes de soleil et des sous-vêtements de rechange, ce que les soldats distribuaient à gauche à droite dès qu’ils installaient un campement.

Les journées particulièrement chargées étaient celles juste après les jours de paie ou ceux où les marchands venaient avec de sulfureuses photos d’actrices célèbres. Cela provoquait des attroupements de brutes sans nom qui avaient tendance à se terminer en bagarre générale, c’était pour ça que la police militaire était déployée pour forcer les gens à se mettre en rang.

Cependant, une chose intéressante à noter au sujet de la marchandise : malgré le fait que l’intégralité de la clientèle était masculine, les chariots contenaient également d’autres produits tels que du parfum ou du rouge à lèvre, qui étaient clairement des produits féminins quoi qu’on en dise. En fonction des marchands, il y avait même des accessoires de mode.

Naturellement, pendant longtemps, Mole s’était demandé quel genre de soldat achetait et utilisait ces produits. Mais un jour, le mystère fut résolu quand il tomba sur un de ses supérieurs après que ce dernier avait récupéré l’argent de sa paie. Le sourire aux lèvres, son supérieur avait acheté des boucles d’oreille. Puis, il avait marché du chariot jusqu’aux tentes installées au fond du camp.

Effectivement, les permis pour faire du commerce pendant une opération militaire ne concernaient pas que la guilde des marchands. Il y avait également une autre tente appelée la « guilde des héroïnes », manifestement constituée d’un tissu à motif de fleurs différent de celui utilisé pour les militaires.

Il ne connaissait pas les intentions de son supérieur, mais Mole supposa qu’il avait acheté cet objet dans le but de faire la cour à une belle fille ou quelque chose dans ce genre.

Quoi qu’il en soit, le chariot de ce marchand ne venait pas jusqu’à ce cimetière et même si ça avait été le cas, Mole n’avait de toute façon pas d’argent. En plus, il avait du mal à imaginer Meria se réjouir de recevoir du rouge à lèvre ou du parfum en cadeau.

Bah, c’est peut-être juste un problème de manque d’imagination.

La fille était différente des autres filles. Même pour Mole, qui n’était habitué qu’à utiliser son salaire de soldat pour acheter des enveloppes ou un peu d’alcool, c’était le cas.

Et après avoir écouté ses problèmes, Corbeau ajouta :

— Le cœur d’un squelette.

Juste avant la remarque de ce dernier, il était en train de s’inquiéter un peu trop au sujet de son incapacité à pouvoir se rapprocher de Meria, et Corbeau, n’ayant visiblement rien de mieux à faire, se mit à discuter du sujet avec lui de façon distraite.

Plus il y réfléchissait après coup, plus il pensait que ça avait été une erreur. Le sujet du moment était un motif idéal de taquineries pour quelqu’un comme Corbeau, qui était du genre à sauter sur tout ce qui pouvait lui paraître un tant soit peu amusant.

— Alors c’était donc ça… Ce dont tu refusais de me parler l’autre jour, fredonna Corbeau sans même tenter de cacher son sourire cruel. Allons bon, j’aurais aimé que tu viennes m’en parler plus tôt. Alors comme ça, cette taupe s’intéresse au sexe opposé maintenant !

Eh bien, Corbeau semble de bonne humeur.

La méprise de Corbeau ne valait pas la peine d’être éclaircie. Il tentait de s’approcher de Meria parce qu’il avait besoin d’un moyen pour s’échapper, rien de plus, rien de moins. Néanmoins, s’il essayait de dissiper le malentendu avec Corbeau, il y avait fort à parier qu’il allait être la cible d’encore plus de moqueries de sa part. Même s’il était réticent, il n’y avait rien qu’il puisse faire à part laisser les choses suivre leur cours.

— Enfin, si ce n’est les cadeaux, il est également important de la complimenter sur ses qualités. Par exemple, si on vantait la beauté de mes cheveux, ça me ferait plaisir.

On t’a pas sonné, toi.

Résistant à l’envie de lui rétorquer ça, Mole se lança plutôt dans une simulation mentale. Meria apparut dans son esprit et se mit à parler. Fort heureusement, il avait tout un tas de choses qu’il pouvait complimenter chez elle. Et bien entendu, comme ce n’était que son imagination, il ne s’emmêlait pas les pinceaux. « Salut Meria, tes cheveux sont toujours aussi beaux. » « Merci, Mole. De ta part, ça me touche vraiment. »

— … Non, aucune chance que ça lui fasse plaisir.

Corbeau adressa un regard plein de compassion au garçon qui fronçait les sourcils.

— Ouais, ouais, Meria-chan, c’est ça ? Je peux venir ici que la journée donc je l’ai jamais rencontrée, mais j’ai comme l’impression que c’est quelqu’un d’assez compliqué.

… C’était peu de le dire. Cependant, il ne pouvait pas dire, « Arrête, tu vas trop loin là. » Peut-être que c’était en fait quelqu’un de bien, pensa Mole, par ignorance.

… C’est comme si j’abandonnais vraiment, on dirait.

Alors, au lieu de le réconforter, Corbeau dit quelque chose d’étrange.

— Hmm, c’est logique. Ce que je veux dire, c’est peut-être que cette fille a le cœur d’un squelette.

— Le cœur d’un squelette ? répéta Mole sans réfléchir.

Les yeux de Corbeau se plissèrent soudainement, tel un hypnotiseur, il parla d’une façon tout à fait fascinante.

— Écoute, essaye d’imaginer le torse d’un squelette. Chair et organes s’entremêlent. Et derrière les côtes blanches…

Corbeau colla abruptement ses deux mains ensemble, comme au moment d’applaudir.

— C’est vide, continua Corbeau.

Mole souffla, comme si on lui avait menti.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Tu m’as très bien entendu, alors voilà de quoi illustrer mes propos.

Corbeau posa une main sur sa poitrine et parla d’un ton mystérieusement sérieux.

— Je pense que t’as déjà connu ça, non ? Sentir que son cœur est sur le point de sortir en entendant quelque chose de merveilleux ou de choquant. Ouais, si tu veux mon avis, ces mots importants vont bien plus loin qu’on ne veut bien le croire, jusque dans le subconscient. … Mais la fille à qui tu penses, elle ne semble pas avoir ce genre de sentiments. Quoi que tu lui dises, je pense que tes mots n’atteignent jamais son cœur, exactement comme si elle n’en avait pas.

En entendant ça, Mole se mordit inconsciemment la lèvre.

— Allons, pas la peine de te morfondre comme ça. C’est rien d’autre qu’une supputation de ma part. Peut-être qu’elle est juste pas très sociale, non ?

— … Ça serait bien, crois-moi. Mais franchement, j’ai l’impression que c’est sans espoir, quoi que je fasse.

Après avoir ri de la timidité du garçon, Corbeau dit :

— Bah, on va bien voir si cette fille a un cœur ou pas.

— Hein ?

Elle était humaine, alors physiquement, elle avait forcément un cœur. L’expression « cœur de squelette » ne devait être qu’une analogie. Et pourtant, Corbeau avait dit qu’ils allaient vérifier si c’était avéré… une affirmation qui avait laissé Mole perplexe.

— Oui, alors ferme les yeux, dit Corbeau et Mole s’exécuta sans le vouloir.

Puis Corbeau, comme s’il lançait une sorte de sort magique, dit :

— Bon, essaye d’imaginer la poitrine gauche de la fille. Sous ses vêtements, ses sous-vêtements, sa peau, sa chair, ses os, sous tout ça. Y a-t-il vraiment un cœur ? On devrait essayer de s’en assurer, non ? Tu te demandes comment ? Ma foi, c’est simple. Pose directement la paume de ta main dessus, et si tu sens un battement, alors on est bon. Par contre, si tu vas jusqu’à défaire ses vêtements et à mettre à nu ses seins, tu risques d’aimer ça…

— …

Corbeau se mit à ricaner et pointa du doigt la tête de Mole.

— Oh, la taupe. Tu saignes du nez. Peut-être que t’imaginais quelque chose de pervers.

— Va… Va… Va te faire voir ! Je pense pas du tout à ça ! Je vais t’enterrer vivant, tu vas voir ! cria Mole tout en recouvrant son nez avec sa main, ce qui fit éclater de rire Corbeau.

— Haha, trop marrant. C’est la première fois que je te vois dans cet état, la taupe !

… Ce fut une grosse erreur de discuter de ça avec Corbeau.

… Enfin, il n’avait personne d’autre à qui parler de Meria de toute façon.

Au final, Mole savait qu’il ne pouvait pas utiliser de cadeau, et il ne pensait pas qu’elle comprendrait ses compliments. Dans ce cas, il devait au moins tâcher de ne pas faire quelque chose qu’elle déteste. C’était une façon particulièrement timide de penser, mais pour le moment, Mole ne voyait pas d’autre solution.

Près de l’étable délabrée où il dormait, il y avait un réservoir qui, à la base, avait vraisemblablement servi à donner de l’eau aux chevaux.

S’étant réveillé plus tôt qu’à son habitude, Mole s’y rendit, remplit un vieux seau fissuré et se le vida sur la tête. Au milieu du réservoir d’eau hors service, flottaient des larves de moustique. Il ne les avait même pas remarquées pendant qu’il remplissait à nouveau le seau avant de se le verser encore une fois sur la tête.

L’eau était tiède, et elle avait une faible odeur de moisi, mais ce n’était pas un problème pour réveiller son esprit engourdi.

— Écoute, la taupe, même dans les meilleurs moments, t’es régulièrement couvert de boue, avait dit Corbeau la veille tout en lui tendant un rasoir pour qu’il se rase avec. Donc, quand tu creuses pas de trou, tu devrais au moins essayer de garder une bonne hygiène. T’auras beau avoir le meilleur comportement du monde, aucune fille ne t’aimera si t’es sale.

Cela ne regardait pas du tout Corbeau. Une fois encore, qu’est-ce que ça pouvait faire si une taupe était couverte de terre ? Sans parler des filles…

Tout en rouspétant après les insinuations de Corbeau, Mole se rasa tout de même la barbe et se lava minutieusement le corps.

Au loin à l’est, le ciel commençait à s’éclaircir, mais le soleil n’avait pas encore pointé le bout de son nez. De l’autre côté du ciel, la lune était à peine visible.

Même si c’était une bonne idée de mettre ses vêtements à sécher, il se sentait un peu perdu à l’idée de n’avoir rien à faire.

Il avait encore du temps avant le début du travail. Néanmoins, après tous les efforts passés à se laver, il ne pouvait pas se résoudre à retourner se coucher. Alors, il poussa ses jambes à l’emmener dans le cimetière.

« Comment va Meria ? » Cette question traversa soudainement son esprit. Il allait toujours se coucher avant elle alors il ne savait même pas à quelle heure elle quittait le cimetière. Était-elle toujours en train de faire sa ronde ? Mole marchait avec ces pensées en tête. Mais même s’ils venaient à se croiser, il n’avait pas la moindre idée de quoi parler avec elle…

Tandis qu’il se dirigeait vers le cimetière depuis l’étable, il ne pouvait pas manquer le manoir sur le côté. Comme d’habitude, il passa devant la clôture noire en fer, mais cette fois-ci, il put entendre de l’eau couler quelque part dans le petit jardin.

Habituellement, il aurait pensé que c’était quelqu’un en train d’arroser les plantes, mais il se souvint que le jardin du manoir était monotone et dépourvu de végétation.

Il était persuadé que le bruit de l’eau provenait de l’arrière du manoir. Alors il fit tranquillement le tour pour s’y rendre.

Meria était là.

Elle était accroupie au milieu du jardin dans un coin recouvert de béton. À côté, il y avait un fin tube de métal avec un robinet accroché au bout. Un tuyau bleu était connecté au robinet, et son bras blanc tenait l’autre bout du tuyau et le tenait au-dessus de sa tête. Du tuyau coulait de l’eau qui ruisselait sur tout son corps. Et de derrière… elle semblait être nue comme un ver.

Juste avant l’aube, dans un monde toujours plongé dans les ténèbres, la fille se lavait.

… C’est bizarre, non ? Le garçon était abasourdi.

Ses cheveux qui étaient toujours habituellement recouverts par sa capuche lui arrivaient jusqu’aux hanches. Et cette chevelure brun clair trempée collait à sa peau blanche.

Peau qui était complètement exposée, de la tête aux pieds.

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… Bizarre, quelque chose cloche… Pourquoi malgré sa silhouette svelte… pourquoi avec cette peau qui a l’air douce…?

— Mole…?

Il ne savait pas si elle avait senti son regard, mais à ce moment-là, Meria tourna sa tête dans sa direction par-dessus son épaule. La ligne de mire de la fille dans son plus simple appareil et le regard du garçon figé sur place se croisèrent au niveau de la clôture en fer.

La fille lâcha alors le tuyau et recouvrit avec ses mains sa petite poitrine. La fille baissa la tête, et de l’eau s’égoutta le long de son fin menton, de ses cheveux, des bouts de ses coudes, et d’ailleurs.

— Je… je suis dés-…

L’instant d’après, un terrible grognement s’éleva du fourré et le chien en surgit. Il avait bondi avec suffisamment de force pour le réduire en lambeaux. Alors sans demander son reste, le garçon prit ses jambes à son cou.

Je n’aurais jamais cru voir Meria se laver là, pensa Mole tout en bougeant désespérément ses jambes.

Peut-être que c’est juste un rêve, comme tous les soirs…?

Il n’en était pas sûr, mais il y avait une chose qui lui paraissait clair comme l’eau de roche. Même si ça avait été un accident, elle le détestait sûrement bien plus encore.

3#

Le galérien du cimetière creusait des trous.

Tel était son travail, son devoir.

La taille des trous était indiquée par quatre marques sur le sol. Mais pour une raison ou une autre, il ne pouvait en trouver qu’une ce jour-là.

Peut-être une erreur, pensa-t-il pendant qu’il contemplait le sol à ses pieds. Pourtant, il ne parvenait toujours pas à trouver d’autres marques.

Dans ce coin de la fosse commune, les pierres tombales autour de lui n’étaient pas densément disposées. C’était bien différent de l’uniformité d’un lotissement. Ici, les tombes étaient placées de façon sporadique.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

Tout en tapotant son épaule avec la pelle, le garçon jeta un œil instigateur sur l’unique ridicule marqueur. Était-ce un oubli de Daribedor ? Il posa son pied sur le rivet vide de sens et leva les yeux au ciel…

— …

À ce moment-là, il finit par remarquer le deuxième rivet enfoncé dans le sol, mais il était extrêmement loin de là où il se trouvait. Perplexe, il se rapprocha pour vérifier. Bizarrement, il était placé à une distance où était d’habitude le troisième ou le quatrième rivet. Et si ce n’était pas une erreur, alors ce trou était deux fois plus grand que le trou qu’il avait creusé pour le géant monstre en forme de tête.

Mole se sentit découragé. Combien de temps et d’efforts il va me falloir pour finir celui-là ?

Puis, il fut pris de terreur. … Il est gros comment celui-là pour avoir besoin d’un trou aussi grand ?

Non seulement il avait réalisé le temps et l’effort que cela allait lui demander, mais également la réponse à sa deuxième question. Quoi de plus normal, après tout. Même si le monstre devait être un peu plus petit que le trou qu’il allait creuser, ce dernier était toujours suffisamment grand pour contenir trois tanks empilés les uns sur les autres, voire plus.

« Les monstres ont d’innombrables formes différentes, mais en gros, plus ils sont gros, plus ils sont forts. » Il se souvint des propos de Corbeau lors de leur première rencontre alors qu’il se préparait à se mettre au travail. Corbeau et ses compères avaient l’intention de combattre la chose qui était censée être enterrée dans le trou qu’il allait creuser ? Dans ce cas, ils allaient devoir prier que Dieu les garde vu que selon les propres dires de Corbeau, ces monstres étaient immortels.

Tout en soupirant, Mole enfonça sa pelle dans le sol et souleva sa première motte de terre. Il répéta son geste encore, encore, et encore…

… Et malgré le nombre de fois qu’il avait répété ce même geste, au moment où la nuit commençait à tomber, le trou n’était même pas à moitié terminé.

Même s’il s’était habitué à cette activité, comme tout un chacun pourrait s’y attendre, il était exténué. Après toute la peine qu’il s’était donné pour nettoyer son corps le matin, il se retrouvait à nouveau aussi sale qu’il l’était avant sa toilette. Il avait beau être un galérien, il avait maintenant l’impression que c’était une forme de punition. Mais si tel était le cas, de quoi était-il puni au juste ?

Il y a erreur sur la personne. J’ai rien fait de mal. Il posa sa main sur sa poitrine et se remémora la scène dont il avait été témoin ce matin-là.

Dans le même temps, il sentit une partie de lui durcir sans qu’il le veuille.

Bien que c’était un accident, reluquer Meria pendant qu’elle se lavait était très certainement un crime.

Pendant toute la journée, il s’était demandé quelle était la meilleure façon de lui adresser la parole s’ils venaient à se rencontrer. Sans aucun doute, la première chose qui devrait sortir de sa bouche était des excuses. Ce qu’il avait fait était indigne, il n’y avait pas d’autres mots pour le décrire.

Avec cette détermination, il alla jusqu’au réservoir et se lava. Hélas, il semblait que la terre s’était déjà entièrement infiltrée dans ses rotules et sur le bout de ses doigts, alors peu importe la quantité d’eau utilisée, il n’arrivait pas à s’en débarrasser. Mais pour se rafraîchir les idées, il se déversa de l’eau sur la tête à maintes reprises et avec beaucoup d’ardeur, telle une sorte de rite religieux ascétique.

Peu après, il se dirigea vers le cimetière, et au loin, il aperçut une lampe orange familière flotter dans les ténèbres de la nuit. Elle s’approchait de lui à la même vitesse indolente que d’habitude.

Bien, peut-être qu’elle ne m’en veut pas.

Si ça avait été le cas, elle n’aurait pas essayé de venir vers lui. Ce simple raisonnement le rassurait.

— Meri…

Mais alors qu’il avait essayé de parler, elle s’arrêta, à toujours bonne distance de lui. Se sentant toujours coupable, Mole ne fit aucun mouvement pour s’approcher d’elle.

— …

— …

Un silence pesant s’abattit sur eux. Ça craint si j’arrive pas à m’excuser en bonne et due forme. Mole tenta d’ouvrir la bouche, mais avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit, Meria se mit à parler.

— Pendant quelques temps, ne sors pas la nuit.

D’un coup, son nez se déboucha douloureusement et Mole fut pris d’envie de se cogner la tête contre un arbre de s’être naïvement senti soulagé.

— Je suis désolé. J’imagine que tu m’en veux finalement, dit-il en baissant la tête de honte.

Meria, dont le visage était caché par sa capuche, secoua la tête.

— Je ne t’en veux pas.

Le comportement de la fille sous-entendait « Pas la peine de t’excuser ».

— Je suis sincèrement désolé, c’était un accident ! Il m’arrive de me lever plus tôt pour me promener. J’ai entendu un bruit d’eau qui m’a intrigué, alors… Non, vraiment, j’avais pas l’intention de t’espionner, et pourtant, je t’ai vue là et…

Le visage de Mole vira au rouge vif. À la moitié de son explication, il avait commencé à perdre le fil de ce qu’il racontait et de ce qu’il essayait de dire. C’était le même comportement que celui d’un enfant de primaire.

— … Alors, je t’en prie… dit Mole, mais son imploration ne sembla pas atteindre la fille.

— Je ne t’en veux pas ou quoi que ce soit. Alors s’il te plaît, pendant quelques temps, reste dans l’étable la nuit. Ne sors sous aucun prétexte. Je t’en supplie…

Elle avait agrippé si fort son manteau que ses doigts étaient blancs. Et ce faisant, elle ne fit que l’implorer inlassablement de rester à l’intérieur.

N’ayant pas le choix, pendant plusieurs jours, Mole se remit à creuser l’immense trou pendant la journée, avant de passer sa nuit dans l’étable, en se torturant sans cesse l’esprit alors qu’il fixait du regard le mur effrité pour passer le temps.

Il n’avait pas la moindre idée de ce que la fille entendait par « pendant quelques temps », mais elle lui avait simplement dit de ne surtout pas sortir, ce qui signifiait qu’elle n’avait pas coupé les ponts avec lui.

Si ce qu’il pensait était avéré, alors tout comme les mots « pendant quelques temps » l’impliquaient, le suspense et l’anticipation allaient disparaître.

… Mais pendant les deux ou trois jours suivants, il ne pouvait empêcher son corps de trépigner d’impatience. N’y avait-il vraiment rien à faire ? C’était un accident… Cette excuse s’était à nouveau mise à faire surface dans son esprit. Et il n’y avait qu’un seul moyen de calmer ses inquiétudes, à savoir de l’entendre directement de la bouche de Meria. En effet, même s’il ne se sentait pas capable d’exprimer clairement ce qu’il voulait lui dire, il n’y avait rien d’autre qu’il puisse faire.

Puis, une nuit, il fut surpris d’entendre le grognement du chien provenir du cimetière.

Du coup dans l’incapacité de garder son calme, Mole tenta de quitter l’étable.

Le ciel étoilé complètement dépourvu de nuages paraissait comme à son habitude. Comme s’il ne s’était rien passé ces derniers jours où il était resté dans l’étable.

Mais alors… pourquoi ? Pourquoi est-ce que j’ai la chair de poule ?

Le garçon tenta de se frotter doucement les bras. Il s’était habitué au cimetière la nuit, alors ce n’était pas dû à ses hallucinations qui lui donnaient froid dans le dos. … Sûrement mon imagination.

Mais il ne pouvait pas se fier à ses émotions dans son état psychologique actuel où le malentendu troublait son jugement.

Puis quelque chose arriva. Sur le coup, Mole pensa que c’était un micro séisme vu que le sol avait légèrement tremblé. Pour décrire cette sensation, c’était comme s’il était en train d’observer un tsunami géant se rapprocher à l’horizon. Une nuée d’innombrables soldats potentiellement ennemis s’abattait maintenant farouchement vers lui, parés à en découdre.

Peut-être que c’était une prémonition ou quelque chose. Non. Quoi que ce sentiment augurait, cela allait arriver bientôt.

Sur ces sentiments, il retourna dans l’étable, mais il doutait être capable de pouvoir rester tranquille jusqu’au petit matin…

Peut-être que je devrais me préparer à m’enfuir.

Sur cette pensée, Mole courut hors de l’étable et se rua jusqu’à l’entrée du manoir. Au premier abord, il pensa que le cimetière était comme d’habitude. Sur la large pente, le sol était parsemé non pas d’hommes, mais de tombes. Le vent faisait hurler les arbres de la forêt, et toute la zone était plongée dans l’obscurité.

Mole courut vers le grand arbre qui poussait tout au centre du cimetière. Il n’était pas très doué pour grimper aux arbres, mais s’il parvenait à aller en haut, alors peut-être qu’il serait en mesure d’avoir une vue d’ensemble du cimetière.

Mais quand, à bout de souffle, il arriva enfin au pied de l’arbre… il le vit.

C’était la deuxième fois que son cerveau n’était pas capable de comprendre ce qu’il voyait.

Mole ne pouvait pas vraiment se remémorer son précédent souvenir tandis qu’il se tenait devant une créature qu’on ne voyait pas tous les jours. La première fois avait été très récente. C’était quand cet immense monstre en forme de tête avait été enterré, pieds et poings liés.

Maintenant.

Sous ses yeux se trouvait désormais un gigantesque tas de chair.

S’il se forçait à lever les yeux, il verrait que cette masse distordue, sphérique et molle de chair repliée sur elle-même ressemblait à la tête d’un poulpe… Mais les poulpes ne pouvaient pas aller si loin dans les terres, avaient des yeux, et n’étaient sûrement pas plus grands qu’un bâtiment de deux étages.

C’était un monstre.

Ou comme l’avait décrit Corbeau, un démon. Ou pour reprendre les mots de la gardienne du cimetière, l’Obscurité. Et celui-ci était même encore plus gros que son compagnon, celui à la forme de tête qu’il avait enterré.

Mais c’était différent maintenant. Cette fois-ci, il n’était pas attaché ni rien de la sorte. Celui-ci bougeait. La tête du gigantesque poulpe de chair n’était pas soutenue par six tentacules munis de ventouses… Non, ses pattes étaient solides, comme celles d’un scarabée, et elles ne faisaient que renforcer la grosseur du monstre.

Le bout de chaque jambe était anormalement aiguisé et, selon les points de vue, pouvait ressembler à une griffe. Bien entendu, cela ne paraissait pas naturel que cette chose ait quelque chose comme une griffe dure et acérée où que ce soit sur son corps. Au final, c’était d’innombrables pattes de longueurs différentes qui s’étendaient en dessous du tas de chair, gigotant toutes frénétiquement à la manière de celles d’un mille-pattes.

Tout cela était extrêmement bizarre et glauque et Mole sentait pertinemment que ce n’était pas une créature du monde courant.

Cette créature regardait droit devant elle, où se trouvait… Meria.

Mole en oublia de respirer.

Elle ne tentait pas de fuir. En fait, elle et le monstre se tenaient l’un face à l’autre.

Même avec la pèlerine à capuche qu’elle portait, elle paraissait toujours aussi svelte, une impression qui était renforcée par la taille gigantesque du monstre en face d’elle. Et même de là où il était, Mole pensait pouvoir voir le même visage calme qu’elle arborait toujours.

Le monstre brandit une de ses pattes telle une faucille.

Fuis, avait-il tenté de crier, mais sa voix ne voulait pas sortir.

Mais qu’il y fusse arrivé ou pas, cela ne changeait rien. Il était déjà trop tard.

La patte s’agita de gauche à droite comme la langue d’un reptile, le bout de celle-ci étant pourvu d’une griffe acérée.

Puis… la main gauche de la fille tournoya sans discontinuer dans les airs telle la pointe d’une épée brisée, avant d’heurter le sol et de rouler par terre.

S’en suivit un faible et minuscule cri.

Et malgré le peu d’intensité de ce dernier, et il ne pouvait pas être fort à ce point, le son de sa voix transperça tout de même les tympans de Mole.

Au même moment, quatre des pattes tentaculaires de la créature se tendirent et transpercèrent le corps de Meria. Ses cris s’évanouirent rapidement. Une griffe avait perforé son corps, juste en dessous de sa gorge d’où le cri provenait. Les autres griffes en forme de faucille perforèrent son bras droit, sa cuisse gauche, et son nombril… Quatre pointes de griffes émergèrent de son corps.

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Puis, le monstre utilisa ces quatre pattes pour la soulever dans les airs. Du sang gicla de la bouche de la fille, et l’instant d’après, comme si son corps ne pouvait plus le contenir, une grande quantité de liquide rouge s’écoula de la partie basse de son corps.

Le monstre secoua la fille sans défense en l’air et jeta violemment son corps contre le sol. À ce moment-là, la griffe qui transperçait son nombril sectionna en deux le corps de la fille, ce qui fit dégouliner ses entrailles telle une longue queue. Puis, elle heurta le sol, son sang aspergeant les alentours comme si le monstre venait juste d’écraser un fruit bien juteux. Ses intestins dessinaient un arc sur le sol.

Meria…

Elle était encore en vie.

Elle pleurait.

Aussi fort pouvait être un homme, il se mettrait à coup sûr à pleurer après avoir subi pareilles blessures. Bien entendu, il était également possible qu’il meure avant que ça n’arrive, vu que comme leur nom l’indique, c’était des blessures fatales.

… Mais malgré tout ça, la fille se releva.

Au début, elle n’arrivait pas à se tenir droite et s’appuyait de ses mains sur ses genoux. Puis, elle se redressa fermement sur ses jambes.

Le garçon vit alors quelque chose d’encore plus incroyable que le monstre.

Les intestins qui avaient dégouliné de son abdomen déchiqueté se mirent à gigoter comme des vers de terre et rampèrent jusque dans son corps. Puis, après que tout ce qui était sorti de son corps avait retrouvé sa place originelle, la sérieuse blessure qui avait séparé la partie haute de son corps du bas se referma automatiquement, mettant fin à l’hémorragie.

Ce n’était pas tout. Sa main gauche qui avait été sectionnée au début de l’attaque roula jusqu’à son corps comme si elle était aimantée à celui-ci. Elle escalada ensuite sa jambe, son estomac, sa poitrine pour finalement retrouver sa place au bout de son poignet. Elle avait ainsi récupéré ses deux bras complets. C’était comme si elle était une poupée et que sa main et son corps avaient été recousus par un tailleur invisible.

Témoin de ce spectacle invraisemblable, Mole se souvint des propos que Corbeau avait tenus une fois. « Ces choses n’ont pas ce qu’on appelle la vie. Comme leur nom l’indique, ce sont des morts-vivants. Même si on les coupe en petits morceaux ou les brûle en cendres, telle une mauvaise blague ils reviendront à la vie… »

Meria fut transpercée à plusieurs reprises, et son corps découpé en plusieurs morceaux. Et à chaque fois, elle marmonnait un cri comme pour signaler son abandon… mais alors ses membres sectionnés, ses organes dégoulinant, son torse déchiqueté, et son crâne brisé retrouvaient ensuite leur état normal. Peu importe les blessures qu’on lui infligeait, rien ne pouvait la tuer. Cependant, comme un psychopathe ayant pris goût aux meurtres macabres, ce gigantesque monstre brandissait ses tentacules pointus et continuait son massacre sur Meria pendant ce qui sembla être une éternité.

Sous l’éclat de la lune et des étoiles, sur une terre qui semblait s’étendre à perte de vue, le monstre surnaturel poursuivit son ravage sur le corps de Meria. On aurait dit que sa cruauté était sans fin, mais à mesure que le temps passait, le monstre parut petit à petit lever le pied…

La raison était simple.

Ses pattes bougeaient de moins en moins.

Sous la masse de chair, il y avait toujours d’innombrables pattes aiguisées, mais désormais, plus de la moitié était inactive. Une par une, les pattes qui gesticulaient jusqu’ici frénétiquement, s’arrêtèrent subitement de bouger.

Mais ce n’était pas un phénomène aléatoire. En fait, à y regarder de près, c’était toujours les pattes qui avaient attaqué Meria qui cessaient de gigoter.

Il n’en connaissait pas la raison, mais les faits étaient les suivants : la fille s’approchait et à chaque fois que les pattes du monstre blessaient, découpaient ou transperçaient son corps, elles finissaient par se figer et par pendre lâchement comme si les nerfs à l’intérieur avaient été sectionnés. Petit à petit, le nombre de pattes immobilisées atteignit un tel niveau que les restantes ne pouvaient plus supporter le poids de la masse de chair. Un gigantesque tremblement de terre s’ensuivit au moment où celle-ci s’écroula au sol.

Si cela avait été ce que l’on pourrait normalement qualifier de combat, quoi de plus naturel qu’il y ait une écrasante différence de force entre le monstre et la fille. Si c’était Mole qui était en face du monstre, même s’il avait pu recommencer un million de fois, il serait sûrement mort à chaque tentative. Et en toute honnêteté, il y avait une différence de force énorme entre la fille et le monstre.

Malgré tout, le monstre diabolique et hideux était incapable de tuer la fille qui, face à lui, était aussi fine qu’une tige de plante. En fait, son corps faiblissait petit à petit. C’était comme une pierre qui aurait été usée pendant de longs mois sous des trombes de pluie incessante.

Évidemment, comme c’était un géant, la vitesse à laquelle il faiblissait était terriblement lente.

Jusqu’à ce qu’enfin, la dernière patte cessa de bouger.

Le gros tas de chair repliée, plus gros que n’importe quelle statue, ne ferait désormais même plus de mal à une mouche. Alors que la créature extrêmement violente s’arrêtait de bouger, bien que c’était une chose étrange à dire, c’était comme si elle semblait résignée et découragée, comme un commerçant à un festival qui viendrait juste de se terminer.

Recouverte de sang malgré l’absence de blessure sur son corps, Meria s’avança avec la même lenteur qu’à son habitude vers le monstre et toucha la chair avec sa main droite.

L’atmosphère vibra silencieusement. Ce n’était pas quelque chose qu’il pouvait voir avec ses yeux, mais elle s’était calmée. À tel point que c’était comme si le monde s’était arrêté de tourner.

Quant à elle, la créature ne bougea pas d’un iota. Meria s’accroupit à côté d’elle, visiblement fatiguée. Elle prit de profondes et irrégulières inspirations à plusieurs reprises. Et même si elle était toujours en vie après avoir été poignardée, transpercée et découpée en morceau, son visage pâle ressemblait désormais à celui d’un cadavre.

— … Mo… le ? dit la fille en levant la tête, les yeux en larmes.

Le garçon n’essaya pas de masquer le bruit de ses pas.

En le voyant, Meria s’arrêta de pleurer. Non, il était plus vraisemblable qu’elle se retenait.

Il ne savait pas pourquoi elle avait fait ça. Surtout parce qu’il aurait été bien plus simple de la comprendre si elle avait pleuré comme une enfant.

Est-ce que je devrais m’approcher ou m’en aller ?

… La seule pensée qui animait son esprit était de s’approcher d’elle.

Mais plus tôt, son instinct de survie l’avait empêché de crier.

S’il avait hurlé « fuis », le monstre se serait sûrement tourné vers lui et l’aurait tué après en avoir fait de même avec la fille. C’est pour cette raison qu’il ne pouvait pas crier — et qu’il ne l’avait donc pas fait. Et il n’y avait rien de faux de cette hypothèse. À l’exception qu’elle n’envisageait à aucun moment la possibilité que Meria allait survivre.

Il regretta amèrement son comportement, et il lui était difficile de se pardonner d’avoir privilégié sa propre survie. Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, il n’avait vraiment pas l’intention de s’enfuir.

Et…

— Meria.

Il n’y avait aucune énergie dans sa voix.

Le visage de la fille pendant qu’elle retenait ses larmes était plus dur que n’importe quel masque, et Mole n’était pas sûr qu’elle pouvait le retirer.

« Ça va ? »

« Rien de cassé ? »

« Dis-moi, t’es quoi au juste ? »

Ces questions le titillaient, mais s’il les avait posées, il ne pensait pas que Meria aurait pu les comprendre.

Après avoir vaincu ce monstre, avoir tremblé de douleur, avoir été effrayée, avoir été blessée, elle était maintenant recouverte de sang et baissait la tête de honte. Que pouvait-il donc bien lui dire dans ces conditions…? Il voulait que quelqu’un, n’importe qui, lui souffle quoi dire.

— … Tu veux être mon amie ?

— … Quoi ?

Le garçon saisit vigoureusement la main droite de Meria.

Celle-là même qui avait achevé le monstre.

— Je vais ignorer le fait que tu m’as repoussé l’autre jour, dit Mole en feignant être plongé dans ses pensées avec un sourire gêné.

Exactement comme cette fois-là, Meria cligna des yeux comme s’il avait dit quelque chose de bizarre.

— C’est pas très sympa de refuser après avoir déjà dit non la première fois.

Tel un magicien qui fascine le cœur des enfants en sortant un drapeau de sa paume, Mole parlait de façon aussi fluide et loquace qu’il en avait l’habitude avant. Mais surtout, Mole était d’un calme olympien, et s’il continuait avec ce ton et ce regard, même sa gentillesse allait transpirer de son comportement.

— … Pas vrai ?

Il n’y eut aucun changement dans l’expression de Meria. Elle ne dit rien, et ne secoua pas la tête négativement non plus. Elle se contentait de fixer le sol des yeux.

La regarder était comme observer un liquide sur le point de déborder d’un verre rempli à ras bord. Et alors, de ses yeux humides, une simple larme coula le long de sa joue.

— Tu veux de l’aide pour te relever ?

La fille acquiesça, la larme tombant alors de son visage.

Mole tourna la tête sur le côté et détourna le regard du corps de Meria autant que possible. Il lâcha alors sa main et glissa ses bras musclés sous ses jambes. Il plaça le bras droit sous ses genoux et le gauche sous son dos tandis qu’il la souleva.

— … Que-Qu’est-ce que tu fais ? s’écria la fille, confuse.

— Tu as sûrement besoin de te laver. Et après ça, de changer de vêtements, répondit simplement Mole d’un ton neutre et direct.

Même Mole savait comment cette scène pouvait être interprétée, mais il pensait que ce n’était pas le moment de s’en inquiéter.

Enfin… elle n’était sûrement pas une princesse ou quelque chose du genre.

Après qu’il ait mentionné ses vêtements, Meria rougit, comme si elle avait enfin remarqué son apparence.

Malgré qu’il n’y avait aucune blessure sur son corps, ses vêtements étaient en lambeaux. La pèlerine sombre qu’elle portait toujours était déchirée en morceaux et seuls quelques bouts étaient encore raccrochés à son corps, tels les fragments d’un œuf sur un poussin qui viendrait de naître. Un état que l’on pourrait qualifier de « presque nue ».

L’état de ses vêtements avait enfin résolu le mystère de ce qui se trouvait sous son épaisse pèlerine de couleur foncée. Elle ne portait visiblement qu’une fine robe en guise de sous-vêtements. Néanmoins, il ne restait à la fille dans ses bras que très peu de tissus pour couvrir les parties intimes et ce qui restait était fermement étiré, exposant ses jambes relativement longues jusqu’à la moitié de ses cuisses. Avec tout ça, Mole ne savait plus vraiment où poser les yeux.

Si seulement il n’y avait pas les tâches de sang sur sa peau…

Le fait que ce genre de pensées lui traversait l’esprit prouvait sûrement qu’il avait fini par retrouver son calme.

Quelques minutes après s’être mis en marche, Meria lui demanda d’une voix timide :

— Je ne suis pas trop lourde ?

Bien que sa voix paraissait hésitante, elle n’était pas faible. Sa vie ne semblait pas être en danger, mais elle n’était sûrement pas en parfaite santé. Ses joues montraient un afflux important de sang vers la tête du fait de la fièvre, elle avait du mal à respirer, et il pouvait sentir son cœur battre à tout rompre à travers ses mains posées sur son dos.

… La fille était tout sauf ordinaire. Cependant, il ne voulait pas la déranger ni être indiscret à son encontre. Alors du mieux qu’il put, il tenta de la mettre à l’aise.

— Même si t’étais trois fois plus lourde, ça serait pas un problème pour moi.

Son corps était étrangement svelte, sans parler de son très faible poids. Ou peut-être qu’à cause de ma nervosité, j’ai plus de forces dans les bras.

— …

Meria détourna le regard et poussa un léger soupir.

Même si elle était couverte de sang, son visage était toujours aussi beau. Son expression était douce, mais il pouvait sentir qu’elle réfléchissait désespérément à propos de quelque chose.

Tandis qu’il marchait, toute sa concentration était portée sur Meria, comme si elle occupait tout son champ de vision. Il regarda ses longs cils, ses paupières, ses joues blanches et écarlates à la fois, et ses lèvres roses. Et s’il venait à se pencher juste un petit peu, il aurait été suffisamment proche pour les toucher.

Au lieu de ça, il tendit les oreilles.

Ces lèvres murmuraient quelque chose d’incohérent et d’à peine audible.

Et alors qu’une profonde émotion se propagea sur son visage…

— Maria.

La fille avait prononcé le nom de quelqu’un.

Ces mots n’étaient pas à l’attention du garçon, il n’avait aucun doute à ce sujet. Et non seulement Mole n’avait pas la moindre idée de qui était cette personne, mais en plus, l’esprit de Meria semblait être ailleurs.

Le nom sonnait féminin. Un détail sur lequel il cogita pendant un certain temps…

Mais ensuite, elle se tut.

Les forces avaient totalement quitté le corps de la fille, comme si elle s’était assoupie. Pendant un moment, il crut sentir à travers ses bras comme un changement dans le corps de la fille, mais cette pensée fut rapidement chassée à l’horizon.

Comme elle ne lui demandait pas trop d’efforts pour la porter, il réalisa qu’il devrait marcher prudemment afin de ne pas trop la secouer.

Du coup, le chemin jusqu’au portail du manoir prit quelques minutes de plus.

Mais quant à Mole, il avait eu l’impression que le temps passé à porter la fille sur toute cette distance n’avait duré qu’un instant.

Puis il posa Meria sur le sol en position assise, son corps toujours paralysé par la fatigue. La première fois qu’il était venu ici était quand la police militaire avait décroché l’interphone, comme si c’était un exploit en soit. Il avait voulu regarder, mais n’avait pu le faire, alors maintenant, il ne se souvenait pas comment s’en servir.

Deux ou trois fois, il avait entendu des grésillements semblables à ceux d’une radio provenir du combiné. Il ne fonctionnait peut-être que si c’était l’autre côté qui appelait… Néanmoins, il n’y avait personne pour décrocher.

— Ça ira ici ?

Meria sortit une clé et pointa du doigt vers l’entrée sur le côté.

— Mais… dit Mole, perplexe.

— M. le galérien, vous l’avez trouvée, dit une voix derrière lui.

Daribedor regardait le garçon sans tenter de masquer son air étrange et déplaisant.

— Étant donné qu’il y a en ce moment-même un démon dans ce cimetière qui attend d’être enterré, je vous saurais gré de bien vouloir retourner vaquer à vos besognes, dit le vieil homme.

— Mais elle est blessée…

— Blessée ? l’interrompit l’homme, avant, tel un diablotin, de se pencher en arrière et d’exploser de rire. Mais où donc ?

Meria, assise le visage baissé, ne semblait pas avoir la moindre blessure sur son corps après tout.

— Elle…

— Ce n’est pas grave si vous l’ignorez.

Le vieil homme sans nez saisit la fille par le bras et malgré l’absence de différence de taille entre eux, il la tira de l’autre côté de la porte en fer. Mole tenta de les suivre, mais le chien noir surgit et s’interposa devant lui.

Au final, il ne put même pas voir Meria alors qu’elle était tirée jusqu’à la maison.

Puis, il se souvint de la « besogne » qu’avait mentionnée le vieil homme.

Enterrer ce monstre. Qu’il le veuille ou non, tel était le travail du galérien.

4#

Mole était plongé dans les ténèbres.

Il imaginait être en train de regarder le mur en bois sur lequel tombaient les gouttes la pluie. Autour de lui, il pouvait distinctement entendre le bruit de l’eau ruisseler comme s’il y avait un trou au plafond. Couché tout en tenant un de ses genoux, Mole errait dans les méandres de ses pensées.

… Depuis quand il n’y a plus de bétail ici ?

À en juger par l’état des murs qui avaient été exposés au vent et à la pluie, et l’intérieur délabré, cela devait faire un moment que ce bâtiment n’avait pas été maintenu.

À l’inverse de l’étable, le manoir était vraisemblablement récent. Même s’il avait cru comprendre que le cimetière était ancien, le manoir était quant à lui soit flambant neuf soit il avait été détruit puis reconstruit.

Par contre, dans l’étable, le plafond et les poutres pourrissaient et tombaient en ruine, au point où le tout menaçait de s’effondrer. Pourtant, à en juger par la surface toujours utilisable, il pensait que la grange pouvait sûrement héberger une dizaine de chevaux.

Elle était certes vide maintenant, mais cela ne signifiait pas que l’étable avait été construite sans but précis. Mole ignorait quand exactement, mais à un moment donné, il y avait manifestement eu des chevaux ici.

Depuis les temps anciens, hommes et chevaux cohabitaient.

C’était comme si les dieux avaient créé ces magnifiques herbivores uniquement dans le but de servir de monture aux hommes. Par le passé, ils étaient le mode de transport par excellence, ils aidaient à labourer les champs, et pendant les guerres, ils portaient leurs cavaliers sur les champs de bataille. L’unité de mesure des moteurs, les « chevaux », était un héritage de cette époque et elle était toujours couramment utilisée et universellement reconnue.

Hélas, de nos jours, la valeur des chevaux était en constant déclin.

Du fait des progrès de la science et de l’invention inhérente de nouvelles technologies, les cheveux furent petit à petit remplacés par les véhicules et les chemins de fer dans tous les domaines où ils étaient jadis considérés comme utiles. Dans leur constante quête d’un meilleur rendement, les hommes avaient fini par délaisser les chevaux, qui étaient pourtant leurs compagnons depuis la nuit des temps.

Il y avait même une voiture dans la cour de ce manoir. Mole avait plus d’une fois aperçu le sombre véhicule visiblement haut de gamme.

Il était probable que le retrait du bétail et cheptel de l’étable avait été suivi par l’arrivée de cette voiture. Et maintenant, cette étable faisait office de résidence pour le fossoyeur.

Depuis le premier jour où il avait dormi ici, Mole avait remarqué des traces de ses prédécesseurs. Il y avait une longue mèche de cheveux noirs dont il n’arrivait pas à déterminer le sexe du propriétaire, d’autres mèches de cheveux bruns frisés, comme une empreinte dans la paille où il dormait, et diverses loques de vêtements. Tout ça était discrètement éparpillé dans l’étable, et sur le moment, Mole ne les avait pas remarqués.

Il s’assit sans bruit dans la sombre étable dépourvue de la moindre source de lumière. Et vu qu’il ne pouvait pas voir, il finit par avoir une perception précise des alentours du bâtiment. S’il tentait de marcher dans le cimetière, il aurait pu le faire les yeux bandés comme à son arrivée.

Au milieu de cette obscurité, il tendit sa main devant sa tête. Bien qu’il ne pouvait pas voir, en touchant quelque chose avec ses doigts, il pouvait convenablement imaginer ce qui se trouvait devant lui.

… Deux jours s’étaient déjà écoulés et Mole pouvait toujours distinctement se souvenir de la sensation de toucher ce monstre.

#

La vieille femme lui ayant « gracieusement » prêté une lanterne électrique, Mole prit sa pelle et retourna dans le cimetière.

Dans la lanterne, qui ressemblait à une cage à insecte, se trouvait une batterie et des composants lumineux à base d’alliage métallique de cuivre et de zinc. Et de l’avant scellé de la boîte, la lanterne gratifiait d’une lumière blanche artificielle d’une simple pression du bouton. Elle n’avait pas besoin de charbon ou de pétrole pour éclairer les alentours, ce qui en faisait un outil précieux et pratique.

En d’autres circonstances, Mole aurait été heureux de pouvoir utiliser un tel appareil.

Mais maintenant…

Il était dans le cimetière au milieu de la nuit. À ses pieds se trouvait le chemin que lui et Meria avaient emprunté pour revenir au manoir quelques jours plus tôt. Cette fois-ci, il marchait seul, transportant son habituelle pelle ainsi que la lanterne. Il était entouré par le bruissement des arbres autour de lui alors qu’il s’approcha des rangées de tombes, le tout sous la lumière d’une demi-lune qui était enveloppée par des nuages épars.

Le vent soufflant contre sa peau était juste tiède, mais il avait encore la chair de poule aux bras. De la sueur ruisselait le long de son dos, et il avait du mal à respirer.

Plus tôt, il avait saisi la main couverte de sang de Meria et ils avaient un peu discuté… Juste un petit peu. Mais déjà, il s’était heurté à quelque chose qu’elle tentait de cacher. Quand elle était dans ses bras, ce fut la première fois que Mole la vit nerveuse.

Mais maintenant…

Son humeur changeante l’avait à nouveau paralysé sur place.

Ce que j’aimerais que ce soit un mauvais rêve… pensait-il, en tentant de se réconforter… mais malheureusement, cette éventualité n’était plus du domaine du possible.

Comme ce monstre était terriblement imposant, il était déjà entré dans son champ de vision. Instinctivement, il voulait détourner le regard.

Pourtant, cela n’aurait fait aucune différence. Qu’il le veuille ou non, cette chose était toujours là.

Une petite, mais massive ombre planait sur le sol légèrement en pente du cimetière. Et elle ne bougeait pas d’un iota. Le monstre à qui appartenait l’ombre était similaire aux illustrations dans les livres à images, tel un géant monstre marin… Bien que maintenant, c’était comme le baisser de rideau pour la créature.

Les jambes de Mole s’arrêtèrent à une cinquantaine de pas du monstre.

Qu’est-ce que je fiche ? Je devrais pas m’en approcher. Je devrais m’enfuir loin d’ici.

« L’ennemi naturel de l’humanité. » Cette phrase prit encore plus de sens à ses yeux.

Depuis la nuit des temps, il y a plusieurs milliers d’années, l’humanité vivait sous la terreur de ces choses. Certes, depuis un peu plus d’un siècle, elle avait prospéré un peu et n’avait plus sciemment connaissance de ces monstres, mais au plus profond de ses gênes, le souvenir de cette peur y était gravé.

Mole et le policier militaire à la tête de cheval, celui qui l’avait escorté jusqu’ici, l’avaient tous deux ressenti en arrivant. Sans rien dire, ils avaient perçu l’air sinistre qui régnait dans le cimetière. À ce moment-là, Mole avait pensé que c’était la conséquence de l’image sombre que lui inspirait le mot « cimetière ».

Mais la réalité était toute autre.

Au moment d’arriver dans ce cimetière, son corps avait sûrement compris la vérité. En fait, quelle que soit cette sensation, il était capable de saisir la réalité bien mieux que ses cinq autres sens.

Et maintenant, il savait que ces monstres qui pouvaient le tuer en deux temps trois mouvements dormaient sous le sol où il se tenait à l’instant même.

Merde, c’est pas une blague.

Le garçon finit par se rendre compte de l’impossibilité de la tâche qui l’attendait.

À partir de maintenant, je…

Maintenant, il devait enterrer cette chose.

Mais tout d’abord, il devait la transporter jusqu’au trou qui lui avait demandé une éternité à creuser. Et pour cela, il lui fallait s’approcher d’elle et la toucher.

Son corps et son cœur étaient paralysés par cette seule pensée.

Jamais je pourrais faire ça… Hein, c’est quoi cette odeur ?

Soudain, il put sentir comme la puanteur du poisson pourri. Mole, qui avait focalisé toute son attention sur le monstre, détourna le regard, comme s’il s’enfuyait, à la recherche de la source.

Qu’est-ce que… Comment ça se fait que je l’avais pas remarquée avant ?

Il regarda à ses pieds illuminés par la lumière de la lanterne.

Le sol tout autour… était tâché et imprégné d’un liquide rouge.

Son esprit ne pouvait envisager d’autres possibilités, ce devait être le sang issu du corps de Meria.

Il mit ses mains devant sa bouche, ferma les yeux, puis força ses jambes à l’emmener jusqu’au monstre.

Mole ne savait pas s’il était « L’Obscurité » ou un simple démon.

Maintenant que ce gigantesque monstre était mort… non, il ignorait s’il était encore en vie ou non. Mais qu’importe la véracité de l’expression « monstres immortels », pour l’instant, la grosse masse de chair était parfaitement immobile.

S’il peut vraiment pas bouger, alors il aura beau être « l’ennemi naturel de l’humanité », il pourra pas me faire de mal, non ?

Tout en se reposant sur ce fait, Mole surmonta la douleur dans sa poitrine et continua à s’approcher.

Il s’avançait avec une démarche tremblante, comme s’il traversait un pont suspendu en piteux état.

Ses paupières fermées avaient plongé sa vision dans le noir le plus total, mais malgré ça, il s’avançait petit à petit.

Quelque chose de petit heurta sa joue.

Surpris, Mole ouvrit les yeux de façon particulièrement comique.

Ce faisant, il comprit qu’il se tenait désormais face au monstre.

— … Beurk.

Sans tourner le dos à cette CHOSE, il s’essuya la joue avec le revers de sa main droite.

Non seulement de la sueur s’était infiltrée dans son gant recouvert de boue, mais également une goutte de fraîcheur.

Avant qu’il ne s’en rende compte, il semblerait que les nuages s’étaient invités et avaient assombri le ciel. Ce qui signifiait que ce qui se trouvait sur sa joue était vraisemblablement une goutte de pluie.

Même pendant qu’il penchait la tête en arrière pour regarder le ciel nocturne, le corps du monstre ne quitta jamais son champ de vision. Le tas de chair molle et flasque faisait bien plus du double de la taille de Mole. Et son tronc était bien plus large que lui avec ses innombrables pattes aiguisées. Mais malgré la présence de ces dernières, il était dépourvu d’yeux et bouche contrairement aux monstres habituels. Le garçon ne savait pas vraiment ce qui pouvait se trouver à l’intérieur du tas de chair, dont la laideur lui faisait penser aux mollusques.

Il était suffisamment proche pour pouvoir toucher le monstre. Et le simple fait de le regarder chassait un peu plus ses doutes sur l’existence de telles créatures. La désagréable sensation qu’il ressentait semblait sans fin, et comme si elle en avait été le déclencheur, un vaisseau sanguin sur son front se mit à palpiter, provoquant une douleur aigüe dans sa tête.

À ses pieds, les pattes du monstre étaient étalées comme une toile d’araignée. Chacune de ces innombrables pattes était plus longue et plus épaisse qu’un serpent géant qui pourrait étrangler un ours. Par-dessus tout ça, se trouvait au bout une griffe telle la faux de la Faucheuse, chacune semblant plus tranchante que n’importe quelle épée qu’il ait jamais vue.

Et il pouvait voir le sang de Meria s’accrocher visqueusement à ces faux.

Il était trop tard pour l’empêcher d’y penser maintenant. Peu auparavant, un nombre infini de griffes transperçait son corps, plus qu’il n’en fallait pour la tuer. Et chacun de ces coups qui avait mutilé le corps de Meria était gravé dans la rétine de Mole.

Mais là, il devait toucher et déplacer cette monstrueuse créature.

Même maintenant qu’il était juste à côté, cela restait une idée saugrenue.

En fait, cette idée lui faisait même perdre la tête.

Le sang sur ses griffes était le même que celui sur la main de Meria quand il l’avait saisie.

Il ignorait quel secret pouvait bien cacher la fille.

Et pourtant, même s’il lui posait la question, elle ne lui répondrait vraisemblablement pas. Et même dans le cas contraire, il y avait de grandes chances pour qu’il ne puisse pas la comprendre.

Mais une chose était certaine. Meria, une simple fille, avait vaincu ce monstre.

Avec ces minces bras, et ce petit corps…

Mole ne savait pas vraiment comment appeler cette force qui contraignait son corps à bouger. La volonté ? La colonne vertébrale ? Quoi qu’il en soit, il posa ses mains sur le monstre et le poussa de toutes ses forces.

À travers ses gants, il ne sentait ni chaleur ni froideur, ni mollesse ni dureté. À la place, c’était une sensation extrêmement étrange, comme s’il enfonçait sa main dans les entrailles d’un cadavre.

Violemment poussé, le tas de chair se pencha.

Sur le coup, Mole crut que le monstre s’était réveillé.

Tout en regardant ses mains, il avait l’impression de pouvoir voir les fins gants être rongés jusqu’à sa chair.

Mais il n’en était rien, tout était psychologique.

Tiens bon, pensa-t-il. Tiens bon, tiens bon, tiens bon, tiens bon…

Il était surpris par cette sensation brûlante dans ses yeux. Sa vision était floue et quelque chose de chaud coulait le long de sa joue.

Mole n’était pas sûr quand ça avait commencé, mais des larmes coulaient de ses yeux.

— Aaaaah !! cria le garçon, agacé.

Cependant, au lieu d’abandonner, il utilisa l’énergie du désespoir pour se remettre à pousser le gigantesque monstre.

Tandis que Mole rassemblait autant de forces qu’il pouvait, le drôle de corps se mit à avancer, dans un boucan aussi fort qu’un glissement de terrain. Mole mettait tout ce qu’il avait dans ses bras, allant même jusqu’à enfoncer ses orteils dans le sol pour prendre appui, mais au final, il ne put qu’un peu pousser le monstre.

Tout en abaissant les épaules et en se laissant tomber vers l’avant, le garçon continua de pousser…

Tout ça pendant que le bruit lourd de glissement de terrain se poursuivait.

Tout ça pendant qu’il endurait les sensations désagréables qui s’échappaient de son corps.

Tout ça pendant que ses cris, semblables à ceux de quelqu’un en train de vomir, résonnaient à travers le cimetière.

Mais Mole était le seul à pouvoir entendre ces cris. Et alors qu’il continuait à pousser le monstre, la pluie sur son dos se mit petit à petit à gagner en intensité.

#

Tout en écoutant le bruit de la pluie filtrer dans l’étable… non, pendant qu’il était assis sous le toit le protégeant toujours de la pluie, Mole observa les ténèbres.

Il pleuvait sans discontinuer depuis deux jours.

Quand c’était une simple averse, cela ne gênait pas son travail. Comme c’était l’été, la pluie faisant diminuer la température, c’était en fait plus agréable pour passer le temps. Mais il ne pouvait pas marcher dans le cimetière la nuit. Avec les nuages qui cachaient la lune et les étoiles, il ne pouvait même pas voir le bout de son nez.

Néanmoins, quand il ne sortait pas, son visage arborait une expression différente, douce. Il se rendit compte qu’il y avait plein de choses à laquelle penser… et qu’il lui fallait du temps pour faire le tri dans ses pensées.

Avec le changement d’époques, les chevaux avaient disparu de l’étable. Pourtant, même après leur départ, il restait des traces d’eux. Et donc, en considérant les possibles précédents fossoyeurs qui avaient vécu dans l’étable avant lui, Mole se demanda où ils avaient bien pu passer.

Un jour, Corbeau lui avait dit : « Peu importe le nombre de gens employés pour creuser des trous, une fois qu’ils ne sont plus en mesure de supporter la présence des démons, ils sont bons pour la casse. » À ce moment-là, il n’avait pas fait attention à ce qu’il disait, mais maintenant, Mole sentait qu’il avait des preuves concrètes que Corbeau disait vrai.

Soudain, quelqu’un toqua à la porte de l’étable.

C’était un bruit faible, mais il n’avait à coup sûr rien de naturel. En fait, il était tellement habitué au son apaisant de la pluie qui tombait que le petit bruit avait suffi pour le faire sursauter.

— Mole.

Mais après deux jours, son choc fut transformé en soulagement en entendant cette voix.

Il n’y avait qu’une seule personne dans tout ce cimetière qui l’appelait par ce nom.

La porte s’ouvrit doucement et Meria entra, une lampe à la main. La faible lumière de l’objet teintait la pièce d’orange. Elle était restée silencieuse pendant tout son trajet jusqu’à la porte, et il en était de même quand elle finit par s’assoir.

Vu que le plafond était pourri et criblé de trous, pour éviter d’être trempés par les gouttes de pluie, les deux s’assirent si proches que leurs genoux se touchaient.

Son visage était presque entièrement caché par sa capuche, mais elle n’essaya même pas de le regarder dans les yeux. Elle était sûrement venue sans parapluie, pensa Mole pendant qu’il regardait ses mèches trempées et sa pèlerine légèrement humide.

Comme d’habitude, Mole était trop nerveux pour vraiment parler. Il y avait tant de questions qu’il voulait poser : Est-ce qu’elle allait bien ? Lui avait-elle pardonné de l’avoir involontairement reluquée ? Qui était cette « Maria » et qu’était un gardien de cimetière au juste ? Hélas, il était incapable de les formuler. En fait, il faut dire qu’il n’aurait jamais cru que Meria lui rendrait visite dans l’étable. Il n’y avait aucune raison de penser qu’elle avait oublié ce qui s’était passé, mais alors qu’il jetait un autre regard vers elle d’un peu plus près…

— Un problème, Meria ? demanda le garçon, ses pensées vagabondant avec frénésie.

Meria sortit la main gauche qu’elle gardait sous sa pèlerine. Elle tenait une très grosse pomme.

Bouche bée, Mole resta figé tandis que la fille semblait serrer le fruit avant de finir par le lui tendre.

— C’est pour moi ? demanda-t-il soudainement, juste comme la fois où il lui avait emprunté sa trousse de premier secours l’autre jour.

Mais cette fois-ci, Meria n’acquiesça pas ni rien d’autre. La seule chose qu’elle fit fut de continuer à baisser la tête et cacher son visage.

Pensant qu’il n’avait pas trop le choix, Mole jeta un œil vers le fruit dans ses mains. Il était gros et parfaitement mûr, et son poids sous-entendait qu’il était bien juteux. Il aimait tous les fruits à l’exception des ananas, alors techniquement, cette pomme était le premier cadeau qu’il avait reçu depuis qu’il était arrivé dans le cimetière. En toute honnêteté, cela faisait même des lustres qu’il n’avait pas mangé de pommes qui n’avaient pas été rongées par des vers.

— Ah…

La fille avait enfin ouvert la bouche et Mole leva les yeux.

— J’accepte d’être ton amie, dit-elle, tout en fermant les yeux pendant que son visage devint encore plus rouge que la pomme qu’il tenait dans les mains.

Mole détourna une fois de plus le regard comme s’il venait de recevoir une gifle.

D’une certaine façon, la regarder directement l’embarrassait plus encore que de la regarder se laver.

Bien qu’il n’était pas question de cela, les sentiments derrière ses mots étaient semblables à ceux d’une déclaration d’amour.

… Était-ce vraiment similaire ?

Incapable de supporter cette gêne plus longtemps, Mole demanda :

— Hum, Meria ?

Les mots sonnaient comme une contestation alors la fille se redressa instantanément.

Il faut que je parle de la façon la plus gentille possible.

Bien que la situation et son étonnant premier pas le troublaient, il continua.

— J’ignore pourquoi je trouve ça si gênant. Mais être amis, c’est pas grand-chose, alors t’aurais pu te contenter de dire « ouais » ou « d’accord ». Ça devrait suffire, tu crois pas ?

Meria ouvrit lentement les yeux aussi lentement que la lune s’élevant dans le ciel. Il observa en silence ses longs cils battre.

Les yeux bleus de la fille regardèrent lentement les siens.

Mole ressentait de plus en plus le besoin de détourner le regard d’elle. Il avait une fois de plus l’envie irrépressible de toucher sa main… et il pensait désespérément qu’il devait chasser cette envie.

Toujours en regardant Mole, Meria finit par acquiescer.

— D’accord.

Mole leva la tête.

Puis, comme si elle était soudain sur la défensive, elle se mit rapidement à bégayer.

— Dé… Désolée. Je suis passée sans prévenir.

— C’est pas grave, je dormais pas, dit-il, mais elle ne semblait pas vraiment écouter.

— Mais c’était tout. Je tenais absolument à te dire ça.

Au moment où elle s’arrêta de parler, Meria bondit sur ses pieds avec une étonnante agilité et son visage vira au rouge une fois de plus.

Tout en regardant son dos pendant qu’elle traversait l’étable, Mole dit :

— Merci… pour la pomme.

Meria acquiesça une fois.

— Je t’en prie.

Sa main désormais sur la poignée de la porte, Mole lui posa une autre question pendant qu’elle lui tournait le dos :

— Tu m’avais dit de ne pas sortir pendant quelques temps, mais est-ce que c’est bon maintenant ?

Meria acquiesça une fois et le garçon esquissa un sourire forcé.

Puis elle s’en alla.

À nouveau seul, Mole croqua dans la pomme dans la pénombre. Le fruit était juteux, sucré et sentait bon.

5#

Mole pouvait assurément sentir que c’était l’été pendant qu’il regardait le cimetière inondé par la lumière aveuglante du soleil à midi.

Le sol s’était assombri comme s’il avait oublié toute la pluie qui était tombée jusqu’à la veille. Et comme le soleil brûlait la végétation en pleine croissance et la mousse, une étouffante odeur de verdure flottait dans l’air.

Mole posa sa pelle et se rendit dans le cimetière les mains vides.

Il ne délaissait pas son travail. Il suivait les instructions qui lui avaient été données, et en fait, il ne s’était arrêté de creuser que quelques instants auparavant. Il n’avait pas non plus essayé d’en faire plus que demandé, vu que ne pas prendre de pause avec cette chaleur lui faisait courir le risque d’attraper une insolation. En règle générale, si c’était l’un de ses compagnons taupes, avec ce temps, il se serait évanoui sans espoir qu’on le trouve. Et dans le pire des scénarios, il était même possible qu’il meure de déshydratation.

Enfin, y’a peut-être un chien ici, mais en gros, je suis le seul humain dans le coin.

Malgré tout, s’il faisait une pause, il ne savait pas s’il était préférable de retourner à l’étable quelques temps ou simplement se coucher à l’ombre d’un arbre, le regard perdu dans le vide. Néanmoins, pendant un moment, ses pieds le menèrent jusqu’à l’endroit où il avait enterré ce monstre plusieurs jours auparavant.

Évidemment, c’était à contrecœur. Suite à l’erreur judiciaire dont il avait été victime, il s’était retrouvé contraint d’effectuer cette corvée, mais malgré tout, il se sentait dans l’obligation de vérifier l’état de son travail.

Vu comment j’ai tassé la terre, ça devrait aller même malgré cette pluie.

Quand il arriva à la tombe, Mole aperçut quelque chose qui n’avait pas été là quand il avait creusé le sol plusieurs jours auparavant.

C’était une pierre tombale…

Quelqu’un devait l’avoir installée là quand la pluie s’était calmée.

… C’est vrai. Vu qu’ils ne se contentaient pas de balancer un simple cadavre dans un trou, une pierre tombale était nécessaire. Mais par contre, pendant tout le temps où il avait désespérément utilisé toutes ses forces pour enterrer ce monstre gargantuesque, cette idée ne lui avait même pas traversé l’esprit un instant.

Peut-être que Daribedor s’est arrangé pour que quelqu’un la mette en place.

Il s’approcha et examina la pierre. Le bloc de forme rectangulaire arrondi lui arrivait jusqu’aux hanches. Il semblait également composé d’un matériau de faible qualité similaire à de l’andésite grise. Sur le devant se trouvait l’épitaphe, mais il n’y avait pas de nom gravé sur la pierre, juste une suite de nombres.

Elle n’a pas été faite par un grand tailleur de pierre, pensa Mole tout en laissant trainer son doigt sur le sceau gravé dessus. Mon père est bien meilleur que ça.

Cependant, tout comme il pouvait à peine se souvenir de la voix de son père, cela faisait des lustres qu’il n’avait pas vu une de ses œuvres. S’il devait être honnête avec lui-même, il avait l’impression que ce souvenir s’effritait tellement qu’il ne pouvait pas comparer équitablement avec la pierre en face de lui.

En plus de l’année courante, il y avait également un nombre mesurant quelque chose sur la face avant de la pierre. Il indiquait visiblement la taille du monstre enterré là.

Par précaution, si jamais quelque chose tournait mal et que le monstre venait à être déterré, il n’y aurait vraiment pas de quoi rire.

Mole jeta à nouveau un œil à l’épitaphe. La phrase longue et étriquée en dessous semblait décrire le monstre en détail.

— Hein ? Tu sais lire, la taupe ?

— … Bon, d’où tu sors au juste ? dit Mole, le visage blasé tout en se tournant vers Corbeau, qui avait une fois encore réussi à se faufiler derrière lui.

Il était vêtu de son habituel accoutrement avec sa même coupe carrée noire, son manteau jaune, sa cravate à carreau et son short assorti, avec pour conclure ses solides bottes de soldat. À vive allure, Corbeau passa devant Mole et bondit dans les airs avant d’atterrir sur la tombe du dernier monstre.

— C’est simple. Je descends des cieux. Je suis un oiseau après tout.

Le garçon poussa un soupir. Corbeau n’avait même pas d’ailes dans son dos.

Puis, Mole secoua légèrement la tête et, chose rare avec lui, s’assit en tailleur sur le sol.

— Hum, ça va pas ? Il faut bien s’hydrater, tu sais, sinon tu vas choper une insolation.

— Non, je suis juste fatigué mentalement… Je me sers de certaines fonctions de mon cerveau que je suis pas habitué à utiliser après tout.

Il avait peu fréquenté l’école et il ne savait pas lire sans bafouiller comme un bébé ; il en était de même pour l’écriture. Néanmoins, connaître quelques mots en particulier, comprendre les nombres, et être capable d’écrire son nom sur le reçu de sa paie ou sur la feuille de présence étaient amplement suffisants pour un soldat assigné à des travaux manuels. Lire des livres ou des cartes et mettre au point des stratégies n’étaient pas de son ressort.

— Ouais, bravo, vraiment… dit Corbeau en applaudissant, même si cela manquait d’énergie.

Sentant qu’il se payait sa tête, Mole fusilla du regard Corbeau. Mais alors, Corbeau leva les yeux au ciel et dit :

— Moi, je sais ni lire ni écrire.

Mole ne savait pas quoi répondre. Il fut un peu surpris par les propos de Corbeau.

Il avait entendu dire il y a longtemps que le papier était quelque chose d’extrêmement précieux. À moins d’être un érudit, un noble, un ecclésiastique ou quelque chose dans ce genre, les choses comme les livres reliés n’étaient pas destinées à être utilisées par un être lambda.

Et même aujourd’hui, il y avait sûrement des enfants qui n’en avaient jamais vus étant donné que leur région ne disposait pas d’une école. Dans les pauvres villages agricoles, les enfants étaient une main d’œuvre précieuse et donc, on préférait les utiliser pour des tâches plus pratiques que la lecture ou l’écriture.

… Cependant.

Il avait du mal à croire que Corbeau ne sache pas lire après ses explications tortueuses qu’il lui avait gratifiées sur l’existence des monstres affectant la civilisation tout entière.

— Haha…

— Ah, tu te moques déjà de moi ! répondit Corbeau, comme s’il souffrait d’indigestion.

Il paraissait en colère, avec ses joues gonflées.

— Mais bon, c’est pas grave. Les oiseaux ont beaucoup d’amis, tu sais. Et certains d’entre eux sont vraiment intelligents. Quand j’ai besoin d’aide, il me suffit de leur demander de lire pour moi.

Tel était le caractère de Corbeau, qui était persuadé de connaître beaucoup de gens.

— Boude pas… ça te ressemble pas trop, dit Mole.

— Bah… à ton tour. Je veux dire, tu trouves pas ça bizarre que tu saches mieux lire que moi ? Je trouve pas ça juste. Alors comment ça se fait ?

— Ma foi… C’est une bonne question. Ma famille était vraiment pauvre alors j’ai pas vraiment pu aller à l’école. Et même si je leur ai jamais demandé, j’ai l’impression que mes frères voulaient m’apprendre. Quand j’y repense, je crois que le plus grand savait plus ou moins lire et écrire.

— Eh ben, ça a l’air cool d’avoir un grand frère sympa… Il va bien ? demanda gaiement Corbeau.

— Je sais pas trop. Je pense qu’il est toujours en vie mais ça va déjà faire plus de quatre ans qu’on s’est pas vus, dit Mole en haussant des épaules.

L’aîné devait être chez son père, s’efforçant de suivre ses traces. Même avec le changement d’époque et le nombre décroissant de tailleurs de pierre avec l’influence déclinante de l’Église, il travaillait sûrement d’une façon ou d’une autre.

Le second frère était entré dans l’armée avant lui. Vu qu’ils faisaient partie du même bataillon, Mole pensait qu’il croiserait peut-être sa route, mais son frère avait visiblement été placé en garnison loin de là et donc ils ne s’étaient jamais vus.

Et maintenant, voilà où je me trouve… Je ne les reverrai sûrement jamais de ma vie.

— C’est… triste, hein ? demanda Corbeau avec une grande compassion.

— Peut-être bien. Mais on est tous des adultes maintenant. Et peu importe la qualité de nos relations, mes frères ne se retrouveraient jamais dans un pétrin comme celui dans lequel je me trouve.

— Mais… c’est dommage que ta famille soit séparée comme ça.

Bien que Mole s’était déjà fait une raison à ce sujet, les propos de Corbeau le dérangeaient toujours.

— Si c’est ce que tu penses, t’as plus qu’à rester un enfant toute ta vie. Ne pas pouvoir voir sa famille même quand on en a envie, ça serait sûrement trop dur pour toi, hein ?

— À ce sujet, eh bien… Au final, tout le monde finit par partir un jour. Mais, tu pourrais les revoir si tu mourrais, non ?

— Bah, peut-être… J’imagine.

Même si Mole comprenait, ses sentiments ne semblaient pas être du même avis.

Tout en regardant le visage sombre de Corbeau pendant qu’il était assis en faisant balancer ses jambes et les yeux rivés sur le sol, Mole pouvait distinctement voir les pensées irrationnelles de Corbeau remonter à la surface.

Il avait une sensation peu familière quand il regardait Corbeau. Pour Mole, il était encore plus mystérieux que Meria, ce qui signifiait qu’il ne pouvait pas lui faire confiance. Et même si Corbeau lui parlait de façon amicale, c’était sûrement parce qu’il avait une idée derrière la tête. C’était ce qu’il ressentait même maintenant.

— Au fait, t’as dit que t’avais beaucoup d’amis hors d’ici, demanda soudainement Mole, ce qui fit lever la tête de Corbeau, qui était dépourvue de la moindre trace de sueur.

Même avec cette satanée chaleur, il transpire même pas. Je l’envie.

— Hum, eh bien, oui…

Corbeau était un mystère. Tout ce qu’il disait était si suspicieux que Mole ne savait pas s’il pouvait y croire.

Cependant, quand Corbeau avait dit, « c’est dommage que ta famille soit séparée comme ça », Mole eut la forte impression que c’était ses véritables sentiments. Et c’était sans compter qu’il n’avait pas tort. Néanmoins, juste parce que Corbeau avait dit la vérité ne signifiait pas que Mole pouvait croire tout ce qu’il lui disait.

Mais Mole pensait une chose : si quelque chose était disponible, alors il fallait l’utiliser.

Alors tout en regardant Corbeau, il dit :

— Si ça te dérange pas, j’aurais une faveur à te demander…

#

Cette nuit-là, une fois que la pluie s’arrêta, ce fut la première nuit claire depuis un long moment où l’on pouvait voir les étoiles recouvrir le ciel tout entier.

Mole, qui avait fait une courte sieste tôt dans la soirée, s’étira dans son lit de paille. Il faisait face aux trous dans le plafond de l’étable délabrée, à travers lesquels il observait le ciel nocturne.

C’est une belle nuit, pensa-t-il.

L’air s’était même bien rafraichi. En plus, avec autant de luminosité, il était certain qu’il n’aurait aucun mal à voir une fois dehors.

Et sûrement que cette nuit encore, Meria était seule dans le cimetière.

Mole ne pouvait pas vraiment se souvenir de la raison pour laquelle il n’était pas allé la voir avant. Elle lui avait même dit qu’il pouvait le faire.

… mais quelque chose l’empêchait d’entrer en action.

Il était toujours nerveux. La fille était une pièce maîtresse dans son plan d’évasion, et pourtant, comme il ignorait la meilleure façon de lui parler, il craignait qu’elle ne finisse par le détester. Mais malgré le fait qu’il n’était pas très doué pour parler aux gens, l’échec ne lui était pas permis. Et c’était pour ça qu’il était nerveux. Il était toujours nerveux.

Il sentait également comme un énorme crochet coincé dans sa poitrine, empêchant ses jambes de bouger.

— Qu’est-ce que tu veux faire, Mole, et quel est le meilleur moyen d’y parvenir ?

À chaque fois qu’il sentait qu’il atteignait ses limites, Mole simplifiait toujours la situation en utilisant ces deux questions pour se recentrer sur l’essentiel. Le summum de la stupidité était de ne se focaliser que sur des détails au point de passer à côté du plus important.

Hélas, à l’heure actuelle, il avait l’impression qu’il ignorait son propre avertissement. Il commençait également à remettre en question son propre comportement… et ce doute avait pris la forme d’un crochet coincé dans sa poitrine.

Il faut que je m’en assure.

Il n’était pas censé se concentrer à essayer de devenir plus proche encore de Meria. Cela était certes un moyen de s’échapper, mais ce n’était sûrement pas son but final.

Mole se tapota les joues avec ses deux mains.

Ça ne me débarrassera sûrement pas de cette douleur, mais tant qu’il n’y a pas de malentendu, ça devrait aller.

— Ok, c’est parti, dit-il volontairement à voix haute en se levant, avant d’ouvrir la porte avec un craquement et de sortir.

Dans un coin de son champ de vision, il put apercevoir le corps du chien se lever mollement, puis le suivre sans faire de bruit.

Une fois que Mole eut pris la décision d’y aller, ses jambes et son cœur lui parurent plus légers, comme si ses inquiétudes d’un peu plus tôt s’étaient envolées. Il esquissa un sourire forcé.

Franchement, c’est vraiment bizarre.

Il n’avait parcouru tant de chemin que ça quand il entendit un bruissement provenir des sombres buissons près de l’étable. Mais il n’y avait pas de vent.

Mole bondit de surprise, comme s’il était tombé dans une embuscade ennemie.

Puis quelque chose se mit à sortir des buissons.

Prudent et près à s’enfuir sans demander son reste, Mole fixa ses yeux en direction du bruit. Une silhouette vêtue de noir le regardait depuis l’ombre d’un arbre, tel un fantôme.

— Meria ?

— Oh.

Tandis que la silhouette émit ce qui ressemblait à une petite exclamation, elle se cacha soudainement derrière le tronc d’arbre.

La forme de sa silhouette couplée au son de sa voix ne laissait planer aucun doute sur le fait qu’il s’agissait de Meria. Mais il ne comprenait pas pourquoi elle se cachait.

Un étrange silence s’abattit.

— Hum…

Incapable de déterminer quelle était la meilleure action à entreprendre dans cette situation, Mole ne bougea pas. Il avait eu l’intention de se rendre dans le cimetière, mais il n’avait pas besoin de guide. Certes, le fait qu’elle était là allait lui épargner la peine de la trouver, mais son petit doigt lui disait qu’elle était là pour une autre raison.

Cachée dans l’ombre de l’arbre, la fille continua à l’observer depuis sa cachette, à l’affut de ses moindres mouvements. Mole avait l’impression qu’elle avait vraiment envie de l’appeler, mais que pour une raison ou une autre, elle ne pouvait pas.

Elle se comportait comme un petit animal, hésitant timidement tout en observant quelque chose d’inconnu qui aurait attiré son attention. Mole sentait même que s’il tentait maladroitement de s’approcher d’elle, elle détalerait comme un lapin.

À moins que…

Aucun d’entre eux ne pouvait s’approcher ni s’appeler. Ils n’étaient séparés que d’une dizaine de pas, mais malgré que leur regard était fixé l’un sur l’autre, ils étaient tous deux dans l’incapacité de communiquer leurs véritables intentions… Mole se demanda combien de temps ils allaient rester plantés comme ça.

Puis, peu après, Meria finit par sortir de sa cachette, comme si elle avait perdu à une partie de cache-cache.

— Je ne faisais que passer par là, dit-elle, pas vraiment à Mole, mais plus à ses pieds.

Mole resta silencieux. Il ne voyait pas quoi répondre. Il était tellement évident qu’elle avait tenté de noyer le poisson pour se rattraper. Mais il était si difficile d’imaginer Meria faire ça que Mole ne savait pas s’il devait rire ou s’il devait répondre par une remarque amusante.

Mais pendant que Mole restait debout indécis et silencieux, la fille continua :

— Je suis désolée… J’ai menti.

Sa capuche cachait la majeure partie de son visage et étouffait sa voix.

Tu ne faisais pas que passer par là, hein ?

Cependant, il ne parvenait pas à se convaincre de demander, « Mais alors, qu’est-ce que tu fais là ? » Même sans poser la question, il voyait tout de même deux, trois possibilités.

Il se remémora les fois où ils s’étaient croisés jusqu’ici. Même deux jours auparavant, quand Meria lui avait rendu visite dans l’étable, elle avait une idée précise derrière la tête. Mais au vu de son comportement du jour, elle ne semblait pas avoir de raison particulière.

Alors, en gros…

… Elle est juste venue me voir ?

Ou autrement dit, elle veut juste passer du temps avec moi ?

— Ah, hum, euh, dit Mole, sa voix virant soudain à l’aigu, ce qui fit tressaillir les oreilles du chien.

Lui-même fut étonné par l’intensité de sa voix, ce qui expliquait pourquoi Meria fit un pas en arrière, comme si sa voix la repoussait.

— La pomme, s’empressa-t-il de continuer, tentant de l’empêcher de s’enfuir. Elle était délicieuse.

Tout en détournant le regard de celui de Mole, Meria acquiesça.

— Merci.

#

— Ce type bizarre vient souvent vers midi.

Ils pouvaient s’assoir où ils voulaient dans le vaste et étendu cimetière, mais sûrement du fait de la nature humaine, Mole se retrouva assis à côté d’un arbre.

Sous le ciel étoilé qui semblait s’étendre à l’infini, lui et Meria étaient assis côte-à-côte aux pieds d’un orme.

— Un type étrange ? demanda Meria en penchant dubitativement la tête sur le côté.

— Ah, euh, comment le décrire ? Enfin, je sais même pas si c’est une fille ou un garçon. Oh, au fait, Meria, tu sais quelque chose sur les chasseurs de monstre portant un masque ?

Mis à part les fois où Corbeau discutait avec lui, il s’était retrouvé à plusieurs reprises encerclés par le groupe des personnes masquées pendant un enterrement. Mais elles ne se contentaient que de lui donner de simples instructions, elles ne lui parlaient jamais vraiment. Et qui plus est, l’ambiance n’était pas vraiment propice aux discutions.

Quelqu’un comme Corbeau devait être une exception parmi les exceptions.

— Hum… Meria fronça les sourcils, comme si elle cogitait profondément sur la question.

— Je les connais un peu, mais c’est difficile à dire. On m’a dit qu’ils venaient et allaient dans le cimetière pour baliser L’Obscurité, mais ils n’ont jamais montré leur visage, ni même parlé. Du moins, pas à moi…

S’ils ne te parlent pas et pas à moi non plus, alors…

— Qui t’a dit ça ?

Mole eut droit à un silence en guise de réponse et Meria tourna la tête avec un visage troublé.

C’est toujours la même rengaine, pensa Mole tandis qu’un sentiment d’abattement et de découragement se répandit en lui. Dans les moments comme ceux-là, quoi qu’il tentait, c’était sans espoir. Elle se refermait complètement et il ne pouvait rien retirer d’elle. Et ce serait un terrible gâchis de faire tourner au vinaigre leur relation en insistant sur ce sujet, avec tous les efforts que cela avait demandés pour en arriver jusque-là.

Ça serait comme repartir de zéro…

La nuit était importante parce que c’était le seul moment où il pouvait essayer d’obtenir de précieuses informations de la part de Meria. Elle savait certes très bien écouter, mais elle ne tentait pas vraiment de dire quoi que ce soit d’elle-même. Jusqu’ici, il avait parlé de lui en détails et du monde extérieur pour l’appâter, même s’il ignorait combien de temps il pourrait vraiment entretenir la conversation. Mais après un mois passé à parler de lui, il était tout naturel qu’il avait fini par se trouver à court de munitions. Alors, ce soir-là, il avait essayé de changer un peu de sujet et de parler de Corbeau et de ses acolytes. Pourtant, ça ne changeait rien, le résultat était le même qu’à chaque fois.

Ne sachant pas quoi dire, Meria leva soudainement la tête et dit :

— Pardonne-moi.

— Hein ? demanda Mole, confus par cette soudaine excuse.

— Mole, tu travailles toujours dur pendant la journée. Pourtant, tu viens toujours me voir la nuit alors que tu dois être fatigué…

— …

— Mais, malgré ça, je ne sais jamais quoi dire…

— Comment ça se fait ? demanda Mole d’un ton un peu mécontent.

La façon de s’exprimer de Meria l’agaçait un peu.

— Pourquoi tu ne peux pas parler ?

Le fait qu’elle s’inquiétait pour sa fatigue et autres était énervant. Après tout, il ne faisait rien de plus que la même tâche monotone auquel il s’était habitué. Avec ce genre de travail, tout ce dont il avait besoin était de force physique. Alors le fait qu’elle s’inquiétait pour lui l’énervait encore plus.

Après avoir entendu les paroles un peu dures de Mole, Meria sembla au bord des larmes.

— Mais, commença-t-elle, j’ai l’impression…

— Hein ?

— J’ai l’impression que tu me détestes.

Elle détourna immédiatement le regard dans l’attente de sa réponse.

L’affirmation avait été si choquante que le fil de la pensée de Mole s’arrêta à moitié. C’était comme s’il avait déjà entendu cette histoire. Certes, les deux histoires ne collaient pas complètement, mais elles prenaient racine au même endroit. Non, ce n’était pas une histoire qu’il avait entendue. C’était quelque chose qu’il craignait lui aussi.

Mais même si Mole avait toujours eu peur qu’elle le déteste, il n’avait jamais envisagé la possibilité que la fille ne puisse penser l’inverse.

— Oh, je suis comme toi.

Les mots semblaient sortir de sa bouche sans qu’il le veuille, sûrement du fait des émotions inconnues qui s’amoncelaient en lui.

— Quoi ?

— Si un d’entre nous devait haïr l’autre, alors ça serait clairement toi qui me déteste. Moi, par contre…

Les yeux bleus de Meria s’écarquillèrent et tout en penchant sa tête étrangement sur le côté, elle demanda :

— Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour que tu penses ça ?

— Euh… hésita le garçon.

Il pensait qu’il était préférable de ne rien dire. Néanmoins, dans le même temps, il sentait que cela risquait de rendre la situation encore plus inconfortable.

Afin de fuir le regard de Meria, il détourna les yeux et continua.

— Non, je veux dire… je t’ai vue en train de te laver.

La peau de Meria était la plus blanche qu’il avait jamais vue. Pour autant, en un instant, tout des oreilles à la nuque de la fille vira à l’écarlate.

— Ah… ça…

Et à chaque fois qu’elle tenta de dire quelque chose, elle ne devint que plus rouge encore.

Elle finit par se couvrir le visage et se taire avant de pouvoir dire quoi que ce soit d’intelligible.

Mole se mordit la lèvre fortement.

Il commençait à se haïr. Et pour une raison ou une autre, il se mit à avoir honte de ses actes. Il avait déjà suffisamment creusé de tombes dans la journée et le voilà qu’il creusait la sienne.

Mais…

— Mais, dit-il, pour se forcer à chasser ce sentiment de haine de soi qui montait en lui.

Ce fut peut-être principalement par désespoir, mais comme il se l’était dit en quittant l’étable, la raison principale pour laquelle il parlait à Meria était pour glaner des informations auprès d’elle.

Bien qu’il pensait que cette raison s’était plus ou moins perdue en route, il se sentait toujours un peu en colère. Peut-être était-ce dû au fait que Meria semblait l’accuser à tort. Alors, en s’aidant des braises de sa colère, Mole continua.

— Je sais que c’est juste une excuse, mais en même temps, c’était vraiment un accident. En plus, t’es un peu fautive pour le coup. Il doit sûrement y avoir une douche dans le manoir. Alors, pourquoi tu faisais ça dehors ?

Meria cligna des yeux.

— Mais je n’ai pas le droit d’entrer.

Même si elle venait de dire l’impensable, elle avait gardé un ton monotone.

— Quoi ? demanda Mole. Dans ce cas, où est-ce que tu dors ?

Pendant un moment, Meria était visiblement en train de réfléchir comment répondre, mais alors, elle pointa du doigt le sol.

Après avoir réfléchi pendant un moment, Mole demanda :

— Dans un sous-sol ?

Meria acquiesça.

— C’est euh… hésita le garçon.

Comment était-il censé interpréter ça ? Cela lui semblait étrange. Et même si ce n’était peut-être qu’une impression, il ne trouvait pas ça courant de vivre dans un sous-sol. Généralement, les gens d’un bon statut social ne dormaient pas sous terre.

Personne ne dormait sous terre, à part peut-être les soldats dans leurs tranchées sur le front d’un champ de bataille après qu’une explosion ait retenti.

Cependant, Mole avait des doutes sur ce qu’elle avait dit. En rassemblant tous les bouts d’informations qu’il avait pu glaner sur le manoir, il n’y avait semble-t-il pas de sous-sol directement rattaché au bâtiment. Plus précisément, cela voulait dire qu’elle n’avait pas le droit d’aller et venir à l’intérieur comme bon lui semble. Dans ce cas, cela ne faisait-il pas d’elle une galérienne ?

— Je ne t’en veux pas, dit Meria. Je te l’ai déjà dit l’autre jour. Tu ne m’as rien fait de particulièrement mal ou cruel, Mole.

Chassant ses pensées au sujet du sous-sol, Mole reprit ses esprits et écouta attentivement ses paroles. Pendant qu’elle le regardait en agrippant fermement l’ourlet de sa pèlerine bleu marine, ses joues rougirent une fois encore.

— Mais, mais… ce… c’était embarrassant, mais…

— Je suis désolé.

Il devait s’excuser. Même si ce n’était pas intentionnel, il avait toujours l’impression que cela avait été déplacé.

— É… Écoute, ce qui est fait est fait. On dit que c’est important de savoir pardonner autrui. Si personne ne demande un cessez-le-feu, alors jamais la guerre ne se terminera… Et comme on pense pareil, signons une trêve, d’accord ?

Dès qu’il eut fini, il eut l’impression qu’il venait de commettre une nouvelle erreur. J’aurais jamais dû dire ça.

Non seulement cela suggérait qu’ils devraient en rester là pour aujourd’hui, et que ce n’était pas grave si Meria ne lui parlait plus, mais en substance, cela semblait également sous-entendre qu’elle devrait garder ses distances avec lui.

Mais pour une raison ou une autre, Meria n’acquiesça pas à sa proposition.

Pourquoi ?

Il y avait comme un malentendu entre eux deux. Il avait parfaitement compris qu’elle ne lui en voulait pas d’avoir à nouveau mentionné l’incident de la douche, mais son silence présent ne le mettait pas particulièrement en confiance.

Pourquoi semblait-il que Meria s’inquiétait tant à ce sujet ? Elle hésitait vraisemblablement à propos de quelque chose, malgré le fait que l’autre jour, elle avait pris son courage à deux mains pour lui dire, « J’accepte d’être ton amie. »

Avant qu’elle n’exprime son incompréhension sur ce qu’était un ami. Elle n’était probablement pas encore sûre. Mais d’ailleurs…

— Ah.

Mole se souvint soudain ce qu’il lui avait dit la fois où elle avait anxieusement décliné son offre.

« Un ami, c’est, euh… c’est un peu plus qu’une simple connaissance… C’est, euh… réciproque ? Non, plus que ça… Pour mieux se connaître, deux personnes commencent par s’ouvrir l’un à l’autre… Quelque chose comme ça. » En réalité, Mole ne savait pas vraiment de quoi il parlait. Il lui avait simplement donné une réponse dans le feu de l’action.

Cette nuit-là, j’ai l’impression que c’était y’a des années.

Depuis lors, Meria avait entendu beaucoup de ses histoires ; il divaguait souvent, mais il avait effectivement énormément parlé de lui. En fait, à plus d’un sens, il avait l’impression que Meria connaissait la personne « Mole Reed » bien mieux que n’importe qui.

Mais pour ce qui était d’elle, il lui était difficile de dire qu’il connaissait quoi que ce soit à son sujet.

À ce propos, ne ressent-elle pas la même chose ? Elle veut que je la connaisse mieux, non ?

Il était égocentrique, et peut-être que ce raisonnement sous-entendait un égo surdimensionné. Mais dans le même temps, il n’avait pas l’impression que ces pensées étaient issues de sa fierté personnelle. En fait, c’était comme si les sentiments de Meria lui étaient directement destinés. Et si tel était le cas, cela ne signifiait-il pas que Meria viendrait forcément le voir ?

Avant, il sentait comme un profond fossé entre eux deux. Un trou qu’il ne pouvait franchir quoi qu’il fasse. Et au début, il avait cru que le jour où elle lui parlerait d’elle était encore loin.

Mais au moment de se quitter cette nuit-là et que Mole lui dit :

— Bonne nuit.

Avec un petit geste de la main, Meria lui répondit :

— Oui… Bonne nuit.

Peut-être que ce jour était en fait plus proche qu’il ne le croyait.

#

Néanmoins, peu après, la bonne humeur de Mole eut droit à une douche froide.

Alors qu’il retournait à l’étable, Daribedor le prit par surprise devant le manoir. Le vieil homme avait placé une lanterne électrique à ses pieds. Celle-ci émettait une lumière blanche aveuglante.

Il leva légèrement son bras droit et s’approcha.

— Vous êtes devenu bien proche de la fille, n’est-ce pas ?

Puis, s’ensuivit un déclic. C’était un son que Mole connaissait bien, même si cela faisait longtemps qu’il ne l’avait pas entendu… le chien d’un revolver.

Daribedor pointait un revolver noir en direction de Mole et malgré l’obscurité, il pouvait distinctement apercevoir la forme du petit canon. Les balles avaient beau être petites, c’était amplement suffisant pour tuer un homme.

— Et alors, qu’est-ce que ça peut faire ? demanda Mole prudemment.

Il était tentant de penser que le vieil homme n’avait pas remarqué ses rendez-vous avec Meria. Mais le véritable problème n’était pas le fait qu’il était au courant, mais plutôt comment il jugeait ça.

Son employeur, Daribedor, avait tous les droits sur lui, et sur n’importe quel galérien. Et donc, le travail qu’il faisait faire à Mole, le priver de nourriture, et le renvoyer au camp de détention, tout ça était entièrement de son ressort. Et dans le pire des scénarios, il pouvait également l’abattre sur place.

J’ai pas l’intention d’y passer comme ça.

Son visage se durcit sans qu’il ne s’en rende compte. Il avait connu diverses blessures mais heureusement, ou malheureusement, il ne s’était encore jamais fait tiré dessus. Et donc, bien qu’il ne pouvait pas imaginer la douleur que cela provoquerait, à en juger par la taille du calibre, à moins de manquer complètement son coup, il sentait qu’il en résulterait une mort instantanée.

Dans ce cas…

Tout en pointant son arme sur le garçon, le petit vieil homme esquissa le plus répugnant des sourires.

— Je ne m’en fait pas à ce sujet. Je suis même plutôt impressionné que vous ayez réussi à l’apprivoiser. Vous avez semble-t-il une prodigieuse capacité de duperie, je me trompe ?

Daribedor éclata de rire bruyamment, un son agaçant qui tapait sur les nerfs de Mole.

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… Est-ce qu’il cherche à me mettre en garde parce que je vois Meria ?

Mole en voulait à Daribedor qui déblatérait sa diatribe sans même savoir tout le mal qu’il s’était donné pour en arriver jusque-là avec Meria. Néanmoins, il resta complètement stoïque.

La piteuse tentative de provocation du vieil homme l’énervait. Mais il avait pas mal d’expérience dans le domaine. En fait, sa capacité à garder un visage de marbre et à tolérer les mauvaises blagues de ses frères d’arme le rendaient plus adulte que son apparence le laissait entendre.

Si je savais, il y aurait un problème, non ? Ou… est-ce que Daribedor a un problème avec moi indépendamment de ce que j’ai pu faire ?

— Il semblerait que vous ayez quelque chose à dire, dit Daribedor, son sourire s’effaçant de son visage.

Dans le noir, l’endroit où son nez devait se trouver semblait être plus sombre encore que le canon du revolver.

— Pas vraiment… C’est juste que je ne me souviens pas que vous m’ayez jamais rappelé à l’ordre parce que je m’amusais au beau milieu de la nuit et que cela interfèrerait avec mon travail, répondit Mole.

— Bien entendu, je ne ferais cela que s’il y avait eu des manquements de votre part. Mais, monsieur le galérien, cela fait un moment que vous avez surpassé mes attentes et vous vous en sortez extrêmement bien. Oui, bien au-delà de vos obligations…

Pendant qu’il parlait, son index était posé sur la gâchette.

— En tous les cas, maintenir la sérénité du cœur de cette fille n’est pas dans nos cordes.

Un coup de feu fendit l’air.

Par réflexe, tous les muscles du corps de Mole se raidirent et il ferma involontairement les yeux.

En moins d’une seconde, le garçon comprit qu’il n’avait pas été touché. Il n’y avait pas la moindre blessure sur son corps.

Il ouvrit les yeux et aperçut un petit trou dans le sol à ses pieds. De la fumée s’échappait de ce dernier et se mélangeait à l’odeur de poudre à canon dans l’air.

— Toutefois, j’aimerais que vous gardiez bien ça en tête.

Daribedor sourit à nouveau, arborant un visage littéralement et terriblement tordu.

— Il n’est pas la peine de penser utiliser cette fille pour tenter de vous échapper d’ici. Même si vous veniez à le faire malgré tout, cela n’y changerait de toute façon rien… Non, plutôt, si l’envie m’en prenait, je pourrais obtenir autant de travailleurs que je le souhaite. Et sachez que vous ne serez pas le premier fossoyeur à être enterré dans le trou qu’il a lui-même creusé.

Daribedor tira une autre balle, faisant un autre trou dans le sol, celui-ci bien plus proche des orteils de Mole. Puis, d’un air satisfait, le vieil homme retourna dans le manoir.

Mole ne bougea pas, les yeux rivés sur les deux trous à ses pieds, mais son esprit était ailleurs.

… La sérénité…?

Ce mot que Daribedor avait mentionné résonnait dans ses oreilles bien plus que les coups de feu ou même les menaces qu’il lui avait proférées.

Et pendant un long moment, Mole resta planté sur place, cogitant sur ce qu’avait voulu dire le vieil homme.

6#

Qu’est-ce que je veux faire ?

Et quel est le meilleur moyen d’y parvenir ?

Mole se retrouva à se poser encore et toujours les mêmes questions. Vraisemblablement parce que quand il était question d’atteindre son but, il n’avait pas beaucoup d’options face à lui.

Il faut que je m’évade.

Combien de fois avait-il murmuré ça depuis qu’il était arrivé ici ? Cette phrase devait agir comme un moteur pour le fil de ses pensées, mais maintenant, elle ne faisait qu’accaparer son esprit tout entier comme pour masquer son indécision.

Oui, il faut que je m’échappe d’ici.

“”Mais à la base, il n’y a pas déjà un problème avec le fait que je me suis retrouvé galérien ?

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— Dis-moi, Mole, quel genre de crimes tu as commis ? demanda la fille tout en touchant doucement son collier du bout des doigts.

Par réflexe, Mole recula jusqu’à l’arbre, frétillant légèrement après qu’elle l’ait touché. Il voulait qu’elle lui pardonne son malaise, mais dans le même temps, il n’était que trop conscient de la façon dont était attaché le collier et les possibles implications si on tentait de le retirer. Et même s’il faisait confiance à Meria, si par accident son collier venait à être enlevé, il en perdrait la vie.

Et du coup, Mole était particulièrement réticent à ce sujet qu’elle tentait d’aborder. Mais Meria était sérieuse. Non, ce n’était pas tout à fait ça. Bien qu’elle n’avait plaisanté qu’une fois jusqu’ici, ses yeux brillaient désormais plus que jamais. Il sentait que Meria n’était pas simplement curieuse, elle désirait vraiment en savoir plus.

Avec difficulté, comme si ses lèvres pesaient une tonne, Mole dit :

— Meurtre. C’est ça la raison.

Enfin, du moins, c’est ce que tout le monde croit et c’est ce qui a été écrit dans le compte-rendu du procès.

Un matin, son supérieur, le sous-lieutenant Hedger Reeve, fut retrouvé mort dans un coin d’une tranchée. La guerre s’enlisait plus ou moins entre les forces armées du pays voisin qui refusaient de sortir de leur forteresse et les grands pontes de son pays qui ne voulaient pas lancer d’offensives pour transpercer les lignes ennemies. Ainsi, le meurtre du sous-lieutenant de la seizième unité d’infanterie avait fait beaucoup de vagues. Dans ce désordre, la disparition de la pelle favorite d’un fantassin de deuxième classe paraissait insignifiante aux yeux de tous.

Puis, une trentaine d’heures après la découverte du cadavre, les chiens de la police militaire découvrirent la pelle dans une aire de stockage de bois de récupération. Et elle était recouverte du sang du sous-lieutenant. Malheureusement, comme le jeune soldat de repos le jour du crime n’avait pas d’alibi, il ne fallut qu’une semaine à la cour martiale pour rendre son verdict : « Mole Reed » était jugé coupable.

Franchement, le tueur a vraiment eu le nez creux en utilisant ma pelle pour le meurtre.

Le garçon qui était devenu le galérien 5722 éclata de rire.

Il n’y avait pas besoin de mobile particulier. Hedger Reeve était une ordure.

Il portait des bijoux volés sur les cadavres et de l’or sale cliquetant autour du cou. Et on ne comptait plus le nombre de fois où il s’était vanté ouvertement de comment il se les était procurés. C’était un alcoolique notoire et il battait fréquemment ses subordonnées selon son humeur. Il aimait beaucoup jouer et quand il perdait gros, son visage virait au rouge et il renversait la table de jeu. Bien qu’il était l’officier en charge des taupes, on ne l’avait jamais vu une pelle à la main. Dans son attitude hautaine, il se contentait généralement d’observer les creuseurs à l’ombre d’un arbre.

Le sous-lieutenant avait sûrement été tué pendant que Mole s’amusait avec ses frères taupes, entourés par les feux de camp. C’était le seul moment où le cadavre de Hedger Reeve aurait pu être transporté dans un coin du champ de bataille.

Le garçon n’avait eu de cesse de clamer son innocence pendant toute l’enquête et le procès. À part ça, qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? Ils l’avaient accusé d’un crime dont il ignorait tout. Et bien entendu, sans alibi ni preuve, personne ne le croyait.

— Ce n’est pas vrai, dit Meria, sa voix calme sembla faire trembler l’air du cimetière pendant que Mole était plongé dans la période la plus sombre de sa vie.

Puis, elle continua en le regardant droit dans les yeux :

— Je suis sûre que tu es innocent.

Sur son visage, Mole pouvait sentir qu’elle n’en doutait pas un instant… Il avait l’impression qu’elle le croyait.

Un bâillement s’échappa de la bouche de Mole. Il le prit comme un début de relâchement de sa détermination.

Dans sa tête, il récita son objectif. Il faut que je m’échappe… Puis une seconde fois… et une troisième.

Puis, en détournant le regard des yeux bleus de la fille, il dit :

— Merci. Si tu avais été le juge, je suis sûr qu’on m’aurait innocenté.

Enfin, il sourit pour chasser le doute qui s’insinuait en lui.

Bien entendu, s’il avait été acquitté, il n’aurait jamais été envoyé dans le cimetière et il n’aurait jamais pu rencontrer Meria.

— Eh bien, vraiment, tu n’es pas quelqu’un qui devrait être là, marmonna Meria, le cœur lourd.

D’une certaine façon, elle aussi semblait ressentir la même chose que lui.

Comme prévu, Mole se demanda comment réagir à ses paroles… comment réagir à l’expression sur son visage.

Soudain, ses lèvres bougèrent d’elles-mêmes :

— Dis… C’est juste une hypothèse, mais… dit-il, sans regarder la fille. En considérant que j’essaye de m’échapper de cet endroit… si tu veux, tu…

Remarquant qu’il était sûrement sur le point de dire quelque chose qu’il ne devrait pas, il s’arrêta net. Pendant qu’il hésitait à continuer, il put sentir le regard de Meria. Puis, afin d’apaiser sa curiosité, il finit par lui révéler ce qu’il avait sur le cœur.

— Ça dépend entièrement de toi, mais… si un jour j’essaye de m’enfuir, est-ce que tu veux venir avec moi ?

Meria se mit à cligner des yeux plusieurs fois avant de regarder le sol.

Inversement, Mole se sentait calme pendant qu’il scrutait silencieusement sa réaction.

Les mots étaient sortis tout seuls de sa bouche, mais au final, il trouvait son invitation pas si mal. Mais bien qu’il n’avait rien pour étayer son interprétation, Mole pensait que Meria ne le raconterait pas à Daribedor même s’il lui révélait son envie de s’enfuir.

Bien qu’il y avait réfléchi à maintes reprises, son idée n’était encore en rien ce qu’on pourrait appeler un plan d’évasion. Néanmoins, peu importe la forme d’assistance qu’il cherchait, ce plan allait forcément impliquer Meria à un moment ou un autre. Dans ce cas, il pensait qu’il pouvait y avoir un intérêt pour elle aussi.

Je n’ai pas de plan précis, mais c’est sûrement une bonne idée de placer Meria au cœur de celui-ci, non ?

Peut-être qu’elle n’était pas entièrement satisfaite de sa situation…

Tout en étant conscient que c’était très optimiste, il ne pouvait ignorer le fait qu’au fond de lui, il espérait que c’était vrai.

Il pouvait aisément imaginer la fille s’être vue infliger le même traitement, quelque chose de similaire voire pire dans la fosse commune.

L’ennemi naturel de l’humanité, les monstres qu’on appelait par des numéros.

Les fossoyeurs avant lui avaient sûrement craqué, devenus incapable de supporter la terreur tapie sous leurs pieds et les horreurs qu’ils avaient à enterrer.

Et cette histoire ne s’arrêtait pas simplement à creuser des trous.

Il se rappela de la silhouette de Meria pendant qu’elle faisait face au monstre constitué d’un tas de chair. De son bras arraché puis volant dans les airs. De son torse transpercé.

Évidemment, Mole savait déjà ce que la gardienne du cimetière avait à endurer.

— …

Sans changement sur son visage depuis sa question, la fille resta complètement silencieuse et immobile. Des fois, ses petites lèvres frissonnaient.

Cependant, même si la fille n’avait à aucun moment dit « non », Mole sentait déjà qu’à la fin de ce conflit intérieur, un refus l’attendait.

Qu’est-ce que je peux faire d’autre ?

Puis, comme cet autre jour, Mole tenta de saisir sa main…

Mais ses doigts échouèrent dans le vide ; elle avait esquivé son geste.

— Je suis désolé, dit rapidement Mole. Qu’est-ce qui m’a pris ? Oublie ça. J’étais juste…

— Non, l’interrompit Meria. C’est de ma faute.

Puis elle continua en secouant la tête.

— Tu n’y es pour rien… Je… Je ne peux pas quitter ce cimetière.

Mole ne savait pas quoi répondre.

D’une certaine façon, les propos de Meria semblaient purement littéraux. Ce n’était pas un problème psychologique ou quelque chose du genre ; elle voulait vraiment dire que cela lui était physiquement impossible de quitter cet endroit.

Mais pourquoi donc ?

— Mole.

En entendant son nom, Mole leva les yeux.

— Tu peux venir avec moi un instant ?

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Pendant que la fille tenait la lampe et ouvrait la marche, les deux traversèrent lentement le cimetière.

Sur le chemin, ils n’échangèrent pas un mot.

Le regard de Mole était plus focalisé sur le dos de Meria pendant qu’elle marchait devant lui que sur ses pieds qu’il pouvait à peine voir dans l’obscurité. Sur ses petites épaules, sur les bosses causées par ses omoplates sous ses vêtements et sur l’arrière de sa tête couvert par sa capuche.

Pourquoi est-ce qu’elle porte toujours sa capuche ? La question avait soudain fait irruption dans son esprit pendant qu’il la regardait.

Elle ne lui faisait pas honneur et il trouvait que c’était du gâchis de cacher ses beaux cheveux pour ne montrer que quelques mèches. Il ne l’avait vue que deux fois sans sa capuche. La première était quand elle se lavait et la seconde quand le monstre avait réduit en lambeaux sa pèlerine. La fois où elle était trempée avait été brève, tandis que l’autre où elle était couverte de sang… un peu moins. En y repensant, il pressentait qu’il ne la reverrait plus jamais sans.

Si je la lui retirais, je me demande comment elle réagirait.

Tout en ressassant cette idée, il fut soudain prit par un mélange d’idées impures et d’envies coquines… Mais, en y réfléchissant à deux fois, Mole se tapa les joues.

Je sais que c’était il y a pas si longtemps, mais je me demande si elle a déjà oublié à quel point j’ai été stupide l’autre jour.

Il se remémora ensuite l’instant d’avant où il avait tenté d’attraper sa main blanche, avec le résultat qu’on connait. Et quand il y repensait, il avait vraiment l’impression que s’il arrachait sa capuche sans raison, elle réagirait sûrement comme s’il avait soulevé sa jupe.

Mais un jour, j’ai envie de voir à quoi elle ressemble quand elle est en colère.

Tandis qu’il était pris par ces pensées stupides, la fille qui marchait devant lui s’arrêta.

Un peu devant eux se trouvait le gigantesque arbre au centre du cimetière. L’épais feuillage en haut de l’arbre bloquait le clair de lune et projetait une ombre sur le sol.

Et il y avait devant la fille une pierre tombale. Bien que Meria l’avait intentionnellement amené ici, elle se tenait debout sans rien dire.

Derrière la fille, Mole lut l’épitaphe.

Dessus était inscrit une date deux ans auparavant et…

— Ma… ri… a…?

C’était le nom d’une personne que le garçon ne connaissait pas.

C’était également le nom qui s’était échappé des lèvres de la fille l’autre jour.

— Maria était également une gardienne de cimetière, dit la fille exactement comme ce qu’indiquait la pierre.

— C’était ta mère ? tenta de deviner Mole, étant donné que leurs noms se ressemblaient.

Cependant, la fille secoua lentement la tête.

— Je ne pense pas.

— … Tu n’en es pas sûre ?

— Maria et moi étions très différentes. Et même si nous étions à peu près du même âge, j’ai toujours vécu ici aussi loin que je puisse m’en souvenir, mais je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui se dirait être ma mère.

Ce ton calme était semblable à celui qu’elle employait habituellement, mais pendant qu’elle se tenait devant la tombe, ses mains étaient tristement entrelacées comme si elle se remémorait quelque chose. De là, Mole fut en mesure de comprendre à quel point cette personne nommée Maria manquait à Meria.

— Sûrement… Je pense que « sœur » serait le plus proche… du moins, si Maria me le permet.

Meria se tut à nouveau.

Mole dévisagea la fille. Bien qu’il s’était habitué à son apparence, Mole trouvait son visage magnifique, même maintenant. Et ses sourcils plissés au-dessus de ses paupières fermées semblaient exprimer l’hésitation dans son cœur.

Mole sentit finalement que c’était le moment de lui demander.

— C’est quoi un gardien de cimetière ? demanda-t-il.

— C’est un pilleur de tombe qui vole le pouvoir de l’Obscurité, répondit Meria.

Le garçon se tut.

… Il ne savait pas pourquoi il était anxieux. C’était une bonne chose qu’elle lui ait répondu, mais dans le même temps, il ne savait pas quoi faire. Et incapable de réfléchir, aucun mot ne lui vint à l’esprit.

Tout en regardant par-dessus son épaule, la fille avait les yeux rivés sur les pieds du garçon.

— Mole, tu n’as pas peur de moi ?

Il haussa les épaules. Heureusement, il fut en mesure de répondre en bonne et due forme.

— T’as dit l’autre jour que t’étais pas amie avec ces machins.

— Vraiment ?

La fille pencha la tête sur le côté.

— Tu te souviens pas ? C’était la deuxième fois, je crois. La fois où…

La deuxième fois qu’il avait vu un de ces monstres, la fois où ce dernier se déplaçait activement sur le sol, où il avait plus que perdu son sang-froid. Et donc, se remémorer ces souvenirs était gênant.

Tout en se retournant lentement, la fille dit :

— Connais-tu la puissance de l’Obscurité, Mole ?

— Hum… Juste un peu.

L’Obscurité avait divers noms. Il y avait les démons. Il y avait les morts-vivants. En deux mots, des monstres. Ils n’apparaissaient que la nuit ; ils étaient immortels, et constituaient le plus grand ennemi de l’humanité.

Il avait glané ces bribes d’informations de Corbeau, mais même maintenant, Mole n’était pas sûr jusqu’où il pouvait y croire. Même s’il avait pu vérifier une partie d’entre elles de ses propres yeux.

… Ce qui incluait le corps de la fille.

— J’ignore moi-même ce qu’il est vraiment, dit Meria. Mais un gardien de cimetière désigne quelqu’un qui possède en lui le pouvoir de l’Obscurité.

— En lui ?

— Oui. Comme tu as pu le voir, elle n’est ni vivante ni inanimée… Tu vois, pour L’Obscurité, la forme physique importe peu. Je ne sais pas vraiment comment l’expliquer, mais… Prends une pomme par exemple. Une fois mangée, il ne reste plus que le trognon. Alors, ce n’est plus une pomme, non ?

Pendant ses explications, elle agrémentait souvent ses mots de petits gestes.

— Pour les êtres vivants, c’est exactement la même chose : c’est parce qu’ils gardent leur forme physique qu’ils peuvent continuer à exister. En perdant leur corps physique, ils deviennent quelque chose de différent. Mais, dans le cas de l’Obscurité, imagine de l’argile dotée d’envies de meurtre. Qu’elle ait la forme d’un bloc ou d’une baignoire, ça ne change rien. Elle ne peut pas « mourir ». Alors, quelle que soit la méthode employée, elle retrouvera toujours sa forme initiale…

Puis, Meria se mit à paniquer, comme si elle avait remarqué qu’elle avait dit quelque chose qui pouvait prêter à confusion.

— Mais, hum… Bien entendu, l’argile est juste une métaphore. Ces créatures ne se mélangent pas entre elles. Pas du tout. Au contraire, elles se repoussent les unes les autres. Peut-être qu’on pourrait dire qu’une fois touchées par une Obscurité plus puissante, les plus faibles sont comme asphyxiées. Puis elles entrent dans un état de pseudo mort.

Mole retourna la tentative d’explication de la fille dans tous les sens dans sa tête, luttant pour comprendre.

C’était quelque chose qu’il avait entendue lors d’une leçon de secourisme. Observés à travers un microscope, on se rendait compte que tous les êtres vivants étaient constitués de toutes petites particules appelées « cellules ». Il ignorait comment ils conservaient leur forme, mais quoi qu’il en soit, il avait appris que les animaux avaient des « cellules osseuses » et des « tissus cellulaires » et que ces cellules s’imbriquaient pour former un être vivant.

Mais ces monstres ne semblaient pas suivre les mêmes règles que les autres êtres vivants. Leur corps était constitué de quelque chose qui ne pouvait être tué ni détruit.

— Je possède une part d’Obscurité en moi, dit Meria en posant une main sur sa poitrine.

— Comment ça ? demanda Mole. T’es humaine, non ?

La fille acquiesça profondément, puis, les yeux rivés à ses pieds, elle continua.

— Les Obscurités enfouies dans ce cimetière ne ressuscitent pas. Mais, leur corps gît sous le sol… et…

Meria leva les yeux en direction des denses branches au-dessus d’elle.

— On m’a dit que sous cet arbre est enterré la plus forte des Obscurités, leur roi en quelque sorte. Les racines de l’arbre sortent des germes qui poussent dans son corps, et c’est de là que l’arbre tire ses nutriments. Et donc, à l’intérieur de cet arbre géant coule le pouvoir de l’Obscurité dont il est issu… Et évidemment, il en est de même pour ses fruits.

Au moment où il entendit cela, Mole se rappela de la fois où il l’avait trouvée sous l’arbre en train de manger quelque chose.

L’objet qui était si sombre qu’il semblait aspirer les ténèbres elles-mêmes. Le fruit doté d’un pouls comme s’il était vivant.

Alors, elle veut dire que c’était un mélange de plante et de ces monstres ?

— Ce gigantesque arbre ne porte en lui qu’un fragment de l’Obscurité. Alors le gardien du cimetière, moi, mange ce dernier et vole son pouvoir. Du coup, je me sens comme une pilleuse de tombe. Et avec ce pouvoir, même si les autres Obscurités me touchent ou m’attaquent, elles finiront toutes par être paralysées.

« Pour répondre à ta question… Oui, je suis humaine, mais dans le même temps, une part de moi est comme l’Obscurité. C’est pour cette raison que je ne peux pas m’éloigner de ce corps enterré sous cet arbre… ou autrement dit, de la fosse commune. Et… que je ne peux pas mourir.

Sérieux ?

Légèrement surpris, le garçon se heurta à une question qui était tapie dans un coin de sa tête depuis un moment.

— Une seconde, tu n’avais pas dit que cette Maria était aussi gardienne du cimetière ?

Si « Maria », que Meria considére comme sa grande sœur, était une gardienne de cimetière, alors ça veut dire qu’elle avait aussi volé le pouvoir de ces monstres. Et dans ce cas, c’est bizarre qu’elle ait une tombe ici, non ? Une épitaphe est une inscription pour honorer la mémoire d’un humain décédé, mais les gardiens de cimetière ne peuvent pas mourir… Je l’ai vu de mes propres yeux.

Ou, y a-t-il d’autres choses qu’elle ne m’a pas encore dit ?

Dans ce cas, Meria…

Peut aussi mourir ?

— Maria…

D’une voix peinée et terrible, qu’on ne pourrait avoir qu’en vomissant du sang, elle parvint à formuler une réponse à sa question.

— Maria… s’est suicidée.

Comme si elle était sur le point de fondre en larmes, les lèvres de Meria tremblaient et elle enchaîna rapidement.

— Quand Maria était là, je n’étais pas une gardienne de cimetière. Du fait des limites de ce procédé, deux humains ne peuvent pas être gardiens en même temps. Malgré tout, sur le moment, j’ignorais les raisons de son geste. Mais après être devenue gardienne, L’Obscurité en forme de tigre à six pattes a dévoré mon bras droit…

La fille glissa sa main sur son bras droit, jusqu’à l’épaule.

De son visage, le garçon pouvait deviner qu’elle était en train de se remémorer le moment où le monstre lui avait arraché le bras. Elle revivait la peur qu’elle avait ressentie… et la douleur.

— La douleur… Je déteste ça, dit-elle.

Sous ses vêtements, Mole sentit la blessure sur sa cuisse droite tressaillir. C’était l’endroit où Dephen l’avait mordu quand il avait tenté de s’échapper. Le gigantesque chien noir s’était sans l’ombre d’un doute retenu de lui arracher la jambe avec sa monstrueuse mâchoire. Et au fil du temps, il en avait même pu oublier qu’il y avait une cicatrice.

Mais immédiatement après la morsure, Mole se souvint qu’il fut prit d’une intense douleur sourde. Même si le chien s’était retenu, la douleur était presque insupportable. Et si cela suffisait à faire autant souffrir…

C’est quoi un corps qui ne peut pas mourir ?

Peu auparavant, il avait été témoin d’une vision horrifique.

Meria avait été tuée à maintes reprises par les innombrables pattes en forme de faux du monstre de chair. Elle avait été transpercée. Elle avait été écrabouillée. Elle avait été ouverte en deux. Elle avait été arrachée. Elle avait été ratatinée… Elle avait été tuée.

C’était des blessures qui auraient dû être fatales. Et que ce soit une chance inouïe ou le contraire, il n’était pas nécessaire de s’inquiéter pour la santé de la victime après de telles blessures. Ne possédant qu’une seule vie, un humain ordinaire ne pouvait souffrir de plus d’une blessure mortelle.

… Mais, l’espace d’une nuit, combien de fois le corps de Meria avait goûté à la douleur de la mort ?

Certes, les blessures qu’elle avait subies avaient disparu, quelle que soit leur gravité. Hélas, les souvenirs, eux, ne pouvaient pas s’effacer. Le souvenir de la douleur, le souvenir de la peur… Il n’était pas possible de les soulager et ils s’accumulaient tels des sédiments.

C’était comme une torture. Et c’était d’un très mauvais goût.

Personne ne pouvait supporter pareil traitement ad vitam æternam. Et à force de subir la douleur équivalente à la mort encore et encore, il n’y avait aucun doute que quelqu’un finirait par penser que mourir était préférable.

« Les gardiens de cimetière ne peuvent pas mourir », avait dit Meria.

Mais c’était un mensonge.

Ils peuvent mourir.

Leur cœur peut mourir.

Et alors ils finissent par se résigner face à la mort.

Il en était de même pour Meria.

— Elle s’est décomposée à la lumière du soleil, dit la fille d’un ton cruel et pragmatique. Alors que le ciel s’éclaircissait, les étoiles avaient disparu. Je voulais l’arrêter, mais je ne savais pas quoi faire. Rien de ce que je pouvais dire ne parvenait à son esprit, alors je n’ai rien pu faire d’autre que regarder. Puis un premier rayon de lumière a frappé Maria. Alors que la lumière du printemps aurait dû être douce, pour Maria, c’était comme si c’était de l’huile bouillonnante. Et quand la lumière l’a entièrement recouverte, tel un ver, elle s’est mise à gigoter sur le sol. C’était comme si le pouvoir de L’Obscurité en elle était en train de déchiqueter son corps…

Mole ne connaissait pas la personne que Meria décrivait. Alors quand il ferma les yeux, la scène qu’il imagina derrière ses paupières était celle d’une fille aux cheveux auburn, prenant flamme sous la lumière du soleil.

Il n’y avait aucun moyen de vérifier le degré d’exactitude de ce qu’il imaginait, mais une chose était sûre, c’était arrivé à cet endroit-même… au niveau de cette tombe… à ses pieds.

— Enveloppée par la lumière, elle semblait souffrir le martyr. Et malgré ça, elle avait également l’air heureuse. Je pouvais comprendre rien qu’en regardant qu’elle était heureuse de pouvoir enfin mourir. Mais Maria s’est mise ensuite à pleurer. Elle pleurait pour moi, la fille qu’elle abandonnait à son sort. Oui, elle savait que j’allais lui succéder après sa mort.

La fille caressa doucement la pierre tombale en parlant.

— Puis, j’ai enterré le corps sans vie ici.

Un silence s’abattit.

Mole n’avait pas de… de… de… mots. Il avait été profondément bouleversé par ce qu’elle lui avait raconté, quelque chose qu’il n’avait jamais vécu de sa vie.

— Je suis désolée, Mole, dit-elle soudainement.

Pourquoi s’excusait-elle ? La confusion de Mole n’en fut que plus grande. C’est moi qui devrais m’excuser… mais… mais… je…

La fille regardait dans sa direction, mais son regard ne croisait pas le sien.

— Tu n’es pas venu ici de ta propre volonté, alors ce ne sont pas des choses que tu devrais entendre… dit-elle, mais elle continua alors d’un ton bien plus joyeux, Depuis que je suis devenue gardienne, j’ai toujours été seule et il ne m’est jamais rien arrivé de bien. Je ne peux plus voir la lumière du soleil… J’ai vécu beaucoup de choses horribles. Je ne peux aller nulle part alors je m’étais dit que garder ce cimetière était suffisant. Mais je n’ai jamais été heureuse.

Tout en tirant sa capuche pour cacher encore plus son visage, Meria posa sa main par-dessus sa bouche.

— Mais c’était jusqu’à ce que tu me laisses devenir ton amie.

Sous sa main, Mole put sentir le visage de Meria s’adoucir légèrement… et pour la première fois, il aperçut également… son sourire.

Les tempes de Mole se mirent à battre.

Je m’échapperai. Une fois encore, il récita ces mots dans sa tête. C’était la seule raison pour laquelle je me suis approché de toi.

Afin d’obtenir la coopération de quelqu’un connaissant le cimetière, il devait dans un premier temps s’approcher de la fille. Tel avait été son plan initial et maintenant, cela portait ses fruits.

Elle lui faisait confiance et comprenait qu’il n’aurait pas dû se retrouver là.

De ce fait, il n’était pas erroné de penser qu’il avait fait un grand pas vers le succès. Cependant…

C’est une grande réussite, alors pourquoi je me sens aussi vide ?

Est-ce que je ne fais que me voiler la face ?

Pour parvenir à ses fins, il n’y avait pas tant d’options disponibles pour un galérien comme lui. Et tout aurait été pour rien s’il échouait maintenant. Alors il se demanda fermement :

Qu’est-ce que je devrais faire ?

Quel est le meilleur moyen de s’échapper d’ici ?

Toutes ses questions auraient dû être les plus importantes à résoudre.

Néanmoins, même s’il en était bien conscient, il ne pouvait s’empêcher de se demander s’il n’y avait rien qu’il puisse faire pour Meria.

7#

À midi, sous le soleil estival, avec un vêtement enroulé autour de sa tête, le galérien Mole était en train de creuser un trou avec la pelle à laquelle il s’était déjà habitué.

Il enfonça cette dernière dans le sol, souleva une motte de terre et la jeta sur le côté. Puis, il répéta la même séquence de gestes encore et encore sans interruption, avec la précision d’une horloge et les mouvements parfaitement ordonnés d’un animal sauvage.

— Saluuuuuut, ma petite taupe.

Avec un sourire dénotant un bonheur provenant apparemment du fond du cœur, Corbeau fit son apparition et interrompit le travail de Mole.

— Ma petite taupe…?

Mole fusilla du regard Corbeau… mais alors, ses yeux se rivèrent sur la tête de ce dernier. Plus précisément, sur l’immense chose au-dessus de sa coupe au carré.

— Tu… C’est… dit Mole en grinçant.

— Mm-mm, c’est le truc que je t’avais promis. Regarde.

— Merci… Désolé, c’est juste que j’aurais jamais cru que tu l’amènerais vraiment.

— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est rien, voyons. Mais franchement, je comprends pas pourquoi tu voulais ça… Tu peux le mettre une seconde ?

— Bien entendu, répondit Mole, tout en attachant le fil sous son menton.

La peau de ses joues fut mécaniquement tirée vers le haut et commença à le gratter.

Génial, c’est parfait. Évidemment, il ne pouvait pas faire grand-chose avec. Mais cela lui donnait la pêche, du moins, en apparence.

Il fut pris d’envie de se lancer dans une marche militaire pour brûler cet excès d’énergie. Hélas, mis à part son casque, il n’était pas équipé pour, sans compter qu’il n’avait pas d’itinéraire non plus. Alors il n’avait pas d’autres choix que de se contenter de creuser des trous.

Étonné par l’excitation de Mole, Corbeau poussa un soupir sceptique.

— T’aimes vraiment ça ? À quoi ce truc va bien pouvoir te servir ?

— T’en fais pas pour ça. Quelqu’un qui est fan d’objets de luxe peut sûrement pas comprendre.

— Quoi ? Comment tu sais que j’aime l’argent ? demanda Corbeau, tout en penchant la tête sur le côté.

Puis il éclata de rire.

— L’argent, y’a que ça de vrai ! Et à collectionner, c’est super amusant ! Et bien sûr, ça brille, mais j’adore surtout le fait qu’on se plaît à l’utiliser. En attendant sa prochaine vie, l’argent est la meilleure chose à avoir.

Cette fois-ci, ce fut au tour de Mole d’être surpris.

Il avait l’impression que ce n’était pas une bonne chose pour un enfant de tenir pareils propos avec un sourire d’ange innocent sur les lèvres.

Jusqu’ici, Corbeau s’était comporté comme s’il faisait de grands discours. Mais alors, ce dernier esquissa un sourire déplaisant et demanda :

— Au fait, la taupe, ça se passe bien avec la fille ?

Mole tenta de montrer son hésitation, tout en s’éloignant de la tombe qu’il creusait jusque lors. Puis, il fit signe à Corbeau de s’approcher, comme pour l’inviter à une conversation secrète.

Après qu’il s’était approché, Mole dit d’une petite voix :

— Ah, on peut dire que c’est le cas.

— Vraiment…? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’ai juste essayé de jouer franc jeu avec elle. C’est tout.

— Ah, ah bon ? Et moi qui trouvais que ton côté inamical était bien plus amusant. Enfin bon, si c’est ce qui lui plaît, tant mieux pour elle.

Mole s’avança pour pousser Corbeau.

— Hop !

Corbeau esquiva sa tentative sans la moindre peine, comme s’il était aussi léger que l’air. Mais alors, comme s’il avait été mordu par un serpent, il tomba dans le vide.

— Hé, une seconde, la taupe. Pourquoi t’as fait ça ? Ça fait mal !

En poussant un soupir, Mole reprit sa pelle. Le trou dans lequel était tombé Corbeau, creusé spécifiquement par la taupe, était étroit et profond. Un corps d’enfant aurait pu y être enterré de la tête aux pieds, et les doigts de Corbeau atteignaient à peine les rebords du trou.

— Je voulais pas en arriver là, mais j’avais pas le choix. Je suis malheureusement à court d’alternatives. Alors, vu que je joue cartes sur table, j’espère que t’en feras de même.

— Comment ça ? demanda Corbeau avec un visage visiblement sur le point de fondre en larmes. Je suis un bon petit corbeau, non ? T’es vraiment méchant.

Sans prêter attention aux pleurnichements sous ses pieds, Mole demanda :

— Il y a des choses que tu me caches, pas vrai ?

Le visage de Corbeau s’assombrit.

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— Commençons par toi déjà. Tu te montres bien trop souvent. Les gens qui vont et viennent souvent de l’extérieur sont des employés de grossistes en nourriture. Et ceux-là mis à part, il reste tes acolytes masqués. Ils viennent presque aussi souvent que les grossistes. Mais malgré tout, pas aussi souvent que toi. En plus, on dirait qu’ils arrivent et repartent tous dans un gros camion. Alors, il est tout à fait normal que je me pose des questions. Maintenant, dis-moi, pourquoi est-ce que t’es le seul à pouvoir te déplacer aussi librement dans le cimetière ?

Du fond du trou, Corbeau se mit à sourire.

— Allons bon, tu comprends vite. Comme c’est dommage qu’on se contente de te faire creuser des trous. Personne ne t’a jamais dit ça ?

Le sourire de Corbeau paraissait inhumain, comme si son visage avait été découpé des coins de ses lèvres à ses joues.

— Très bien, et si on avait une petite discussion maintenant ?

Même Mole souriait. Ce que disait Corbeau était amusant.

Un bon petit corbeau ? Laisse-moi rire.

Depuis la nuit des temps, les corbeaux étaient reconnus pour être des oiseaux de mauvais augure.

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Puis, la nuit tombait peu à peu.

Le garçon était occupé à reboucher le trou qu’il avait utilisé pour intimider Corbeau. Pour Mole, remplir des trous était bien plus amusant que les creuser. Tout ce qu’il avait à faire était charger sa pelle de terre, l’incliner au-dessus du trou, puis laisser la gravité faire son travail.

Il remplit le trou jusqu’à ce que la terre soit au même niveau que le sol, puis il utilisa ses chaussures pour piétiner doucement les traces du trou.

C’est à ce moment-là qu’il aperçut la petite carrure de Daribedor s’approcher.

— Qu’est-ce donc, monsieur le galérien ? demanda le vieil homme, observant le visage de Mole avec curiosité.

— Je suis tombé dessus. C’est pas un problème, non ? Je pense que c’est un lot de consolation pour la fois où j’ai enterré ce monstre.

— Je suppose que oui.

— Bien. Sinon, je peux vous être d’une quelconque utilité ? Vous avez besoin d’aide pour un autre enterrement ou quelque chose du genre ? demanda Mole tout en posant la pelle sur ses épaules.

Daribedor secoua la tête.

— Je suis venu au sujet du travail de demain.

Puis, après avoir ouvert la marche, ils finirent par atteindre un immense lot de terrain inutilisé au milieu d’un tas de pierres tombales.

Mole avait déjà un mauvais pressentiment au sujet de ce travail.

Daribedor se pencha en avant, sortit quelques marqueurs de sa poche et enfonça le premier dans le sol à ses pieds.

— Le trou partira d’ici…

Il se mit ensuite à marcher avec des pas encore moins amples que ceux de Corbeau, mais il ne semblait pas s’arrêter. Il s’avançait encore et encore. Les deux continuèrent à marcher un certain temps. Pendant tout ce temps, Daribedor ne tenta jamais de poser le second marqueur.

Le temps semblait s’écouler avec une effroyable lenteur.

Allez, arrête-toi. Arrête-toi maintenant, pria Mole dans sa tête tout en fusillant du regard le vieil homme. Il fut pris d’envie de l’attraper par surprise, en se précipitant vers lui et en tirant d’un coup sec sur sa queue de pie taillée sur mesure pour l’arrêter.

— … jusqu’ici, finit par dire Daribedor, en enfonçant le dernier des quatre marqueurs.

Mole avait à peine réalisé ce qu’il venait de dire. C’était une distance si importante. Le trou qu’on lui avait ordonné de creuser la fois d’avant pour le monstre de chair paraissait insignifiant à côté.

— Très bien. Je sais que c’est beaucoup demandé, mais si possible, veuillez commencer dès demain.

Après cette brève déclaration, Daribedor inclina poliment la tête, se tourna en direction du manoir et passa à côté de Mole. Le garçon n’avait pas vraiment envie de discuter avec le vieil homme, mais alors qu’il le dépassa…

— C’est un zeppelin que j’enterre cette fois-ci ? ne put-il s’empêcher de demander.

Telle une cigale, Daribedor éclata de rire, puis s’en alla.

On dirait que je vais devoir m’y mettre plus tôt que prévu.

Daribedor lui avait dit qu’il pouvait commencer le lendemain, mais le corps de Mole était déjà entré en action. Même s’il prenait un peu d’avance, il savait pertinemment qu’il ne gagnerait pas tant de temps que ça, mais il s’y attela néanmoins. Rapidement, il fut contraint de retourner à l’étable chercher la brouette qu’il utilisait pour transporter la terre.

La taille du trou était vraiment absurde et Mole plaisantait à moitié quand il avait demandé si c’était pour un zeppelin. Bien entendu, il ne parlait pas que de la coque, mais aussi du ballon aérodynamique rempli d’hélium.

Plus ils sont gros, plus ils sont puissants.

Le premier qu’il avait vu, le monstre uniquement constitué d’un visage, était enterré dans un trou qui pouvait rentrer dans l’étable.

Celui qui avait attaqué Meria était deux fois plus gros. Il possédait une puissance terrifiante et était grosso modo immortel, à tel point qu’il y avait peu de chance qu’un régiment de tanks d’élite puissent l’arrêter.

Et maintenant, le trou qu’il creusait était pour quelque chose d’encore plus gros que les deux rassemblés.

Et si c’était le cas, alors quelle pouvait bien être la puissance du monstre qu’ils avaient l’intention d’enterrer là ?

Il ne put s’empêcher de frémir. Est-ce qu’un monstre pareil pouvait vraiment exister ? Il avait l’impression qu’un tel monstre pouvait dévaster un pays tout entier.

Si tel était le cas, un simple gardien de cimetière allait devoir prévenir la destruction d’un pays — ou pire, il était censé empêcher la mort d’hommes avec son propre corps ?

Mole concentra toute son énergie pour creuser le trou et une montagne de terre s’amoncela rapidement sous ses yeux. En fait, quand le soleil avait entièrement disparu, le tas était plus grand que lui.

Mole s’estimait heureux qu’il n’y avait pas un nuage dans le ciel et que la lune brillait fortement. Et peut-être que c’était pour cette raison que Meria ne transportait pas son habituelle lanterne.

— Mole…? demanda Meria avec une voix emplie de doutes alors qu’elle s’approchait de lui.

Cela n’avait rien d’étonnant, sachant que la moitié de son corps, jusqu’à ses hanches, était dans le trou.

Mais, quand Mole leva les yeux, il remarqua qu’elle semblait regarder étrangement au-dessus de sa tête.

Ah, c’est vrai. Bien qu’il venait de le recevoir aujourd’hui, il avait complètement oublié qu’il était là. C’était quelque chose qu’il était habitué à porter. L’objet que Corbeau avait emmené ne portait aucun drapeau national, mais il avait le même design et la même forme que ceux officiellement portés par l’infanterie. Même la taille était parfaite, comme s’il avait été taillé sur mesure pour la tête de Mole.

— Ah, ça ?

Alors que Mole était sur le point de lui dire comment ça s’appelait, elle dit avec difficulté :

— Un… casque ?

Les deux s’assirent ensuite à côté du trou. Assise juste à côté de lui, Meria paraissait extrêmement gênée, mais dans le même temps, elle avait également l’air heureuse pour une certaine raison.

De bonne humeur, Mole lui expliqua à quel point le casque était incroyable. Depuis la nuit des temps, des casques avaient été utilisés afin de protéger la partie la plus importante du corps. À l’arrivée de l’ère moderne, une combinaison d’acier et de plastique les avait rendus à la fois plus légers et plus résistants. Et avec les obus des tanks et les grenades envoyant des éclats à chaque explosion sur le champ de bataille, il était essentiel de protéger le corps. Il était également possible de se protéger en grande partie de tirs d’une arme de poing à mi-distance ou plus.

Les vies d’innombrables soldats avaient été sauvées de la pluie de balles grâce à eux. Et sûrement que même ce chef d’état qui avait reçu une balle en pleine tête alors qu’il était dans une voiture décapotable lors d’une parade aurait pu survivre s’il avait porté un casque. Mais bien entendu, le champ de bataille n’était pas le seul endroit où les casques étaient considérés comme essentiel. Ils étaient également utilisés dans plusieurs sports, comme l’équitation ou les jeux de balles, ou quand on roule à moto, sur les chantiers…

— … Mais pourquoi tu en portes un maintenant ? demanda Meria.

Bien qu’elle semblait prendre plaisir à écouter parler Mole, ce fut sa première question sur le sujet.

Mole ne savait pas quoi répondre.

Au beau milieu de la nuit, il n’avait pas besoin d’ombre, et il n’y avait évidemment aucun balle volant dans sa direction.

Si j’en porte un, c’est parce que…

— J’aime la sensation, répondit le garçon.

— Vraiment ?

Semblant avoir honnêtement accepté sa réponse, qu’il n’avait dit que sous la pression de son regard, Meria inclina la tête sur le côté, de la jalousie se dessinant sur son visage. C’était comme si elle croyait vraiment que le casque produisait de telles sensations.

Le garçon tenta de reformuler sa réponse, mais il s’arrêta net. À la place, il défit la mentonnière, puis tendit le casque à Meria.

— Tu veux l’essayer ? demanda-t-il.

Les yeux de Meria s’illuminèrent.

— Je peux ?

Mole acquiesça et Meria retira nonchalamment sa capuche.

… En toute franchise, il avait attendu ce moment depuis longtemps, le moment où il pourrait voir Meria sans sa capuche sans que cela soit un accident. En fait, lui tendre le casque avait été son plan depuis le début.

Les cheveux qu’elle cachait sous sa capuche sombre tombèrent sur ses épaules et sur son dos. Si proches l’un de l’autre, il pouvait également sentir le léger parfum de son savon, mais ce n’était pas ce qui le frappait le plus. Illuminée par le clair de lune, la chevelure brun clair de Meria brillait magnifiquement, comme si elle avait été tissée avec du sucre.

Puis, Meria fit timidement face à Mole et tendit les mains pour se saisir du casque. Ses bras étaient légèrement écartés, comme si elle attendait de lui qu’il la serre dans ses bras.

… Mais il devait l’admettre, il en était incapable.

Meria était mignonne.

Il l’appréciait beaucoup.

Sa façon de pencher sa tête sur le côté, sa façon de battre ses cils — il ne pouvait s’empêcher d’aimer chacun de ses faits et gestes.

Il sentait que s’il venait à la serrer dans ses bras maintenant, il finirait par lui voler un baiser.

… Mais il ne pouvait pas faire ça.

Quant à la raison, il n’en était pas certain, et il était difficile de la formuler avec des mots. Mais au moment où il tendit le casque, il jeta un œil vers les mains pales et délicates de la fille, puis vers les siennes, salies par la terre. La raison devint alors claire.

Elle et moi ne faisons pas partie du même monde.

Il aimait vraiment tout chez elle.

Non seulement son apparence physique, ou son corps — ce que je ne nierais pas. Il aimait tout, même son cœur que Corbeau avait qualifié de cœur de squelette. Et le simple fait de voir son reflet dans ses calmes yeux bleus le faisait tressaillir intérieurement.

Si quelqu’un lui demandait pourquoi il se sentait comme ça, la seule réponse qu’il pourrait donner serait que son cœur était gravé dans ses yeux. Il n’avait jamais ressenti ça auparavant. Et dans son esprit, il imaginait à quel point il aimerait qu’elle l’enlace.

Mais elle était une gardienne de cimetière.

Elle avait embrassé le pouvoir de L’Obscurité, ne pouvait pas mourir, ne pouvait plus sortir au soleil et ne pouvait plus quitter le cimetière.

Et lui était le galérien 5722. Mais c’était une erreur judiciaire et il n’avait pas l’intention de passer le restant de ses jours à creuser des tombes… Non, jamais de la vie.

Comme le casque était trop grand pour elle, il cachait presque entièrement ses yeux.

— C’est lourd, marmonna-t-elle.

Mole éclata de rire.

— Meria, tes cheveux sont emmêlés dans le cordon.

— Hein ?

Mole tendit le bras et attrapa la mentonnière pendant sous le menton de Meria et tira doucement dessus.

… Il venait tout juste de mentir.

Mole posa doucement sa main sur le casque alors qu’il glissait de sa tête.

Le casque tombait désormais au niveau de ses lèvres, entravant complètement sa vue.

Pensant qu’elle ne pourrait rien voir, Mole s’approcha silencieusement. Puis il embrassa le casque juste au-dessus du front de la fille.

— Mole ?

— Visiblement, il est beaucoup trop grand pour toi, dit Mole en se reculant et en enlevant le casque de sa tête.

Est-ce qu’elle l’a senti ?

Son cœur battait tellement la chamade qu’il avait l’impression qu’il allait briser ses côtes.

S’il était dans cet état rien qu’au toucher du métal, il se demandait ce qu’il se passerait s’il l’embrassait pour de vrai.

Après avoir défait la mentonnière, il jeta un œil vers Meria, et s’aperçut qu’elle regardait le casque dans ses mains avec des yeux plein de regrets.

Elle ne semblait pas avoir remarqué ce qu’il avait fait.

— Meria… commença Mole, tout en se tournant pour masquer ses joues rougissantes.

— Comme je l’ai dit l’autre jour, je me suis retrouvé ici à cause d’une erreur judiciaire. Et je ne peux pas supporter cette situation.

La fille acquiesça silencieusement et Mole continua.

— Alors, je m’échapperai d’ici. Un jour ou l’autre, je partirai de cet endroit. Et quand j’aurai fini de creuser cette tombe… ça sera adieu.

Le visage que Meria arbora quand elle comprit fut la deuxième pire réaction que Mole avait prévue.

— Oui… C’est mieux… pour toi.

De la surprise se lisait sur son visage… ainsi que de la tristesse.

Mole ressentit une pointe de joie sadique en voyant Meria triste qu’il la quitte. Mais cette réaction le mettait également mal à l’aise.

Bien que cela n’excusait pas le fait qu’il avait une imagination sélective, en réalité, il ne pouvait tout simplement pas imaginer ce qui se serait passé si tout ne s’était pas déroulé aussi bien et qu’elle se serait écartée, mise à pleurer ou autre chose.

Mais malgré sa réaction, son objectif n’avait pas changé.

Le temps était compté.

Qu’il le veuille ou non, il allait devoir le faire.

C’était la dernière fois qu’il allait creuser une tombe en tant que galérien.

Son seul désir était désormais que le plan se déroule comme prévu et qu’il soit capable d’en assumer les conséquences.

8#

— Je suis impressionné que vous ayez réussi à terminer un trou aussi gros en seulement quatre jours.

D’un point de vue réaliste, aucun être ordinaire n’aurait pu penser au premier abord que ce gigantesque trou était une tombe. Le résultat de tout ce travail, dont les efforts demandés avaient fait gonfler les bras de Mole, ressemblait à un site d’excavation de ruines antiques.

Il sentait déjà que la pelle métallique qu’on lui avait donnée à son arrivée était devenue comme un compagnon. Bien entendu, il ne l’avait eu que pendant une brève période, mais ce fut malgré tout un agréable moment passé en sa compagnie. Sa précédente pelle avait beau être constituée de bons matériaux, celle-ci était bien plus légère. S’il utilisait la pelle des milliers de fois par jour, sa légèreté était effectivement un plus pour ses bras. Et peu importe le nombre de fois qu’il l’avait enfoncée dans le sol, la pointe n’avait jamais perdu de son efficacité. Mais surtout, la plaque était large, ce qui signifiait qu’il pouvait récupérer plus de terre qu’avant. Et de l’autre côté, la poignée était ingénieusement conçue de façon à pouvoir facilement soulever la terre.

La pensée de perdre son compagnon après ce trou, s’il venait à échouer sa mission, le rendait triste. Il était persuadé qu’elle l’aiderait à coup sûr à réussir. Mais bien entendu, sa principale force motrice ne pouvait être comparée à son attachement pour une pelle.

— Je vous le dis honnêtement, j’apprécie réellement vos efforts. Vous devez sûrement être fatigué, alors veuillez retourner vous reposer, dit Daribedor avec un sourire, mais ce sourire n’était en rien une récompense pour Mole.

Ce dernier s’en alla, puis se souvint de quelque chose, alors il s’arrêta.

— Ah, je voulais vous demander une chose, dit Mole, en regardant par-dessus son épaule en direction du vieil homme de petite taille. Il est préférable que je ne dorme pas ce soir, non ? Je veux dire, est-ce que je vais avoir du travail ?

Autrement dit : Est-ce qu’un monstre viendra ce soir ?

— Peut-être bien. Dans ce cas, oui, ce serait en effet préférable.

Les rides autour de la bouche de Daribedor semblèrent s’approfondir.

Mole acquiesça légèrement et s’en alla.

Il y a une chose que je vais devoir confier au destin.

Pourtant, dans le même temps, il avait désormais une limite de temps claire et précise.

Mole se lava au réservoir, et il passa ensuite le reste du temps où le soleil illuminait le cimetière sous l’ombre du gigantesque arbre.

Il se rendit à la tombe de Maria près de l’arbre et y déposa une fleur sans nom devant la pierre. C’était plus ou moins un brin d’herbe, quelque chose qu’il avait ramassé sur le chemin, mais il supposa que c’était mieux que rien.

Il enfonça ensuite sa pelle dans la terre et posa la fleur sur le sol.

Quand il eut fini, Mole se reposa contre le tronc de l’arbre et contempla le soleil se coucher, peut-être pour la dernière fois.

Alors que le soleil commençait à s’enfoncer dans la profonde forêt sombre, il se mit à penser que ce dernier était gros, chaleureux et même doux.

À un moment, il s’assoupit et fit un rêve. Dans ce dernier, il se remémorait le solide et fort dos de son père. Il créait une telle sensation de solitude, qu’il espérait pouvoir revoir son père plus souvent. Jusqu’ici, Mole ne s’était pas rendu compte à quel point il lui était important.

Puis la nuit tomba.

La dernière nuit.

Il n’était pas nécessaire de partir à sa recherche ; Meria était venue presque au même moment où le soleil disparut à l’horizon.

Cette nuit-là, quatre jours auparavant, elle avait l’air si triste après qu’il lui avait dit que leurs chemins se séparaient. Même la pèlerine bleu foncé qu’elle portait paraissait encore plus sombre que d’habitude.

Et maintenant, il fut pris d’une profonde envie de la réconforter alors qu’elle se tenait devant lui, même s’il devait pour cela dire un mensonge. Mais il ne pouvait pas. S’il lui disait ce qu’il avait l’intention de faire ensuite, elle s’y opposerait à coup sûr.

Et il était préférable que Meria n’ait pas son mot à dire.

… Il était vraiment cruel. Et même si l’erreur judiciaire venait à être reconnue, il allait toujours devoir accepter la punition qui l’attendait pour l’avoir fait souffrir.

Si je devais me punir moi-même pour ça, je n’aurais rien d’un galérien ordinaire. Je me condamnerais à la peine de mort pour sûr.

— Mole, dit la fille avec une voix dépourvue d’énergie.

Puis elle regarda le sol pendant un moment, les mains agrippées à ses manches comme si elle voulait dire quelque chose. Mole n’osa pas regarder son visage.

Même là, il avait l’impression que c’était lâche.

— C’est là que nos chemins se séparent, finit par dire la fille après un long silence.

— Oui.

— Dans ce cas… j’aurais une faveur à te demander.

Meria leva la tête. Ses yeux étaient larmoyants, mais son regard était considérablement résolu.

— Retourne-toi, dit-elle.

Il ne savait pas ce qu’elle avait l’intention de faire, mais au final, Mole s’exécuta.

J’y crois pas… Quoi que tu fasses, me poignarde pas avec un couteau. Au moment où cette stupide pensée traversa son esprit, il sentit un petit impact, comme si on avait lancé une grosse balle dans son dos.

— Meria ?

Il n’en revenait pas. Elle avait enfoncé son magnifique visage dans son robuste dos.

Alors que son corps se raidissait, il l’entendit prendre une profonde inspiration derrière lui.

— Tu sens comme le soleil, dit-elle, mais il entendit sa voix non seulement à travers l’air, mais également à travers sa peau. Cela fait si longtemps que je voulais faire ça.

Il sentit son sang bouillonner dans son corps, mais pire encore, il pouvait sentir la chaleur provenant du nez et de la bouche de Meria contre lui.

— Je pue juste la sueur, dit-il sans réfléchir, se sentant légèrement gêné.

— Chut, dit-elle, comme pour parler à un enfant qui boude.

La nuit, le cimetière était silencieux. Et comme ils ne bougeaient tous les deux pas, la seule chose qu’il pouvait entendre était les profondes inspirations de la fille.

Tout à coup, Mole réalisa qu’elle avait posé sa main au niveau de son nombril sans qu’il s’en rende compte.

Pas bête, pensa Mole sur le coup. De cette façon, je peux pas t’enlacer à mon tour sans te casser un bras, c’est ça ?

Debout dans cette position, la respiration de Meria ressemblait à celle d’un enfant endormi.

Tentant de ne pas rompre le silence, Mole se retourna et retint désespérément son envie de la prendre dans ses bras. Le sentiment semblait s’effacer aussi lentement que le soleil se couchait, et quand, enfin, il avait complètement disparu, il put sentir le battement de son cœur juste en dessous de là où il sentait le chaud souffle de la fille.

Répète voir ça, sale piaf, pensa le garçon en maudissant Corbeau pour ce qu’il avait dit.

« La fille est vide, comme si elle avait le cœur d’un squelette. »

Il ne savait pas depuis combien de temps Meria pressait son visage contre son dos, mais tout du moins, ce fut suffisamment longtemps pour laisser des traces de pli sur ses joues rouges.

— Merci, marmonna Meria à Mole après qu’il se soit retourné.

Terriblement embarrassés, les deux ne pouvaient se regarder dans les yeux.

… Mais l’embarras n’était pas la raison principale pour laquelle Mole ne pouvait pas le faire.

— Cette fois, c’est à ton tour de te retourner, dit Mole.

Toujours rouge, Meria acquiesça une fois et s’exécuta docilement.

Mole saisit sa capuche sombre et la retira. La vue de sa chevelure provoquait le même émerveillement que si on ouvrait une boîte à bijoux.

Il écarta les cheveux avec ses doigts, dévoilant ainsi sa nuque. Les deux frémirent au moment où ses doigts touchèrent sa peau, et sur le coup, Mole retira sa main. Mais il prit alors une profonde inspiration pour se calmer.

Il murmura alors un simple mot et posa ses bras autour de son svelte cou.

… Et le brisa d’un coup sec.