Chapitre 12#

Titre

Un mensonge et une petite prière

Quand Miyagi était venue pour la première fois pour me surveiller, je n’avais pas pu m’empêcher d’être perturbé par son regard.

Je me disais : « Si mon observateur avait été son exact opposé – un homme moche, sale et vieux – je suis sûr que j’aurais pu être bien plus détendu et réfléchir sereinement à la suite. »

L’observateur qui se tenait devant moi en lieu et place de Miyagi était un homme qui correspondait à cette description.

Il était petit, il montrait des signes disgracieux de calvitie, son visage était rouge comme un vrai poivrot barbu, et il avait la peau grasse. Il clignait souvent étrangement des yeux, il renâclait quand il respirait, et il parlait comme s’il avait des glaires coincés dans la gorge.

— Où est passée la fille habituelle ? fut ma première question.

— De repos, répondit sèchement l’homme. Je la remplace pour aujourd’hui et demain.

Je portai ma main sur ma poitrine de soulagement. J’étais heureux que les observateurs ne se relayaient pas complètement. Miyagi allait être de retour dans deux jours.

— Alors comme ça, les observateurs ont des jours de congé, dis-je.

— Évidemment, pas le choix. Contrairement à toi, on a toute une vie à vivre, nous, répondit-il d’un ton sarcastique.

— Ah. Bah, tant mieux. Et elle revient dans deux jours, et ça sera comme avant ?

— Ouaip, c’est l’idée, dit l’homme.

Je frottai mes yeux endormis et jetai à nouveau un œil vers l’homme dans le coin, et me rendis compte qu’il tenait mon album dans les mains. Celui des photos de distributeurs.

— C’est quoi ce truc ? demanda-t-il.

— T’as jamais vu de distributeur de ta vie ? plaisantai-je.

— Tss. Je demandais pourquoi tu prenais ce genre de photos.

— C’est comme les gens qui aiment le ciel qui prennent des photos du ciel. Ceux qui aiment les fleurs prennent des photos de fleur, et ceux qui aiment les trains de train. On le fait parce qu’on le veut. Et j’aime les distributeurs.

L’homme feuilleta quelques pages pour noyer son ennui, avant de déclarer :

— D’la merde.

Et il me lança l’album. Puis il contempla le tas de grues en papier éparpillées un peu partout et poussa un soupir exaspéré.

— Alors c’est comme ça que tu passes le restant de ta vie, hein ? C’est d’un débile. T’as vraiment rien de mieux à foutre ?

Son attitude ne me dérangeait pas tant que ça. Si je devais exprimer en toute honnêteté mes pensées, il était quelqu’un de facile à gérer. Il était bien plus préférable d’être considéré comme un objet.

— Peut-être bien, mais si je faisais quoi que ce soit de plus appréciable, mon corps s’en remettrait sûrement pas, riai-je.

Il continua à trouver des défauts dans tout et n’importe quoi. Cet observateur est bien plus agressif, pensai-je.

Je compris pourquoi après le déjeuner, alors que j’étais allongé devant mon ventilateur en écoutant de la musique.

— Hé, gamin, dit l’homme.

Je fis mine de ne pas l’entendre, alors il s’éclaircit la voix.

— J’espère que tu causes pas de souci à la petite.

Il n’y avait qu’une seule personne qui pouvait correspondre à cette description, mais je ne m’attendais pas à ce que l’homme l’appelle de cette façon, alors ma réponse mit un peu de temps à arriver.

— Par la petite, vous voulez dire Miyagi ?

— Qui d’autre ?

L’homme fronça les sourcils de manière contrarié en m’entendant prononcer son nom.

En voyant ça, je sentis de la tendresse pour l’homme. Alors il est de mon côté, hein ?

— Laissez-moi deviner, t’es ami avec Miyagi ? demandai-je.

— … Nan. Du tout. Je veux dire, on ne s’est jamais vraiment vu.

La voix de l’homme s’adoucit soudainement.

— On s’est juste parlé deux-trois fois à travers des documents, c’est tout. Mais c’est moi qui ai acheté son temps, alors je l’ai vue une dizaine de minutes, il y a très longtemps.

— Et t’en penses quoi ?

— Pauvre fille, dit-il simplement. Elle me fait beaucoup, beaucoup de peine.

Il avait vraiment l’air sincère.

— Ma longévité valait autant que la sienne. Ça fait pitié, hein ?

— La ferme, tu vas canner bientôt de toute façon.

— C’est sûrement la meilleure façon de voir les choses, acquiesçai-je.

— Mais cette fille a vendu ce qu’elle n’aurait jamais dû vendre. Elle avait à peine dix ans à l’époque, on peut pas lui en vouloir de faire des choix aberrants. Et maintenant cette pauvre fille doit se coltiner un sale type comme toi.

 » … Alors on reprend – tu lui causes pas de souci, hein ? En fonction de ta réponse, tes derniers mois pourraient bien devenir beaucoup moins confortables.

Je commençais à vraiment apprécier le bonhomme.

— Oh, je crois que je lui en ai fait voir des vertes et des pas mûres, répondis-je honnêtement. J’ai dit des choses qui l’ont blessée, et j’ai été à deux doigts de lui faire du mal physiquement… et juste après, j’ai failli lui sauter dessus.

Le teint de l’homme changea, et alors qu’il semblait à deux doigts de se ruer sur moi, je lui tendis le cahier de Miyagi.

— C’est quoi ça ? dit-il, en le prenant.

— Tu devrais trouver tous les détails à l’intérieur. C’est un journal d’observation que Miyagi tenait. Mais le sujet lui-même est pas censé le lire, non ?

— Un journal d’observation ?

Il se lécha un doigt et ouvrit le cahier.

— J’ignore en quoi consiste votre boulot, vraiment, et j’ai pas l’impression que les règles soient super strictes. Mais si jamais Miyagi court le risque d’être sanctionnée pour avoir laissé ça ici, eh bien, ça me dérangerait. T’as l’air d’être de son côté, alors je te le donne.

L’homme feuilleta les pages en les lisant en diagonale. Il atteint la dernière page en environ deux minutes, et poussa un simple « Aha ».

J’ignorais ce qui se trouvait à l’intérieur. Mais après ça, l’homme était beaucoup moins agressif.

Miyagi devait avoir écrit de bonnes choses sur moi. J’étais heureux d’en avoir la preuve indirecte.


Si je n’avais moi-même pas eu l’idée d’acheter un cahier, je n’aurais jamais écrit ces lignes.

Après avoir montré à l’homme le journal de Miyagi, j’avais eu l’envie d’en avoir un. Je m’étais rendu à la boutique de fournitures de bureau et avais acheté un cahier Tsubame B5 et un stylo plume bon marché, avant de me mettre à réfléchir sur quoi écrire.

Je savais que pendant que j’avais cet observateur remplaçant pendant deux jours, c’était le moment de faire ce que je ne pouvais pas faire quand Miyagi était dans les parages.

Au début, j’avais envisagé des choses dépravées, mais en pensant à la prochaine fois où je verrai Miyagi, même si elle n’en savait rien, je me sentirais visiblement coupable. Alors je fis des choses que je ne voulais pas qu’elle voit, mais des choses saines.

J’écris une liste de tout ce qui s’était passé depuis que j’avais grimpé les escaliers de ce vieux bâtiment et vendu ma longévité au quatrième étage jusqu’à aujourd’hui.

Sur la première page, je parlais de la leçon de morale que j’avais reçue en primaire. Sans avoir besoin de réfléchir, je savais ce que j’allais écrire sur la page suivante.

Le premier jour où j’avais réfléchi à la valeur de la vie. Le fait qu’à l’époque, j’étais persuadé que je deviendrai célèbre un jour. La promesse faite à Himeno.

Le moment où le libraire et le disquaire m’avait parlé de la boutique qui achetait la longévité. Ma rencontre avec Miyagi.

Les mots affluaient de façon continue. Tout en fumant, en me servant d’une canette vide comme cendrier, je continuai d’écrire l’histoire.

Le stylo plume faisait un bruit agréable sur le papier. La pièce était chaude, et de la sueur tomba et flouta quelques lettres.

— Qu’est-ce que t’écris ? demanda l’homme.

— Je recense tout ce qui s’est passé ce mois-ci.

— Ah bon ? Et qui va lire ça ?

— “cune idée. Et je m’en fiche pas mal. Écrire m’aide à mettre de l’ordre dans mes idées. Je peux ranger les choses de façon plus logique, comme un puzzle.

Même tard dans la nuit, ma main ne s’arrêta pas. C’était loin d’être de la belle prose, mais je fus surpris par la fluidité avec laquelle je pouvais écrire.

Après vingt-deux heures, je m’arrêtai enfin. Je ne pensais pas pouvoir écrire plus aujourd’hui.

Je posai le stylo plume sur la table et sortis prendre l’air.

L’homme se leva à contrecœur et me suivit.

Après avoir erré sans but dehors, j’entendis du taiko au loin. Un entraînement pour un festival, sûrement.

— Vu que vous êtes un observateur, ça veut dire que vous avez vendu votre temps, vous aussi ? demandai-je à l’homme en me tournant vers lui.

— Si je disais oui, tu compatirais avec moi ? grogna l’homme en riant.

— Ouais.

L’homme me regarda avec surprise.

— … Bah, j’aimerais te dire que je t’en suis reconnaissant, mais en vrai, j’ai vendu ni longévité, ni temps, ni santé. Je fais ce boulot parce que j’en ai envie.

— Mauvais goût. Qu’est-ce qu’il y a d’amusant ?

— J’ai jamais dit que ça l’était. C’est un peu comme visiter la tombe des gens. Je vais mourir un jour. Autant faire face à la mort autant que possible pour que j’arrive à l’accepter.

— Ça ressemble bien à une idée de vieux ça.

— Ouais, parce que je le suis, dit l’homme.

De retour à l’appartement, je pris un bain, bus une bière, me brossai les dents et tirai la couverture sur moi pour dormir. Mais c’était une fois de plus bruyant à côté. Trois ou quatre personnes discutaient la fenêtre ouverte.

J’avais l’impression que mon voisin avait toujours des invités, jour et nuit. Une grande différence avec mon appartement où il n’y avait que des observateurs.

J’enfilai mon casque en guise de cache-oreilles, éteins la lumière et fermai les yeux.

Peut-être que grâce au fait que je m’étais servi une partie de mon cerveau que je n’avais pas l’habitude d’utiliser, j’avais dormi onze heures d’affilée sans me réveiller une seule fois.

Je passai le lendemain à remplir le cahier de mots, une fois encore. Il y avait la transmission d’un match de baseball à la radio. Le soir, j’avais rattrapé les évènements présents.

Mes doigts tremblèrent quand je lâchai le stylo. Les muscles de mes bras et mains hurlaient, et je me frottai mon cou endolori alors que j’avais mal à la tête.

Il n’empêche que ce sentiment d’accomplissement après avoir terminé quelque chose n’était pas si mal. Et puis, revisiter mes souvenirs à travers des mots rendaient les bons souvenirs plus faciles à savourer, et les mauvais plus facile à accepter.

Je m’allongeai sur place et regardai le plafond. Il y avait une grosse tâche noire dont j’ignorais totalement l’origine, et un clou tordu qui dépassait. Il y avait même une toile d’araignée dans le coin.

Après avoir regardé un match de baseball entre collégiens sur un terrain du coin, et avoir fait le tour d’une fête foraine sur le marché, je me rendis à une cafétéria et mangeai un dîner composé de restes.

Miyagi sera de retour demain, pensai-je.

Je décidai de me coucher tôt. Je fermai le cahier que j’avais laissé ouvert, le posai sur une étagère, et me mis au lit. L’observateur remplaçant se mit alors à parler.

— C’est une question que je pose à tout le monde, mais… comment t’as utilisé ton argent ?

— C’était pas écrit dans le journal ?

— … J’ai pas lu en détail.

— Je l’ai distribué billet par billet dans la rue, répondis-je. J’en ai utilisé un peu pour les dépenses courantes, mais à la base, le but était de le donner à quelqu’un. Mais ce quelqu’un s’est enfui sans demander son reste, alors j’ai décidé de le donner à des passants.

— Billet par billet ?

— Ouaip. Je me baladais en donnant des billets de dix milles.

L’homme éclata bruyamment de rire.

— Marrant, hein ? dis-je.

Mais l’homme répondit entre deux pouffements :

— Non, c’est pas pour ça que je ris.

C’était un rire étrange. Il ne semblait pas simplement rire parce que c’était cocasse.

— … Eh ben. Alors t’as fini par donner tout ton argent obtenu en vendant ta longévité à des inconnus sans contrepartie.

— C’est exactement ça, acquiesçai-je.

— Y’a aucun espoir pour les abrutis dans ton genre.

— Tout à fait. Il y a tout un tas de meilleures façons d’utiliser cet argent. J’aurais pu faire beaucoup de choses avec 300 000 yen.

— Nan. C’est pas pour ça que je me moque de toi.

Quelque chose dans sa façon de le dire clochait.

Puis il finit par dire :

— Allons, me dis pas que tu croyais sérieusement que ta longévité valait 300 000 yen.

La question me fit trembler de tout mon être.

— Comment ça ? demandai-je à l’homme.

— Comment ça, comment ça ? C’est comme je l’ai dit. On t’a vraiment dit que ta longévité valait 300 000 yen, et toi, t’étais genre, « Ah oui, ça doit être ça » et t’as empoché les 300k ?

— Bah… Ouais, j’ai pensé que c’était super bas au début.

L’homme tapa du pied en explosant de rire.

— Mais oui. Bah, j’ai envie de rien dire, mais…

Il se tint le ventre pour se retenir de rire.

— Bah, la prochaine fois que tu verras la petite, demande-lui, « Est-ce que ma longévité valait vraiment 300 000 yens ? »

J’essayai d’en tirer plus du bonhomme, mais il ne semblait pas enclin à m’en dire plus.

Dans ma chambre plongée dans les ténèbres, je fixais du regard le plafond, incapable de dormir.

Je ne pouvais m’empêcher de penser à ce qu’il avait voulu dire.


— Bonjour, M. Kusunoki.

C’était ce que me dit Miyagi alors que je fus réveillé par les rayons du soleil à travers la fenêtre.

Cette fille, qui me lançait un sourire amical depuis un recoin de la pièce, m’avait menti.

— Comment avez-vous l’intention de passer la journée ?

Je ravalai les mots qui étaient à deux doigts de sortir de ma gorge.

Je vais continuer à faire comme si de rien n’était, décidai-je. Je ne tenais pas tant à savoir au point de l’embêter avec ça.

— Comme d’hab”, répondis-je.

— Le tour des distributeurs donc, dit joyeusement Miyagi.

On alla partout – sous le ciel bleu, le long des rizières, descendant de sinueuses routes de campagne.

On mangea de l’omble grillé au sel et une crème glacée à l’italienne sur une aire d’autoroute, puis on prit des photos sur une étrange rue déserte avec beaucoup de bâtiments aux volets baissés et beaucoup de distributeurs.

La nuit arriva en un clin d’œil.

On arrêta le Cub au niveau d’un petit barrage et descendit des escaliers menant à un chemin piéton.

— Où va-t-on ?

Je ne me retournai pas.

— Qu’est-ce que tu ferais si je t’avais dupée pour t’emmener dans un endroit dangereux ?

— Alors on va quelque part où on peut voir un beau paysage ? dit Miyagi d’un air compréhensif.

— Pas du tout, dis-je, mais c’était exactement ça.

Après avoir traversé un petit pont qui menait vers un bosquet sur la berge, elle sembla comprendre mon objectif.

Visiblement, elle était fascinée par la vue.

— Hm, ça peut paraître stupide dit comme ça, mais… les lucioles brillent vraiment, hein ?

— Bah, c’est pas des lucioles pour rien, riai-je, mais je comprenais où elle voulait en venir.

Miyagi ressentait sûrement la même chose que moi lorsque j’ai vu ces étoiles au lac.

On sait que ces choses existent. Mais on a beau savoir à quoi ils ressemblent sous toutes leurs coutures, la beauté un cran au dessus est quelque chose qu’on peut très bien ignorer jusqu’à ce qu’on la voit de ses propres yeux.

On remonta lentement le long du petit chemin tandis que les lumières vacillantes d’innombrables lucioles verts flottaient tout autour de nous.

Les fixer du regard pouvait monter à la tête au point d’en avoir le vertige.

— Si je ne me trompe pas, ce doit être la première fois que j’en vois, dit Miyagi.

— Il y en a beaucoup ces derniers temps. Ils sont difficiles à trouver si on ne va pas au bon endroit au bon moment. Sûrement que j’en reverrai pas avant un bon moment.

— Vous venez ici souvent, M. Kusunoki ?

— Nan. Je suis venu qu’une fois, à peu près à la même période l’an dernier. Je m’en suis juste rappelé hier.

La radiance des lucioles atteint son apogée, et on repartit aussi vite qu’on était venus.

— … Dois-je voir ceci comme un signe de remerciement pour le lac ? demanda Miyagi.

— Je suis juste venu ici parce que j’en avais envie. Mais t’es libre d’interpréter ça comme ça te chante.

— Je vois. Je vais faire ça. Et pas à moitié.

— Te sens pas obligée de tout me dire en détail.

Je rentrai à l’appartement, fis le tri dans les photos du jour, me préparai à aller au lit, souhaitai bonne nuit à Miyagi en retour au sien et alors que j’allais éteindre la lumière, je l’interpellai.

— Miyagi.

— Oui ? Qu’y a-t-il ?

— Pourquoi tu m’as menti ?

Miyagi leva les yeux vers mon visage et cligna des yeux.

— Je ne suis pas sûre de bien saisir.

— On va faire plus simple alors… Est-ce que ma longévité valait vraiment 300 000 yen ?

Sous le clair de lune, je pouvais sentir un changement dans la couleur des yeux de Miyagi.

— Bien sûr, répondit-elle. Vous m’en voyez désolée, mais vous ne valait pas grand-chose. J’aurais pensé que vous auriez accepté ce fait depuis longtemps.

— Bah, c’est le cas. Jusqu’à hier soir, dis-je.

Miyagi sembla comprendre ce que je croyais.

— Mon remplaçant vous a dit quelque chose ? demanda-t-elle avec un léger soupir.

— Il m’a juste dit de vérifier avec toi, c’est tout. Il a refusé de m’en dire plus.

— Eh bien, 300 000, c’est 300 000.

Elle continuait à feindre l’ignorance.

— … Quand j’ai appris que tu m’avais menti, au début, je m’étais juste dit que t’en avais gardé une partie pour toi.

Miyagi me dévisagea.

— Je m’étais dit, peut-être que c’était 30 millions ou 3 milliards, et que tu m’avais arnaqué en me donnant une fausse valeur. C’est ce que j’ai pensé sur le coup… Mais je ne pouvais tout simplement pas y croire. Je refusais de penser que c’était ça. Que tu te payais ma tête depuis le début. Que tu cachais ce genre de mensonge derrière ton sourire. Je me suis demandé si ça ne cachait pas quelque chose d’autre. J’ai cogité dessus toute la nuit, avant de finir par réaliser… Je me trompais depuis le tout début.

Cette prof qui nous avait dit il y a dix ans.

« J’aimerais vous défaire de cette façon de penser. »

— Pourquoi est-ce que j’ai cru que 10 000 yen était le plus bas possible ? Pourquoi j’ai cru que le prix d’une longévité normale se situait autour de dizaines ou centaines de millions ? Peut-être que je me basais trop sur mes aprioris du passé. Peut-être qu’au fond, tout le monde veut croire que la vie vaut plus que tout. En tout cas, je m’étais trop basé sur ma propre vision des choses. J’aurais dû être plus ouvert dans ma façon de penser.

Je pris une inspiration avant de continuer :

— Qu’est-ce qui t’a pris de filer 300 000 balles à quelqu’un que tu connais ni d’Ève ni d’Adam ?

— Je n’ai pas la moindre idée d’où vous voulez en venir, dit Miyagi en se retournant.

Je m’assis dans le coin opposé de la pièce dans la même position assise genoux pliés qu’elle. Cela fit sourire Miyagi.

— Tu peux jouer l’innocente, ça fonctionne du tonnerre, dis-je. Mais je voulais juste te dire merci.

Miyagi secoua la tête.

— Ce n’est rien. En continuant ce boulot, je vais sûrement mourir avant d’avoir remboursé ma dette, comme ma mère. Et quand bien même je parvenais à la rembourser et à retrouver ma liberté, rien ne garantit que j’aurais une vie heureuse après ça. Alors je me suis dit qu’il était préférable d’utiliser mon argent comme ça.

— Alors combien je valais en vrai ? demandai-je.

Il y eut un bref silence.

— … Trente yen, murmura Miyagi.

— Un appel de trente minutes, ris-je. Désolé de t’avoir fait gaspiller 300 000 yens comme ça.

— C’est vrai. J’aurais préféré que vous l’utilisiez plus pour vous-même.

Les mots paraissaient durs, mais sa voix était douce.

— … Mais je comprends ce que vous ressentez, M. Kusunoki. Peut-être qu’au fond, la raison pour laquelle je vous ai donné ces 300 000 yens est similaire à celle pour laquelle vous les avez distribués dans la rue à des passants. Je me sentais seule, triste, vide et désespérée. Alors j’ai été prise d’un élan d’altruisme inexplicable… Pour autant, en y repensant, si je n’avais pas menti en disant qu’elle valait 300 000 yens, peut-être que vous ne l’auriez pas vendue. Et du coup, vous auriez pu vivre plus longtemps. Je suis sincèrement désolée pour ce que j’ai fait.

Miyagi parlait en plongeant son menton contre ses genoux et en regardant ses ongles.

— Peut-être que juste une fois, je voulais être celle qui donne. Je voulais que ça vienne de moi, mais… peut-être que j’essayais de me sauver en donnant à quelqu’un aux circonstances aussi pitoyables que les miennes ce que personne n’avait voulu me donner. Comme on dit, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Je suis désolée.

— C’est faux, contestai-je. Si tu m’avais dit dès le début que je valais 30 yen, j’aurais sûrement pété un câble et tout vendu – peut-être que j’aurais même pas gardé les trois jours. Si t’avais pas menti, j’aurais pas fait ce tour des distributeurs, plié ces grues, vu les étoiles ou encore les lucioles.

— Il n’y avait aucune raison de désespérer. Trente yen n’est qu’une valeur décidée arbitrairement par des personnes tierces, insista Miyagi. Du moins, pour moi, M. Kusunoki, vous êtes quelqu’un qui vaut 30 millions ou 3 milliards.

— Arrête, c’est bizarre comme consolation, souriai-je.

— C’est la vérité !

— Si t’es trop gentille avec moi, je vais me sentir misérable. Je sais déjà que t’es une chic fille, alors pas la peine d’en rajouter.

— Ce que vous pouvez être agaçant. Taisez-vous et laissez-moi vous remonter le moral.

— … C’est la première fois qu’on me dit ça.

— Et puis, ce n’est ni de la gentillesse ni de la consolation. Je me contente de dire ce que j’ai envie de dire. Je me fiche de ce que vous en pensez, dit Miyagi d’un air un peu embarrassé, la tête baissée.

Puis elle ajouta :

— C’est vrai, au début, je pensais que vous étiez quelqu’un qui méritait de ne valoir que 30 yen. Quand je vous ai donné les 300 000, c’était purement pour ma propre satisfaction, alors je me fichais éperdument de ce qui pouvait vous arriver, M. Kusunoki. Mais petit à petit, j’ai changé d’avis. Après cet incident à la gare, vous avez pris mon histoire à cœur, non ? Vous avez compatis avec ma situation. Depuis ce jour, vous êtes devenu plus qu’une personne que je dois surveiller. C’est déjà un gros problème en soi, mais ce n’était que le début.

 » Je sais que c’est dérisoire pour vous, mais j’ai été vraiment heureuse que vous soyez disposé à parler avec moi. Parce que j’ai toujours été invisible. Être ignorée fait partie du métier. Mêmes les petits détails comme manger en discutant avec moi au restaurant, faire les courses, simplement se balader en ville, se tenir la main et se promener le long de la rivière – tout ça ressemblait à un rêve. Vous êtes la première personne à m’avoir traitée comme si « j’existais », quelles que soient l’heure ou la situation.

Je n’étais pas sûr de comment répondre.

Je n’avais jamais envisagé que quelqu’un me soit aussi reconnaissant.

— … Je peux continuer si t’y tiens, plaisantai-je et Miyagi acquiesça.

— Avec plaisir. Vu… que je vous apprécie vraiment.

Même si ça ne servait à rien d’aimer quelqu’un qui allait bientôt mourir.

Elle sourit tristement.

Ma poitrine se serra et ma bouche refusa de fonctionner correctement pendant un moment.

Comme je fonctionnais au ralenti, je ne dis rien, en oubliant même de cligner des yeux.

— Vous savez, M. Kusunoki. Ce n’était pas le seul mensonge que je vous ai dit, dit Miyagi avec une voix légèrement confuse. Sans compter la valeur de votre longévité et Mlle Himeno. Par exemple, sur le fait qu’on allait prématurément mettre un terme à votre vie si vous veniez à causer des problèmes. C’était un mensonge. Et sur le fait que vous mouriez si vous vous déplaciez à plus de cent mètres de moi. Un mensonge de plus. Ce n’était rien de plus que des moyens de me protéger. Rien que des mensonges.

— … Vraiment ?

— Si cela vous offense, vous pouvez me faire ce que vous voulez.

— Ce que je veux ? répétai-je.

— Oui, n’importe quel de vos désirs les plus sombres.

— Dans ce cas, avec plaisir.

Je la saisis par la main pour la relever, puis la serrai fort contre moi.

J’ignore combien de temps on est restés comme ça.

J’essayai de me les remémorer. Sa douce chevelure. Ses oreilles bien formées. Son cou fin. Ses épaules et dos irréguliers. Sa modeste poitrine. Ses hanches bien courbées.

Je me servis de tous mes sens jusqu’à leur limite pour les graver au plus profond de ma mémoire.

Pour que je m’en rappelle quoi qu’il arrive. Pour que je n’oublie plus jamais.

— C’était effectivement un désir bien sombre, dit Miyagi en reniflant. En faisant ça, je sais maintenant que je ne vous oublierai jamais.

— Ouais. T’as intérêt à pleurer toutes les larmes de ton corps quand je cannerai, dis-je.

— … Si ça vous va, je le ferai jusqu’à ma mort.

Puis elle sourit.

C’était alors que j’avais fini par trouver un but pour mes derniers mois.

Les mots de Miyagi avaient provoqué un profond changement en moi.

Alors qu’il ne me restait même pas deux mois à vivre, j’avais décidé que, quoi qu’il en coûte, je rembourserai ma dette envers elle jusqu’au dernier centime.

Moi, dont la vie ne vaut même pas une canette.

J’imagine que je ne pouvais dire ça que parce que j’étais incapable de rester à ma place.