Attention

Édition en cours

Chapitre 8#

Titre

Adieu, notre essence

Partie 1#

Et ainsi, voici les résultats du vote final :

  • « Maintien des humains en vie » – trente votes ;

  • « Extermination de l’humanité » – neuf votes ;

  • « Cœxistence entre les humains et les robots » – deux cent soixante trois votes ;

  • Nombre total de votes : trois cent sept (taux de participation : 100%) ;

  • Nombre de votes nuls : cinq.

Une écrasante majorité a voté pour la cœxistence entre les humains et les robots.

À l’annonce des résultats, le maire s’incline silencieusement, et retourne dans le hall. Il semble vraiment triste, et je ne sais pas quoi lui dire.

Au final, on a choisi de suivre la voie de la cœxistence, nous frayant ainsi un nouveau chemin par nous-mêmes.

Hélas, ce n’est que le début des problèmes.

Partie O#

— Pas assez…? demandé-je à Viscaria dans le hall du Sénat.

— Oui… Une énorme pénurie, m’explique-t-elle calmement.

— Ça fait trois jours depuis le conseil, et il ne reste à peine cinq cents batteries. Et puis, moins de la moitié est rechargeable et peut être utilisée directement.

— On peut pas se servir des câbles de recharge de Blanche Neige ? demandé-je d’un ton neutre.

— Nope, répond-elle en secouant la tête.

La distance à la surface n’est que d’environ cinq cent mètres, mais pour remonter, il faut couvrir des dizaines de kilomètres. On est vraiment à court de câbles.

— Hmmm, alors on peut vraiment compter que sur nos batteries…?

— Oui.

Viscaria attrape son béret, et semble ne pas trop savoir où le poser.

Le seul générateur du village est « Blanche Neige ». Le « réacteur à cristal » à l’intérieur de la Toupie peut générer énormément d’électricité, et le village se sert de cette électricité pour fonctionner. On trouve des câbles de recharge un peu partout, donc n’importe qui peut se recharger tant qu’il se trouve dans le village.

Mais cette opération n’avait rien à voir. Tous les équipements électriques allaient être hors d’usage jusqu’à ce qu’on atteigne la surface. Il nous fallait donc nous reposer sur les batteries à disposition, à peine assez pour trois cent personnes.

— Vu le nombre de personnes, on va devoir tenir au moins vingt heures. Mais vu le stock, on sera à court de jus au bout de dix heures. Ça suffira jamais.

— Je vois. Bon, je vais essayer de refaire le tour du village.

— Pas trop le choix.

Viscaria ajuste son béret.

— Je vais à la clinique, dit-elle en se levant. Je devrais aller inspecter l’équipement lourd.

— Et moi la glacemobile, même s’il y a peu de chance qu’elle nous soit utile à quoi que ce soit.

Et ainsi, on part chacune dans sa direction, à la recherche de plus d’informations.

Partie 2#

Les préparatifs ne progressent pas d’un iota.

On rassemble toutes les batteries qu’on peut trouver, en partant de la glacemobile et l’équipement lourd jusqu’aux télécommandes et autres torches. Hélas, celles-ci sont soit rouillées soit hors d’usage, sûrement parce que ce sont des batteries qu’on a dans un premier temps ignoré, mais on ne peut plus se permettre de faire la fine bouche. J’ai envisagé de démonter les lampes de secours au plafond pour quand il y a une coupure de courant, mais même avec ça, on n’est encore très loin du compte.

Et le temps n’attend personne, lui.

Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire avec des batteries dans cet état…?

Je roule de gauche à droite dans mon lit chez moi, tout en me triturant le cerveau à la recherche d’une solution. Mais j’ai beau réfléchir, c’est peine perdu, je suis à court d’idée.

— Qu’est-ce qu’on va devenir… Haa…

Je soupire profondément. Et c’est alors que…

— Yo, t’as fait tomber ta jupe là.

— Woah ! sursauté-je.

Je plisse les yeux et aperçois une tête blonde familière dans ma chambre. Ma jupe tournoie autour de son index.

— Hé ! À quoi tu joues ?!

J’arrache ma jupe des mains de ce gros pervers.

— Qui t’a permis d’entrer ici ?

— J’ai toqué, mais ça répondait pas.

— Qu’est-ce que tu fiches ici ?

— Je suis juste venu réconforter ma petite Amaryllis qui a l’air de se faire de sacrés noeuds au cerveau.

— Je t’ai pas sonné.

— Allons, fais pas ta timide… Oh, un soutif.

— Rends-le moi, sale pervers.

J’extirpe mon sous-vêtement des sales pattes de ce type. À bien y regarder, mes vêtements sont complètement éparpillés par-terre, et je me rappelle que ça fait un moment que je n’ai pas fait le ménage. Une boîte à musique trône là tristement, sa batterie retirée.

Ahh, qu’est-ce que j’ai fait de la batterie ?

Je ramasse la boîte vide, et me sens à nouveau frustrée. Si ça continue, je vais devoir à nouveau repousser les opérations. Je ne veux pas que les autres se sentent découragés après leur avoir donné tant d’espoir, mais retarder la mission sans date précise serait fatal.

— Allons, va te reposer maintenant. Il faut que tu te changes les idées.

Eisbahn fait preuve d’une rare justesse.

Bah, je crois pas pouvoir arriver à quoi que ce soit si je m’entête comme ça…

Je pousse un soupir, et décide de laisser tomber pour le moment. Je m’adosse au mur, et m’affale sur la chaise. Mes articulations grincent et je me sens lourde tout à coup.

Aah, je me sens vraiment épuisée.

Je détends mon corps, et ferme les yeux. « Ça va ? » « Ouaip, comme sur des roulettes. » « Tant mieux. » Juste un court échange de banalités avec Eisbahn, puis le silence s’installe.

Au bout de quelques temps…

— Dis, Eisbahn, commencé-je lentement.

Il est déjà allongé dans mon lit, et tourne la tête lentement dans ma direction.

— Je peux te poser une question ?

— Vas-y.

— Pourquoi tu m’as sauvée l’autre jour ?

Je sais que ma voix était vraiment faible. À ce moment-là, je m’étais effondrée sur le sol après avoir eu un court-circuit, et c’était Eisbahn qui était venu à ma rescousse.

Il me lance un sourire et dit :

— Un homme se doit de sauver sa dulcinée, non ?

— Reste un peu sérieux, tu veux.

— Hein ? Mais je suis on ne peut plus sérieux.

La voix d’Eisbahn est toujours aussi emprunte de malice.

— J’ai dit à personne que je me rendais à la surface.

— Je t’ai aperçue en direction de la Forêt Paradoxale.

— Je vois… Alors, comment t’as su où j’étais ? C’est tellement loin qu’il n’y a aucun réseau là-bas.

— T’es passée par les tunnels de maintenance, non ? J’ai juste suivi tes traces de pas.

— H-Hmm… C’est plutôt malin de ta part.

— Merci du compliment.

Aah, c’est peine perdue.

Je secoue légèrement la tête. Je tiens vraiment à le remercier comme il se doit, mais je n’y parviens pas.

Je sais.

Je serre le poing fort et dis :

— E… Euh…

— Hein ?

— Eh bien… M-Merci… de m’avoir sauvée.

— Gné ?

Eisbahn se redresse d’un coup en se tournant dans ma direction :

— Sérieux ? Tu m’as vraiment remercié ? Le ciel va nous tomber sur la tête.

— Oui. T’es mon sauveur… pour une fois.

— Sauveur… Ça sonne bien. J’ai l’impression que tout me serait pardonné quoi que je fasse.

— Attends, qu’est-ce que t’as l’intention de faire ?

Je me couvre le corps des deux mains. Ce type est tout à fait capable de me demander mon corps en échange.

Mais je me trompe complètement.

— Je peux te poser une question ?

— Quoi ?

— Dis-moi. Comment ça t’est passé par la tête, ce plan de « coexistence avec les humains » ?

— …? Comment ça ?

— En gros, t’as pensé à un plan qui consisterait ni à les exterminer, ni à les laisser vivre. Qu’est-ce qui t’a donné cette idée ?

— Ahh, je vois.

Je frotte mon index contre ma joue et vais droit au but.

— Ben, comment dire… « Couper la poire en deux ».

— Pardon ?

— Hm, t’es au courant que j’étais un robot nounou à une époque, pas vrai ? À l’époque, « couper la poire en deux » était une devise du principal de l’école.

À chaque fois que les enfants se chamaillaient, il leur apprenait à « couper la poire en deux ». Qu’il s’agisse de bonbons ou de jouets, il recommandait toujours de les partager.

— À l’époque, Yû et Fû – Ahh, c’était des enfants de la maternelle. Ils s’étaient tous les deux disputés, raconté-je avec nostalgie.

À y repenser, c’est comme si c’était hier.

— Ils se disputaient à cause d’une balle. Je ne savais pas quoi faire pour qu’ils fassent la paix. Et c’est alors que le principal est arrivé et a suggéré de « couper la poire en deux ».

Et cette fois-ci, c’est à mon tour de le faire.

À ce moment-là, Eisbahn m’interrompt :

— Il comptait faire comment ? C’est pas un biscuit.

— Pas vrai ? Je pensais comme toi avant. Et tu sais ce qu’il a fait ?

Je roule en boule le mouchoir dans ma main et le lance à Eisbahn.

— On a fini par jouer à la balle ensemble. « Alors, qu’est-ce que vous en pensez ? Renvoie-la. » Il a lancé la balle à Yû, et ensuite, les deux enfants se sont mis à jouer ensemble dans la joie et la bonne humeur. Avant que je m’en rende compte, je jouais avec eux.

— Hmm… Ce principal a un don pour ça.

Plop, il me renvoie la boule de mouchoir.

— Hmm, c’est sûr que ça a l’air de rien comme ça, mais je le respecte vraiment.

Ahh, c’est vraiment un art en soi, me dis-je. Il est parvenu à « couper » la balle en un clin d’oeil alors que c’était perdu d’avance.

Le principal adorait le partage. Quand les enfants se battaient pour des jouets, il les faisait jouer ensemble ; s’ils s’arrachaient un livre illustré, il le lisait pour eux.

— Alors, je me demande si je peux « couper » le problème en deux. L’avenir n’appartient pas qu’aux humains ou qu’aux robots, il devrait appartenir aux deux.

— En somme, un futur « partagé »…

Eisbahn saisit soudain la boule dans ma main, et la fait tournoyer sur son doigt. Il ressemble tellement au principal que ça me prend de surprise.

— Du coup…

Il continue :


— Qu’est-ce que tu comptes faire si tu te retrouves dans une situation où le partage est pas possible ?

Partie O#

C’est vraiment une question inattendue.

— Hein ? Quel genre de situation ?

— Par exemple.

Il déplie la boule jusqu’à lui faire retrouver sa forme originelle de mouchoir.

— Supposons qu” on est coincés dans une rivière, personne n’est à proximité pour nous sauver, et on est à court de batterie. Si on fait rien, on mourra tous les deux de gelure. Il reste qu’une batterie. Qu’est-ce que tu fais ?

— Pourquoi ne pas se partager la batterie ?

— Et si c’est possible ? Imagine que si on partage, on meurt tous les deux. Qu’est-ce que tu fais dans ce cas ? Tu tiens toujours à la partager ?

— Dans ce cas…

Je lui donne la réponse qui se trouve dans mon coeur.

— Je te la donnerai.


— … Hein ?

Eisbahn écarquille grand les yeux. — Bah, c’est juste parce que…

Je marque une pause avant de continuer : — Tu m’as sauvé la vie l’autre jour, alors c’est à mon tour cette fois-ci. S’il ne reste qu’une batterie, je te la donnerai. Comme ça, on aura chacun sauvé la vie de l’autre – d’où le partage.

— Que–

À ce moment-là, il me regarde d’un air complètement hagard.

— Bah quoi ?

— … Sérieux.

Puis il ajoute quelque chose qui me laisse pantois. — T’es toujours comme ça, tu devrais prendre un peu plus soin de toi.

Hein ?

Je le dévisage.

— Quoi, qu’est-ce que tu…?

Je lui lance un regard suspicieux alors que son ton change soudain. Il semble s’être rendu compte que ça ne lui ressemble pas, « Ahh… » et se met à bégayer.

— Hé, c’est pas courant de t’entendre dire ça.

— Mais non, c’est rien du tout…

Son regard est étonnament gêné, puis, comme pour essayer de masquer quelque chose, il détourne la tête.

— C’est sorti tout seul.

— Ah bon ? Ça te va pas du tout de parler d’un air aussi sérieux.

— Je t’ai dit, j’ai pas réfléchi avant de parler.

— Pourtant, t’avais l’air super sérieux.

— Bref !

Il cherche sûrement à changer de sujet alors il lève la voix pour ajouter : — C’est toi qui as commencé. Ta réponse avait rien à voir avec le partage.

— Mais si. Si on va par là, c’est parti de ta question bizarre de toute façon. « Deux personnes, une batterie ». Comment une situation pareille pourrait arri–

Hein…?

Soudain, une étincelle se produit dans mes circuits mentaux.

Deux personnes, une batterie.

Deux personnes, une.

— Je sais ! Il existe un moyen !

Je saisis Eisbahn par les épaules et le secoue vigoureusement. — H-Hé, mais quelle mouche t’a piquée ? s’exclame-t-il.

— Je crois que j’ai trouvé le moyen de résoudre ce problème de batterie !

Partie 3#

Une demi-heure après l’annonce d’une réunion de crise, tous les Sénateurs se sont réunis dans la Salle du Conseil du village.

— Je vois.

Viscaria écarquille grand les yeux.

— Alors ? C’est pas une mauvaise idée, non ?

— Pas mal. Je dirais même plus, génial. Je suis sûre que ça vaut un « Grand Prix ».

J’ai eu cet éclair de génie.

Deux personnes se partagent une batterie.

Un humain et un robots partagent la même batterie – telle est mon idée.

Chaque berceau contient une grosse batterie qui maintient la personne en vie. Mon idée est d’y connecter les robots.

On va tirer des câbles jusqu’aux batteries des berceaux, et y connecter les circuits du village. Les villageois pourront se déplacer librement sans électricité. Enfin, les batteries amassées jusqu’ici pourront servir à recharger celles des berceaux. Et voilà comment on va trouver assez d’énergie pour trois cent personnes.

— Cela dit, ça ne risque pas de surcharger les batteries des berceaux ?

— Pas de souci, répondit Viscaria à Götz.

— Les batteries des berceaux sont énormes, alors ça devrait aller si on n’y connecte qu’un seul robot à la fois. Ça ne devrait consommer qu’environ dix pourcents en vingt-deux heures sur vingt-quatre à se recharger.

— Mais, il va quand même falloir faire une manipulation, non ?

— C’est juste une simple connection. Je m’en occupe.

— On compte sur toi.

Si on manque de batterie, il n’y avait qu’à en emprunter aux humains – en y repensant, ça coulait de source. Le fait que personne n’y avait songé avant était dû aux caractéristiques mentales d’un robot. Nous autres robots sommes conçus pour tout donner aux humains, on est donc incapables d’envisager faire l’inverse. Telle est la cause d’un angle mort psychologique et idéologique.

Et ainsi, on avance petit à petit sur le problème des batteries grâce à ma suggestion. Je suis vraiment reconnaissante envers le Principal de m’avoir donné cette idée de « couper la poire en deux », mais aussi à Eisbahn, à qui j’aimerais remercier mille fois.

Bien entendu, il reste tout un tas de problèmes, telle que la possibilité que le générateur en surface ne fonctionne pas, ou encore les mesures à envisager en cas de défaillance d’un villageois ou d’un berceau. Cela dit, les batteries étaient jusqu’ici notre plus gros souci, alors l’avoir résolu est un grand pas en avant pour le bon déroulement de notre mission.

À ce rythme, si on résoud nos problèmes les uns après les autres, on finira par pouvoir retourner à la surface – tel était l’espoir que je nourris dans mon coeur.

Hélas, un crise de plus grande ampleur encore pointe le bout de son nez, comme si quelqu’un lit dans mes pensées.

Le lendemain de la résolution du problème de batterie.

Blanche Neige cesse de fonctionner.

Partie 4#

La première alerte nous parvient par le canal sans fil d’urgence.

— La production électrique de Blanche Neige est en chute libre ! Besoin d’aide d’urgence ! se fait entendre la voix anxieuse de Viscaria.

Je me lève immédiatemment de mon lit avant de me précipiter en direction de la Forêt Paradoxale.

— Qu’est-ce qui se passe…?!

J’arrive sur place et aperçois Viscaria affairée sur le panneau de contrôle. Son attitude en dit long sur le sérieux de la situation.

— Il y a un souci au niveau de la chaudière de cristal !!! Ahh, la production a chuté de moitié !

Je vois le panneau indiquer « 49% », et le nombre après la virgule continue de tomber tel un compte à rebours.

— D’où ça vient ?

— Aucune idée ! La pureté en sortie du four ne fait que chuter considérablement…! En gros, si on manque de combustible– Aah, bon sang, c’est à 40% maintenant !

— Et le combustible de secours…?!

— Il en reste un peu juste là !

— J’y vais !

J’attrape un sac de combustible – des cristaux d’une extrême pureté, le mets sur mon dos et descends l’échelle de maintenance de Blanche Neige avant de me ruer en haut de la broche. Sa vitesse de rotation est bien plus faible qu’à son habitude, et la lumière qu’elle émet est à peine visible.

Il me faut environ trente secondes pour parvenir en haut.

— Viscaria, j’y suis ! Ouvre la chaudière !

— Fais gaffe à toi !

Une intense lumière bleue jaillit d’un coin de la broche. La trappe de maintenance menant à la chaudière est ouverte, et je désactive la sécurité qui maintient le combustible à l’intérieur.

— Alors…?

demandé-je à Viscaria en jetant l’intégralité du combustible que j’ai en main.

Mais la réalité est cruelle.

— Ça marche pas ! Vingt, dix-neuf, dix-huit… Ah, ahh !

La voix de Viscaria se fait de plus en plus faible.

Finalement, la broche continue de ralentir, et la production tombe à « 0.00% ». Des lumières rouges se mettent à clignoter de partout sur le panneau de contrôle, et Viscaria baisse la tête.

— … Bon, ça suffit, Amaryllis.

Sa voix calme résonne dans la pièce.

— Q-Qu’est-ce qui se passe ? demandé-je, inquiète.

La broche tourne de plus en plus faiblement sous mes yeux avant de finir par complètement s’arrêter.

Viscaria secoue la tête et murmure :

— Elle s’est complètement arrêtée.

Partie O#

Tous les sénateurs sont mis au courant et se réunissent une fois de plus autour de Blanche Neige une heure plus tard.

— Je vois.

En entendant le compte-rendu, le maire ferme doucement les yeux.

— Je suis vraiment désolée.

— Non, tu n’y es pour rien, dis le maire lentement.

C’est la première fois qu’on parle de manière officielle avec lui depuis le vote.

— Alors, d’où ça vient ? demande le maire en fermant les yeux.

— La chaudière de cristal en elle-même n’est pas du tout endommagée, répondit platement Viscaria. Mais la production d’énergie…

En gros, Blanche Neige s’est arrêtée de fonctionner du fait d’une détérioration avec le temps. Après avoir fonctionné pendant des années, des impuretés se sont lentement mais sûrement incrustées dans la chaudière, ce qui a entraîné la chute du taux de production. Et elle a fini par atteindre ses limites.

— Je pensais qu’elle pouvait encore tenir un siècle ou deux. J’en reviens pas qu’elle nous ait lâché aussi vite…

— Ne peut-on pas se contenter d’y mettre tout le combustible disponible et la remettre en marche ? demande Götz.

— Non, répond Viscaria immédiatement.

— Il faut une immense quantité d’énergie pour remettre en marche une chaudière à l’arrêt. Avec ce qu’on a, ça reviendrait à éroder des roches avec de l’eau.

Viscaria baisse son béret sur ses yeux et grince les dents. Il n’est pas dur d’imaginer à quel point c’est difficile à encaisser pour la technicienne en charge.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? lance Eisbahn en s’adossant au mur. L’opération est prévue pour demain.

Il lève la tête en direction de Blanche Neige et fronce des sourcils. Même lui à son habitude si insolent arbore une mine sombre, c’est dire si la situation est désespérée.

— Arg.

Moi non plus, je ne sais pas quoi répondre.

Les berceaux ont des batteries de secours, mais elles ne peuvent tenir que vingt-quatre heures vu qu’elles sont censées n’être utilisées qu’en cas d’urgence. Qui plus est, la chaudière à cristal est l’unique générateur du village, et il ne fonctionne plus. Et donc, il n’est plus possible de recharger les batteries des berceaux. On aurait beau continuer à chercher d’autres batteries, elles ne tiendraient pas plus d’une demi-journée. Et alors–

Nos maîtres mourront.

Pourquoi il a fallu que ça se termine comme ça ?

La soudaine réalité est tellement cruelle que c’est comme si on nous a diagnostiqué une maladie en phase terminale. Blanche Neige perd de son habituelle superbe, et je sens le désespoir s’emparer petit à petit de moi dans la pièce faiblement éclairée.

Un bref silence s’installe dans la salle.

Personne ne sait quoi dire, acculé par le désespoir. Personne ne peut répondre à cette question, équivalente à demander comment faire repartir le coeur d’un patient qui s’est arrêté. Contrairement à un humain, Blanche Neige ne peut pas être rescussitée par de simples coups de défibrilateur.

Le silence est brisé par le doyen du village.

— Ce qui compte, c’est la pureté, c’est bien ça ?

— Hein ?

Je lève la tête. Le maire regarde dans ma direction avec un seul oeil ouvert.

— Qu’est-ce que vous venez de dire, M. le maire ?

— Je m’explique, commence calmement le maire. Au fil des années de service, la chaudière a accumulé énormément de résidus et d’impuretés ce qui a réduit la qualité du combustible à son minimum. Ça ressemble fort à ce qui arrive à une pile rechargeable après avoir été rechargée trop de fois… Ainsi, avec un combustible de qualité extrêmement élevée, le taux de production devrait repartir, et Blanche Neige pourra redémarrer. C’est bien ça, Viscaria ?

— Euh, ah, oui, dit Viscaria en clignant des yeux, en entendant son nom. C’est vrai. Mais il va falloir des cristaux d’une qualité infiniment pure, du genre à pouvoir faire démarrer un générateur aussi imposant en un coup. Où est-ce qu’on va bien pouvoir mettre la main sur–

— Il y en a ici même.

— Hein ?

— Du combustible. D’un niveau de pureté sans égal.

Puis, le maire va ensuite faire une déclaration qui va laisser tout le monde estomaqué.


Je veux parler de moi.


— … Hein ?

Viscaria et moi nous exclâmons de concert.

— Mon corps est constitué d’un matériau de très haute pureté appelé « Cristal de plomb ». Sa pureté peut encore augmenter si on me jette dans la chaudière allumée, ce qui devrait faire monter drastiquement le taux de production – et ainsi faire revivre Blanche Neige.

— Q-Qu’est-ce que vous racontez, M. le maire ? Vous faire fondre dans la chaudière ? Ce n’est pas très drôle.

— J’ai été conçu pour cette raison à la base. De la tête au pied, mon corps tout entier était un robot contenant le plus précieux des matériaux, c’était sa seule raison d’être. C’est pour ça que j’ai été nommé maire, afin de préserver ce combustible. On peut appeler ça de « l’économie d’énergie », mais j’ai donné mon corps à Blanche Neige en guise de combustible.

— U-Une seconde, M. le maire ?!

Face à cette soudaine révélation, je suis en proie à une incompréhension momentanée.

Le maire est en fait un combustible ? Le cristal de plomb ?

— Je vais me répéter, mais si on me jette dans la chaudière, la pureté du combustible va augmenter, et Blanche Neige sera de nouveau opérationnelle. Ainsi, toutes les conditions seront réunions pour l’opération. Aujourd’hui, je vais tirer ma révérence à tout le monde.

— M. le maire, vous n’êtes pas sérieux, n’est-ce pas ? C’est encore une de ces mauvaises blagues, hein…? demandé-je, mais le maire secoue la tête.

— Mes plus plates excuses.

Il n’y a aucun sourire dans ses yeux ; il n’a jamais été aussi sérieux.

Le maire est on ne peut plus sérieux…!

Après m’en être rendue compte, mon corps se met à surchauffer.

— Tss…!

Je me penche et saisis sa tête.

— Bon, ça suffit maintenant ! Tout le monde va enfin retourner à la surface ! Une nouvelle vie nous attend ! Qu’est-ce qu’on va devenir sans vous, M. le maire ?!

— Tout ira bien. Tu seras toujours là. Et il y aura Viscaria et Götz aussi. Et Eishbahn. Et tous les autres… C’est ici que mon chemin s’arrête.

— Non !

J’approche le maire de ma poitrine et l’enlace.

— On a travaillé ensemble pendant plus d’un siècle ! Je veux pas que ça s’arrête ici !

— Mais sans ça, les berceaux vont s’arrêter de fonctionner.

— A-Ah, c’est vrai ! L-Les gars, réfléchissons ensemble au moyen de redémarrer Blanche Neige. Ensemble, on peut trouver solution ! Allez, on va y arriver, pas vrai, M. le maire ?!

— Malheureusement, le temps nous manque. Tout le monde dans les berceuax va mourir demain… Il n’y a plus de temps à perdre.

— M-Mais !

— C’est ce qu’on appelle partir en beauté. Voilà à quoi ressemble un homme à la passion ardente. Gahahaha !!!

— M. le maire…!

Incapable d’abandonner, je serre le maire encore plus fort contre moi.

— J-Je ne lâcherai rien ! Je ne vous laisserai pas partir avant que vous abandonniez cette idée saugrenue, M. le maire !

— Amaryllis…

— Oui, M. le maire.

Viscaria tend à son tour ses antennes, comme pour essayer de retenir le maire. — C’est la pire façon de dire adieu. Tout ira bien. On va trouver une solution. On va remonter à la surface ensemble.

— Exactement ! Le village a besoin de vous, M. le maire !

— Bah ouais, papi. Qu’est-ce qui te prend de vouloir jouer les héros à ton âge ?

Tout le monde entoure le maire.

— Franchement… Votre gentillesse vous perdra, se lamente le maire. Mais je dois prendre mes responsabilités en tant que maire du village… Et l’heure est venue de nous séparer.

— M. le maire !

— Lâche-moi tout de suite, Amaryllis.

— Non !

Je renforce encore mon étreinte.

Et c’est alors que le maire pousse un petit soupir. « Je ne voulais pas en arriver là… » » marmonne-t-il, avant de crier :


Lâche-moi ! Ceci est un ordre !


Avant que sa voix ne s’éteigne, mon corps se met à trembler, et mes mains relâchent le maire.

Hein, hein ?!

— Plus un geste. Ceci est un ordre.

Immédiatement, mon corps se fige sur place.

Je ne peux plus bouger, pas même le petit doigt, ni même cligner des yeux.

C’est pas vrai… Un code de force ?!

On est tous dans la même situation. Le temps semble s’être arrêté alors que tout le monde est comme enraciné.

— Je vais être honnête.

Poc poc, la tête du maire fait des petits sauts jusqu’au coeur de Blanche Neige, tout en haut de la broche. Là où se trouve la « chaudière de cristal ».

— Je suis ce qu’on appelle un « superviseur ». L’humanité m’a confié la lourde tâche de m’assurer au bon fonctionnement de Blanche Neige – autrement dit, j’étais un « espion » à la solde des humains.

Que…

Je suis comme sonnée par l’aveu inattendu du maire.

— Cette « salle secrète » était en fait un poste de surveillance d’où on pouvait observer le village, et à travers les innombrables équipements qui s’y trouvaient, je pouvais surveiller les moindres faits et gestes dans le village. Le robot qui git à l’intérieur était un « collègue » qui a fini par tomber en panne.

On est complètement abasourdis par les révélations du maire. Cette « pièce secrète » était un espace adapté aux humains, qui une fois la fin de l’Âge de Glace, aurait pu servir de lieu de vie à ceux qui se seraient réveillés pour pouvoir surveiller les villageois.

À ce moment-là, le maire ferme les yeux. Son visage est jonché de profondes rides, comme des ondulations qui auraient pour centre son coeur.

— Vous voulez savoir pourquoi je suis devenu le maire ? Vous vous rappelez que j’ai été choisi sans qu’il y ait d’élection, pas vrai ? C’est parce que les humains vous ont programmés pour. Tout comme la « surcharge » actuelle de vos circuits mentaux. En cas d’urgence – comme par exemple, si vous tentiez d’endommager Blanche Neige, j’ai la possibilité de vous « éliminer ».

Le maire ouvre à nouveau les yeux et regarde autour de lui. Il nous regarde un à un dans les yeux, comme pour nous évaluer.

— Mais je n’aurais jamais exécuté cet ordre, j’en suis incapable. Vous êtes trop sérieux, trop travailleur, trop dévoué… Ça n’aurait servi à rien.

Alors qu’une brume blanchâtre submerge la Forêt Paradoxale, une tête de robot continue son monologue avec quatre sculptures de robot en cire toujours autour de lui.

— Depuis que je suis arrivé dans ce village, j’ai changé. J’étais censé vous surveiller, mais avant que je m’en rende compte, je me suis mis à apprécier vivre à vos côtés. Travailler ensemble, rire, pleurer, chanter, dancer – j’ai adoré chaque jour passé ici. J’en étais venu à oublier ma mission. J’aurais tellement aimé si cette paisible vie ordinaire au village avait pu continuer encore plus longtemps.

Empli de nostalgie, le maire continue. La broche émet une profonde lueur brunâtre derrière lui, telle une photo ternie.

— Mais soixante-dix ans plus tard, les réserves de Blanche Neige ont fini par être complètement taries, et les villageois ont commencé à offrir leurs propres pièces. Tous ont donné de leur personne pour permettre à Blanche Neige de continuer à fonctionner. Certains en sont même morts… C’est alors que je me suis mis à penser, les humains sont juste là à dormir sans rien faire pendant que vous offrez vos corps usés au point d’en mourir. À quoi bon ? Pourquoi cette discrimination, cette différence ? Est-ce que ça en vaut vraiment la peine ? Est-ce que ça vaut vraiment la peine de mourir pour protéger les humains ? Dans ce cas, à quoi bon protéger l’humanité ? Est-ce que ces lâches qui ont abandonné les leurs encore la surface vont survivre en sacrifiant des robots cette fois-ci ? Quel avenir nous attend ? Je me sentais frustré, et la conclusion à laquelle je suis arrivé–

Le maire lève ensuite la voix :

— Il faut exterminer l’humanité.

Alors c’est de là que c’est venu…

Je comprends enfin ; j’ai fini par comprendre la raison pour laquelle le maire avait soudain mentionner « exterminer l’humanité ». C’était tombé comme un cheveu sur la soupe, mais c’était une conclusion à la suite d’une mûre réflexion de sa part.

— J’ai alors organisé une réunion du village. Il me semblait approprié de demander aux villageois de décider pour leur avenir. Et je comptais bien me plier à leur choix. Mais vous avez dépassé toutes mes attentes en trouvant une troisième option pour pouvoir coexister avec les humains. Après avoir pu personnellement assister à tout ça, je peux dire que ma mission est terminée.

 » … Ouverture, marmonne ensuite le maire, et la broche se met à trembler dans un grondement sourd.

La paroi extérieure coulisse, et la chaudière émet une lueur bleue.

Le maire sautille jusqu’à l’entrée de la chaudière. Mon corps se met à trembler, mais je ne peux rien faire à cause de la surcharge. Non, arrêtez. Je continue de regarder le maire, mais il répond par un doux sourire.

— Je vous aime beaucoup, vous et tous les villageois. Vous êtes si sérieux, gentils, honnêtes, engagés, vous prenez soin de vos camarades et vous ne faites jamais rien pour faire du mal aux autres. J’adore toutes ces raisons et c’est pour cela que je souhaite vous protéger. Vous méritez un avenir radieux bien plus que ces égoïstes d’humains. Hmm… Même une fois arrivé là, je cherche encore à me justifier. Quel idiot de maire je fais.

Il nous donne ensuite ses dernières volontés.

— … Amaryllis, c’est toi qui as la meilleure réputation au village, et par conséquent, je te confère le titre de maire. Je te confie le village… Götz, je te nomme maire adjoint. Continue à protéger tout le monde avec ces gros bras et ton coeur loyal… Viscaria, tes talents sont vitaux pour le village. En tant que conseillère d’Amaryllis, je souhaite que tu sois la colonne vertébrale du village… Eisbahn. Tu n’as rien à voir avec ces gens bornés et sérieux, mais je te demande de leur venir en aide quand ils ont des problèmes.

La trappe de la chaudière de cristal est entièrement ouverte. Le combustible… Le maire saute dessus et se laisse glisser jusqu’à la lumière.

— Ceci est un adieu… Ordre retiré.

— M. le maire !

Au moment où la surcharge prend fin, je mets en marche mon corps et saute en avant pour tenter d’attraper le maire.

— M. le maire, attendez ! Ne partez pas !

— Quoi…?

Au moment où il disparaît dans la chaudière, il sourit :

— C’est une forme d’économie d’énergie…

Et ainsi, le maire disparaît dans la lumière bleue. La trappe est complètement scellée, et la broche brille. La lumière se répand à la surface de Blanche Neige telle une toile d’araignée brillant de mille feux. Le taux d’efficience est remonté à presque 100%. Blanche Neige s’éveille, à l’image du visage gelé d’une fille qui rougit à mesure que la vie lui revient.

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Tels furent les derniers instants du maire.