Chapitre 7#

Title

Le rock d’un nouveau genre

Partie Un#

Avant même de m’en rendre compte, j’avais été dénigré socialement et émotionnellement ; voilà quel genre d’été j’avais vécu. Avant même de m’en rendre compte, j’avais été enfermé dans une sorte de cage, sans le moindre espoir d’en sortir ; voilà quelle sorte de mois de juillet j’avais vécu. Je voulais crier, « Au secours ! » Rien ― ni l’amour, ni les rêves, ni l’espoir, ni les efforts, ni l’amitié, ni la victoire ― ne pouvait me sauver. J’étais vraiment dans de beaux draps.

Au moins, Yamazaki avait quelques idées concernant son avenir. Il avait beau gueulé, « Arghhhh ! Arrête de te payer ma tête », il avait au moins un semblant d’ambition. Il pensait à l’affaire familiale depuis qu’il était petit.

― Je vais me tirer de cette cambrousse et me faire un nom dans la grande ville par moi-même ! B-b-bande d’hypocrites ! Je vais vous montrer, moi ! J’ai du talent ! Je ne sais peut-être pas encore pour quoi, mais j’en ai !

Avant même de pouvoir confirmer l’existence de mon propre talent, c’était comme si le destin me forçait à retourner à la campagne, moi aussi. Ah, la campagne, avec ses liens familiaux bizarres, ses sourires énervants, ses voyous beaufs, ses routes d’une largeur inutile à cause des politiques locaux, et sa seule et unique épicerie… J’étais sur le point de faire un retour fracassant dans l’horrible et minable cambrousse. Je contemplai ma destination avec un regret sincère.

Je lançai un cri magnifiquement viril, en plus de ça. « Ouaaaaaaaahh ! C’est horrible de chez horrible ! » Je ne savais pas exactement ce qui était horrible ; mais sur le moment, il y avait à coup sûr quelque chose d’horrible. En fait, il se passait tellement de choses horribles que je n’avais pas la moindre idée de comment m’en sortir.

Pour commencer, mes parents avaient fini par arrêter de m’envoyer de l’argent. Et malgré ça, pour une raison qui m’échappe, la volonté de travailler n’avait toujours pas fait surface en moi. J’étais toujours incapable de sortir de chez moi. Mon titre de « hikikomori de classe mondiale » n’était pas usurpé. Malgré tout, il me fallait trouver le moyen de couvrir au moins mes dépenses quotidiennes, ou je risquais de me retrouver à la rue du jour au lendemain. Il fallait agir.

Muni de ma carte de crédit étudiante, j’avais rassemblé mon courage pour emprunter un peu d’argent. Ensuite, j’avais vendu mes meubles. Puis, ce fut le tour de ma machine à laver, de mon réfrigérateur, de ma télé, de mon PC, de mon kotatsu et de mon lit. J’avais même essayé de revendre toute ma bibliothèque dans une librairie. De cette façon, en ayant réussi à rassembler assez d’argent pour vivre, je m’étais gagné un peu de sursis.

Un peu plus soulagé, c’est l’ennui qui finit par devenir le problème principal. Yamazaki et moi nous ennuyions à mourir. Nous en soulager devenait notre principal souci.

― Que faire ? Je n’ai rien à faire.

Je me concertai avec Yamazaki.

Il semblait au bout du rouleau. Couché sur le ventre sur le sol de son appartement, il murmura de façon maussade :

― Je suis pas dans une situation aussi désespérée que la tienne, Satô ― et pourtant, je n’arrive pas à me calmer. Fuir la réalité, c’est bien beau, mais je préférerais pouvoir le faire de façon rajeunissante, si possible. »

Fuir la réalité… Ces mots firent tilt dans ma tête, et une bonne idée me vint à l’esprit.

― En parlant de fuite, c’est ce que font les gens dans leur jeunesse éphémère, non ?

― Ouais.

― En parlant de jeunesse, ça me fait penser au rock.

Je secouai Yamazaki par les épaules.

― Exactement, le rock & roll ! Sexe, drogue et violence !

Yamazaki se leva, en balançant ses poings dans tous les sens tout en beuglant :

― Je vois ! C’est extra ! En parlant de rock & roll, j’ai vraiment du respect pour Jerry Lee Lewis.

― C’est qui ça ?

― C’est le rocker lolicon qui a défié les règles sociales en se mariant avec sa cousine de 13 ans, ce qui a fait de lui une légende dans le monde des lolicons. Il avait vraiment un mode de vie anticonformiste ! Great Balls of Fire!

On avait décidé qu’à partir de ce moment-là, notre thème serait « sexe, drogue et violence. » Si on orientait nos vies dans cette direction, on devrait pouvoir vivre de façon plus dynamique et plus heureuse. Du moins, c’était notre rêve, et on s’y accrochait dur comme fer.

Sexe

En parlant de sexe, c’est interdit aux moins de 18 ans. Et qui dit choses interdites aux mineurs, dit jeux érotiques ! Même maintenant, Yamazaki continuait à travailler sur son jeu érotique. Pourquoi ? Personne n’en avait la moindre idée, mais c’était un peu triste. Vraiment. Mais c’était tout ce que je savais. J’ignorais pourquoi, mais ça me donnait envie de pleurer.

Drogues

Avec l’argent gagné en vendant mes meubles, je m’étais acheté quelques drogues dures.

― Elles sont toutes légales ! Yamazaki se plaignit.

Je me tins la tête.

― Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Comment je pourrais me payer des drogues illégales par correspondance ? Pour un hikikomori, c’est tout ce que je peux faire.

― T’es pathétique. C’est vraiment naze.

Violence

Finalement, Yamazaki et moi avons fini par nous bagarrer dans mon studio de trente mètres carrés. Au milieu de la pièce vide, on se tenait l’un en face de l’autre en position de combat. J’imitais Bruce Lee, que j’avais récemment vu à la télé. Yamazaki utilisait quant à lui des jeux de baston comme modèle, adoptant la pose de la grue.

Ensuite, on avait essayé de se battre. À peine le combat commencé que je m’étalai sur le sol. Je m’étais cogné très fort au niveau de la nuque. La douleur qui s’ensuivit m’avait fait monter les larmes aux yeux.

― C’est pas drôle du tout, se plaint Yamazaki.

― Dis pas ça.

― Je me sens encore plus vide qu’avant. Je sais ! Pourquoi ne pas plutôt le faire dans le parc ?

― Avant ça, prenons un peu de drogues, tant qu’on y est. Et les prends pas à la légère parce qu’elles sont légales. Elles font vraiment effet. On va planer avec ça.

En fait, les drogues ont vraiment fait effet. Mais c’était parti en bad trip, j’ai cru que j’allais mourir.

Je m’étais dit qu’il aurait peut-être mieux valu que je meure.

Partie Deux#

Hélas, je ne mourus pas.

Je vivais certes une vie lugubre de hikikomori, mais, à cet instant précis, sur le papier, j’avais rendez-vous avec quelqu’un. Alors que la nuit tombait et que toute trace de gens s’évanouissait dehors, je me remplissais l’estomac. Quand il fit noir, je me préparai à me rendre au parc voisin. La brise de cette nuit d’été était agréable.

Je m’assis sur un banc et levai les yeux en direction de la lune et des étoiles. Un chat noir flânait tranquillement devant moi. Ses yeux brillaient avec la lumière des lampadaires.

Ah, il fait nuit. C’était vraiment la nuit.

Misaki fit son apparition, ici dans le parc.

― T’es en retard.

Elle faisait couiner la balançoire en se balançant d’avant en arrière quand, en remarquant ma présence, elle fit un grand bond en avant. Le chat noir s’approcha d’où elle se tenait, et Misaki le prit dans ses bras. Le chat miaula sans se débattre.

― Bonne petite. Je vais te donner un peu de nourriture, d’accord ?

Misaki sortit une boîte de nourriture pour chat de sac à dos. Apparemment, elle donnait à manger au chat tous les soirs.

― J’adore les chats, pas toi ?

― Qu’est-ce qu’ils ont de si génial ?

― Les chats semblent heureux où qu’ils soient et tout le temps, même quand ils sont seuls.

J’avais du mal à comprendre ce qu’elle voulait dire, mais je tâchai de lui donner une réplique digne de ce nom.

― Les chats ne comprennent pas vraiment la gratitude.

― Je sais.

― Il t’oubliera complètement en peu de temps, Misaki. Acheter de la nourriture pour chat, c’est jeter son argent par les fenêtres.

― Tant que je lui donne ce qu’elle veut, tout ira bien. Elle se souviendra de moi. Ne sois pas si cruel. Tu viendras au parc tous les soirs, pas vrai ?

Elle caressa doucement le dos de la chatte pendant qu’elle mangeait. Quand celle-ci eut fini de manger, elle s’éloigna lentement en direction des buissons.

On s’assit sur le banc. Misaki sortit de son sac son « cahier secret ». Et ainsi, cette nuit-là, commença ma première thérapie anti-hikikomorisme.

Misaki appelait ça « thérapie ». Au tout début, ses actions et ses paroles étaient plus qu’étranges, alors je croyais sincèrement que tout ça n’était qu’une vaste blague. Cependant, il semblait qu’elle était sérieuse.

― T’es en retard. Le contrat stipule que tu dois venir après le dîner, tu te souviens ?

― Je viens juste de manger-

― Chez moi, on dîne à sept heures.

Et comment je suis censé savoir ça, banane ?! Je voulais lui crier dessus, mais je me retins.

― Bon, à partir de demain, viens un peu plus tôt. Quoi qu’il en soit, nous allons commencer sans plus attendre notre première séance de thérapie pour échapper au hikikomorisme, d’accord ? Allez, assieds-toi.

Je m’assis près d’elle comme demandé. Misaki s’approcha de moi, de façon à me faire face.

Le parc la nuit… il n’y avait personne d’autre que nous. Qu’est-ce qui allait bien pouvoir commencer ? Qu’est-ce qu’elle avait derrière la tête ? J’étais un peu nerveux. Misaki posa le gros sac qu’elle portait et commença à farfouiller à l’intérieur.

En murmurant quelque chose du genre, « Ah, le voilà », elle sortit un cahier à spirale. Sur la couverture, était écrit « Cahier secret » au marqueur noir.

― C’est quoi ça ? lui demandai-je.

― Un cahier secret.

― Je sais lire, merci. Alors, c’est quoi ?

― Euh… c’est un cahier secret.

Misaki ouvrit son cahier secret et tourna les pages qu’elle avait étiquetées.

― Bon, la thérapie va commencer maintenant.

Éclairée par les lampadaires derrière elle, je ne pouvais pas voir son visage. Mais le ton de sa voix était sérieux. Sans comprendre ce qui se passait, je me raclai la gorge profondément.

Misaki commença son cours.

― Hum… Je vais commencer par tracer les contours du hikikomori. Bon, qu’est-ce qui fait qu’on devient un hikikomori ? Tu as une idée, Satô ? Hum ? Non ? C’est bien ce que je pensais. Tu as arrêté les cours, alors je ne vois pas comment tu pourrais répondre à une question aussi difficile, Satô. Je sais. Je suis intelligente, après tout. Je prépare les examens d’entrée à l’université en ce moment. Je révise cinq heures par jour. Tant mieux pour moi, hein ? Ha ha ha…

Elle ria encore un peu avant de continuer :

― D’après les résultats de mes recherches, non seulement le hikikomorisme, mais tous les problèmes émotionnels découlent d’une impossibilité à s’adapter à un environnement. En gros, parce que tu n’es pas en phase avec ce monde, différents problèmes apparaissent.

Misaki tourna la page.

― Il y a longtemps, nous autres humains avions réfléchi à bien des façons de vivre en harmonie avec le monde. Par exemple, prenons le concept des dieux. Il existe toutes sortes de dieux. Rien qu’au Japon, il en existe huit millions… Hein ? Huit millions ? C’est un peu trop, non ? C’est vrai, ça ? E-Enfin bref, il existe beaucoup de dieux à travers le monde, et il semblerait qu’ils apaisent les souffrances de beaucoup de gens, comme ceux qui vont à l’église. Ceux qui ne peuvent être sauvés par les Dieux cherchent d’autres voies. Par exemple, la philosophie.

Misaki se remit à fouiller dans son sac. Au bout de quelques instants, elle finit par trouver ce qu’elle cherchait.

― Oh, le voilà. Tiens.

Après avoir sorti une sorte de livre, elle me le tendit. Le livre s’intitulait Le monde de Sophie.

― Il est assez compliqué, alors je n’ai pas compris grand-chose, mais il paraît que ce livre peut t’apprendre tout ce qu’il y a à savoir sur la philosophie. Je l’ai emprunté à la bibliothèque, alors tâche de l’avoir lu pour demain, d’accord ?

Perplexe, je pris le livre. Je ne savais plus quoi faire tandis que le cours de Misaki reprenait de plus belle.

― Hum, bon, après la philosophie, on a la psychanalyse ! Il semblerait que c’est populaire depuis le dix-neuvième siècle, après qu’un type appelé Freud l’ait inventée. Il paraît qu’après des séances de psychanalyse, nos problèmes disparaissent vraiment. Par exemple, tu te souviens du rêve que tu as fait la nuit dernière ? Je vais l’analyser pour toi. Alors, raconte-moi ce qui se passe dans tes rêves, Satô.

Je lui décrivis :

― Un grand, très grand serpent apparaît. Il nage dans l’océan, et j’enfonce une grosse épée dans une pomme. Aussi, je tire dans tous les sens avec un incroyable pistolet noir brillant.

Après avoir entendu ça, Misaki sortit un autre livre de son énorme sac. Celui-ci s’intitulait Analyse des rêves : Comment facilement comprendre les tréfonds de son subconscient !

― Hum… Un serpent, un océan, une pomme, une épée, un pistolet…

Tout en murmurant à elle-même, elle cherchait dans l’index quand tout à coup, elle détourna le regard, le visage rouge tomate. Sans trop savoir comment, je pouvais comprendre ce qui se passait, même dans le noir total.

― O-On arrête avec Freud ! On passe à Jung !

Misaki parlait fort.

― Hé ! C’est quoi les résultats de l’analyse de mon rêve ? Misaki, dis-moi ce que pourrait bien symboliser le gros serpent.

J’insistai, mais elle ignora mes tentatives d’harcèlement sexuel.

― Jung… Il n’était pas d’accord avec Freud, et il aurait choisi une approche différente. Bon, c’est parti pour une psychanalyse Junguienne.

― Hé, ne m’ignore pas. Attends une seconde !

― D’après ce que je peux voir, tu es « introverti » et « émotif » ! Tu as peur de Gaia, la « Grande Mère ». En plus de ça, tu te bats également contre les ténèbres. Mais c’est terrible, ça ! Pour en savoir plus, lis ce livre.

Misaki sortit à nouveau un livre et me le tendit. Celui-ci était Tout sur Jung, expliqué en manga !

Je commençais à avoir mal à la tête, alors que le cours de Misaki continuait. Encore et encore. De Jung, on passa à Adler, puis à Lacan.

― Je n’aime pas trop Lacan ! Je peux vraiment pas « l’acandrer », celui-là !

Je ne comprenais pas comment elle pouvait faire un jeu de mots aussi nul tout en souriant. Je voulais rentrer chez moi. Comme si elle l’avait remarqué, Misaki changea franchement de direction.

― Oh, je suis désolée de t’avoir parlé de choses aussi compliquées. On dirait que tu n’es pas vraiment fait pour ces discussions théoriques, en fin de compte, Satô. Mais c’est pas grave. Il nous reste encore demain.

― Hein ?

― Nous ne sommes que de simples mortels, alors c’est douloureux.

Je restai silencieux.

― J’ai de la peine pour toi, qui connais tant de problèmes. Gardons la tête haute tout en allant de l’avant. Tu es très bien comme tu es. Tu as des rêves, alors tout ira bien. Tu n’es pas seul. Si tu continues sur cette voie, tu finiras par voir le bout du tunnel. On est tous derrière toi. Quand on se donne du mal, on rayonne. Tu y arriveras si tu continues à avancer avec cet esprit positif ; et donc, marchons ensemble vers de meilleurs lendemains. L’avenir est rayonnant. Nous sommes humains, nous sommes humains, nous sommes humains…

Après avoir arraché son sac de ses mains, je le retournai pour le vider de son contenu. Une tonne de bouquins tomba sur le sol : des livres en version poche publiés par les services de santé publique, et d’autres sur les êtres intelligents. Brève introduction à la psychanalyse, Manuel sur les maladies mentales, Le livre à lire quand on est coincés dans la vie, Les dix commandements du succès, Le fantôme de Murphy, La révolution cérébrale, Mitsuo, Mitsuru, etc., etc.

― Hé, Misaki, tu me prends pour un demeuré ?

Misaki me regarda tout en disant, « Non, pas du tout », et elle secoua sa tête négativement.

Quoi qu’il en soit, après une semaine d’interaction avec Misaki, la seule chose que j’avais vraiment compris, c’était à quel point elle se donnait du mal. Oui, elle cravachait vraiment dur. Les premiers jours, cet effort demeura vain ; tout en y donnant le maximum d’elle, sa passion était belle et bien réelle. Bien sûr, j’ignorais où résidaient ses bonnes intentions ni ce qu’elle avait vraiment derrière la tête. Je n’en savais rien, mais d’un autre côté, je m’en fichais pas mal.

Si mon état émotionnel pourri jusqu’à la mœlle pouvait en prendre un peu de la graine suite à cet échange avec une fille, j’en aurais été ravi. Même si cela devait me causer des problèmes plus tard, je n’avais de toute façon plus rien à perdre. Sans parler du fait que, quoi qu’il arrive, nos chemins allaient se séparer bien assez vite. Tôt ou tard, j’allais me faire expulser de mon appartement, ou j’irais ailleurs pour une raison ou une autre. Dans tous les cas, j’allais bientôt disparaître. Mes rendez-vous avec Misaki n’étaient qu’un moyen de chasser mon ennui jusqu’à ce jour fatidique.

Et parce que je pensais de façon aussi irresponsable, ça ne me posait pas le moindre problème de parler en privé avec une fille que je connaissais à peine, malgré le fait que c’était le genre de situation à provoquer la plus grande quantité de stress possible chez un hikikomori.

Bien entendu, aussi jolie pouvait être Misaki, je n’avais pas la moindre intention de lui faire quoi que ce soit. Le panneau à l’entrée du parc prévenait, « Attention aux pervers », mais malgré mon apparence, je restais un gentleman hikikomori. Alors t’en fais pas, Misaki…

― Quoi ? Pourquoi tu souris comme ça ? me demanda-t-elle.

― Pour rien. Sinon, c’est quoi le programme du jour ?

En me faisant face tout en étant assise sur le banc, comme à son habitude, Misaki se plongea dans son cahier secret.

― Hum, ce soir, nous allons voir comment parler avec les autres.

― Hein ?

― En général, la conversation n’est pas le point fort des hikikomoris. Et parce qu’ils ont du mal à parler aux autres, ils ont tendance à s’enfermer dans leur chambre. Ce soir, je me suis dit que l’on pourrait changer ça.

― Oh.

― Et donc, à partir de maintenant, je vais t’apprendre des super techniques de conversation. Alors ouvre grand tes oreilles.

Misaki commença son cours, en regardant de temps en temps dans son cahier alors que j’écoutais attentivement.

― Quand tu parles aux gens, tu te sens nerveux. Et du coup, tu ne sais plus quoi dire, tu deviens pâle, ou tu t’énerves. Ce qui affecte encore un peu plus ta stabilité mentale, et par conséquent, tu as de plus en plus de mal à parler. Comment briser ce cercle vicieux ? La réponse est simple : tout ira bien si tu arrives à garder ton sang-froid. En partant de ce principe, comment garder son sang-froid ? Ou même, pourquoi les gens le perdent ? C’est parce qu’ils manquent de confiance en eux. Tu crois que tes interlocuteurs risquent de se moquer de toi, te mépriser, ou même te détester.

Et alors ? J’avais envie de lui couper la parole, mais elle était sérieuse.

― En fin de compte, on en revient au problème de confiance en soi. En réalité, avoir confiance en soi, c’est difficile. Je doute vraiment que tu y arriveras peu importe la méthode utilisée ; mais ne t’en fais pas, je connais une technique révolutionnaire qui rend possible l’impossible. Tu veux la connaître ? Tu veux vraiment la connaître, hein ?

Tout en disant ça, elle me regardait, et je ne pus rien faire d’autre qu’acquiescer.

― Bien, ouvre grand tes oreilles, dit Misaki avec une voix des plus sérieuses. Cette idée repose sur une énorme volte-face ― à un niveau copernicien ! En gros, si tu manques de confiance en toi, alors tu n’as qu’à considérer que la personne à qui tu parles est encore plus nulle que ce que tu penses être toi-même ! Voilà la méthode !

Je ne comprenais pas un traître mot de ce qu’elle racontait.

― Il te suffit de te dire que celui avec qui tu parles est un gros raté. Tu supposes qu’il est un déchet de l’humanité. Méprise-le autant que possible. Ainsi, tu pourras parler en gardant ton calme. Tu seras détendu et à ton aise, n’est-ce pas ?

» Par contre, il y a une chose à laquelle tu dois faire bien attention. Il faut que tu te débrouilles pour éviter de dire à ton interlocuteur ce que tu penses de lui, ou tu risques de l’énerver ou de le vexer. Si quelqu’un te disait en face que tu es un déchet, ou te traitait de gros nul, ou encore de plus gros raté que la Terre ait jamais porté, ça te déprimerait vraiment, pas vrai, Satô ? C’est pour ça que je me tais.

C’est-à-dire… ? pensai-je. Serait-ce une manière détournée de me dire que je suis un raté ? Si c’est le cas, l’expression du visage de Misaki demeurait innocente.

Il fallait que je demande :

― Misaki, est-ce que par hasard tu appliquerais ces « techniques de conversation » dans ta vie de tous les jours ?

― En effet. Mais elles ne marchent pas terrible. La plupart des gens valent mieux que moi ; alors même en essayant de me convaincre qu’ils sont bons à rien, j’échoue le plus souvent. Par contre, jusqu’ici, quand je te parle, Satô, naturellement, je…

― Naturellement…?

― Laisse tomber. Si je te disais, tu le prendrais mal.

Ça faisait longtemps que je le prenais mal.

― Il n’y a pas matière à s’inquiéter. Même quelqu’un comme toi, Satô, est utile à quelqu’un d’autre.

Sur ces mots, Misaki se leva.

― C’est tout pour aujourd’hui. À demain.

Partie Trois#

Yamazaki travaillait seul sur le jeu. En utilisant la moitié de scénario que j’avais écrite, il créait le jeu lui-même. Tout en continuant à s’enfiler les hallucinogènes qu’on avait achetés quelques jours auparavant, il était silencieusement concentré sur son PC. Était-ce là une nouvelle forme de fuite de la réalité ? C’était vraiment la voie la plus extrême qui pouvait exister. Mais n’empêche, était-il vraiment possible de créer un jeu en étant shooté aux hallucinogènes ? Tout en me penchant par-dessus l’épaule de Yamazaki, je regardai l’écran de son PC.

L’écran était rempli de petits caractères.

― La gigantesque organisation qui contrôle la mort lente et douloureuse, l’anxiété, le mal, l’enfer, le poison, les abysses et tout le tintouin ― c’est notre ennemi, et on doit tout faire pour la vaincre et ainsi gagner l’amour de l’héroïne ! Telle est la mission du jeu. Le méchant est invisible, et on ignore où il se trouve, alors attention ! Il pourrait te poignarder dans le dos. C’est dangereux, très dangereux…

― C’est quoi ça ? demandai-je à Yamazaki.

Yamazaki fit lentement pivoter sa chaise. Il avait les pupilles complètement dilatées. Sa bouche était grande ouverte, formant un sourire de psychopathe, du genre à faire peur à n’importe qui.

― Comment ça ? Ça crève les yeux pourtant, non ? C’est mon eroge. C’est un RPG ― un jeu de rôle ― et le joueur se retrouve dans la peau du héros. Le joueur progresse dans le jeu en lisant les carrés de texte. De cette façon, il apprendra toutes sortes de choses importantes ; en plus de ça, l’héroïne est trop mœ mœ. Regarde. Elle te laisse baba, hein ? C’est une extra-terrestre avec des oreilles de chat. Elle se fait capturer par l’ennemi. Et par l’ennemi, j’entends le méchant ― celui qu’on ne peut pas voir. Le véritable but du jeu est de rendre ces ennemis invisibles visibles. C’est là que réside la vérité de la vie, pas vrai ? Tu comprends ? Autrement dit, j’ai été éveillé par la vérité de ce monde. J’ai réalisé que ma mission consiste à répandre mon illumination au monde entier, et que les eroges deviendront les Bibles du nouveau siècle. Je vais les vendre par millions. Je vais devenir riche. Alors… Euh, c’est cool. Hé, Satô, tu t’amuses bien, toi aussi, pas vrai ?

Tremblant, je fis un pas en arrière. Ce faisant, un rire métallique s’échappa de la bouche de Yamazaki. Comme si ça avait réveillé quelque chose en lui, son ricanement allait rapidement crescendo.

― Ha ha ha, ha ha, ha ha ha ! Oh, ce que c’est drôle !

Yamazaki tomba lourdement de sa chaise, en atterrissant à quatre pattes. Il rampa jusqu’à moi, le corps tremblant. Son apparence me faisait penser à ces zombies qu’on voit dans les films d’horreur.

Je fus pris de panique et j’étais terrifié, figé sur place.

Tout en saisissant mes chevilles, Yamazaki cria :

― C’est trop marrant, vraiment trop marrant ! J’y peux rien !

J’avais moi-même tellement peur que je ne pouvais rien faire, moi non plus.

― Je me sens vide, si vide que j’en peux plus !

Sur ce point, on ressentait la même chose lui et moi ; mais Yamazaki, dans les affres de son trip, faisait effroyablement peur. Je priai pour qu’il retrouve son état normal au plus vite, mais en vain. Le sourire tremblant, il continuait à ricaner tout seul.

Voyant que c’était sans espoir, je décidai de rendre les armes. J’absorbai la drogue blanche par le nez. Elle fit immédiatement effet.

Ah, magnifique… C’est super… Je me sens si bien… Y’a que ça de vrai.

Oh… J’en peux plus… Je vais mourir ? J’ai mal… Quelle honte… Qu’est-ce que je peux bien faire ? … Rien, y’a rien à faire… Ah, je me meurs…

C’était encore un bad trip.

Les effets d’un hallucinogène dépendent de l’état psychologique et de l’environnement du consommateur ; en gros, le résultat varie selon l’état d’esprit du consommateur et l’ambiance. Si le consommateur a l’impression de passer du bon temps au moment de prendre de la drogue, il sera au paradis ; a contrario, s’il est déprimé, ce sera direction l’enfer. Prendre de la drogue dans l’intention de fuir la réalité n’a aucune chance de donner des résultats positifs.

Bien entendu, j’en étais parfaitement conscient. Je l’étais, mais… mais mes sens embrouillés par la drogue étaient envahis par une peur spectaculaire et palpable. C’était différent de la vague inquiétude que je ressentais tous les jours. C’était presque visible ― une incertitude claire comme de l’eau de roche et facilement compréhensible.

Oui, cette incertitude se matérialisait en moi par une peur gigantesque mais visible et facilement compréhensible. C’est peut-être même moi qui l’avais voulu ainsi. Comparée à mes incertitudes quotidiennes, qui me torturaient petit à petit, lentement mais sûrement, cette dépression due à la drogue paraissait peut-être même agréable à côté.

Yamazaki se tourna vers le réfrigérateur et tendit son poing.

― Grrr, si c’est la bagarre que tu cherches, alors amène-toi ! Je suis ton homme !

Il semblait que Yamazaki se battait contre un ennemi imaginaire.

Moi, par contre, j’étais assis en tremblotant dans le coin, tout en me tenant la tête et en serrant fort mes jambes contre mon corps.

― Arrêtez ! N’approchez pas !

L’ennemi était proche. Malgré ma peur, je m’amusais plus ou moins bien. Être pourchassé et tué par des méchants était une vision exaltante. Ma paranoïa m’excitait au plus haut point.

Elle me stimulait. En gros, c’était agréable.

Et qui dit agréable, dit aussi amusant.

Exactement ! Autrement dit, on était heureux. J’avais tranché, c’était le meilleur trip que j’avais jamais eu ! Maintenant, je comprenais vraiment le style de vie rock & roll. J’avais décidé de parfaire encore un peu plus ce style de vie.

― Après les drogues, vient la violence !

Avant que les effets de la drogue ne s’estompent, on sortit en trombe de l’appartement et on se dirigea vers le parc.

On allait se battre. Ce soir-là, nous allions déplacer notre violence dans le parc grand ouvert. Comme des jeunes gens dans leur jeunesse éphémère, il nous fallait nous battre ! Nous battre de façon dramatique, de façon spectaculaire, et avec la même passion que les kick-boxeurs de la K-1 ! Ainsi, on pourrait connaître encore plus de plaisir…

Le soleil s’était couché depuis un moment, et il n’y avait pas un chat autour de nous. S’il y avait eu des gens, on aurait eu des problèmes. Et ça aurait été gênant.

Sous les lampadaires du parc, on se tenait l’un en face de l’autre. Je portais un maillot et un T-shirt, et Yamazaki un sweatshirt. On était tous les deux habillés de façon à pouvoir bouger facilement. On était prêts à en découdre.

Comme les drogues faisaient encore effet, Yamazaki n’avait pas sa langue dans sa poche. Il continuait à déblatérer un charabia incompréhensible.

― Ça arrive souvent. Ces séries télé où deux jeunes beaux acteurs, se disputant au sujet de leur jeunesse, de l’amour, et autres, se battent l’un contre l’autre dans un parc, trempés par la pluie. « Tu ne comprends rien à l’amour ! »… « J’aime Hitomi de tout mon cœur ! »… « Pif ! Paf ! Bang ! » Ce genre de choses…

Tout en m’étirant, je lui fis signe de continuer.

― Dans mon cœur, j’aime vraiment ce genre de séries télé car il y a un fond de vérité dedans. Parce qu’il y a l’introduction, le développement, le retournement de situation et la décision, ensuite, il y a une explosion d’émotions, et enfin la conclusion… Et de l’autre côté, nos vies sont continuellement emplies par une vague inquiétude rêveuse, et il n’y a ni drames, ni situations, ni confrontations facilement compréhensibles ― rien de tout ça… Tu trouves pas ça absurde ? J’ai vingt ans, et toi vingt-deux, Satô. Et malgré ça, nous n’avons jamais vraiment ni aimé personne, ni haï qui que soit, ou encore vécu ce genre de choses. C’est vraiment triste !

À ce moment-là, Yamazaki me secoua violemment par les épaules alors que je m’étirais les tendons d’Achille.

Il dit :

― Tâchons de nous battre de façon dramatique ! Magnifiquement, avec vivacité, et brutalement ! Battons-nous avec tous ces concepts à l’esprit !

― Ouais !

Je lâchai un cri guerrier et me mis en posture de combat.

Et ainsi, on commença à se battre l’un contre l’autre. Notre combat était fâcheusement bucolique. Il y avait des coups qui faisaient mal, mais la force d’un homme faible sous l’influence de la drogue était plus que limitée.

Yamazaki tentait désespérément de rendre le combat aussi excitant que possible, et donc il commença à crier des répliques dramatiques (bien que parfaitement abstraites) :

― Satô, tu comprends rien à rien !

Je ne pouvais tout de même pas laisser ses efforts vains, je me mis alors à mon tour à crier ce que je pensais être approprié à la situation.

― C’est toi qui as tort !

― Et en quoi est-ce que j’ai tort ?!

Je restai sans voix, ne m’attendant pas à une question aussi concrète de sa part. Le poing que j’agitais dans tous les sens s’arrêta net tandis que je réfléchissais à une réponse.

― Par exemple, t’as eu tort d’aller à l’Institut Yoyogi Animation, lui répondis-je en hésitant.

Au moment où je dis ça, Yamazaki me donna brusquement un coup de pied.

― Te moque pas de Yoyogi Animation !

― Aïe ! Qu’est-ce qui te prend de me frapper pour de vrai, espèce de-

― Tu te la pètes trop, alors que t’es qu’un hikikomori !

Le sang me monta à la tête.

― Meurs, sale lolicon ! Crève, sale otaku fan d’eroge !

Je lançai mon poing droit aussi fort que possible dans l’estomac de Yamazaki. Il gémit, chargea et me plaqua comme un rugbyman, toujours en gémissant. Entremêlés, on tomba sur le sol. Yamazaki m’enjamba ; je pouvais voir la lune derrière lui. J’allais en prendre pour mon grade si je restais comme ça.

Enroulant ma jambe autour de sa nuque, je réussis sans trop savoir comment m’extirper de ma position désavantageuse. On respirait tous les deux péniblement. Yamazaki me dévisagea ; puis, il baissa les yeux, en ricanant. Finalement, il poussa un gros soupir :

― Ah, c’était génial.

Je soupirai à mon tour.

― Mais c’est encore loin d’être fini. Continuons à nous battre jusqu’à la mort, dit-il.

On continua à se battre : violents coups de pied et limpides coups de poing, le combat passionné entre deux faibles hommes. Ça faisait mal. Ça faisait très, très mal. Et pourtant, c’était amusant ― amusant et vide de sens. Un coup s’enfonça dans le creux de mon estomac, faisant remonter de la bile dans ma gorge et des larmes à mes yeux, et j’étais heureux. Venant juste de se prendre un coup de pied à l’aine, Yamazaki avait l’air cool à sauter dans tous les sens.

Mais bon sang, qu’est-ce qu’on fout au juste ? Je transmis ce doute dans mon poing ― tout en frappant et me faisant frapper.

Soudain, je me souvins qu’on était déjà en juillet. Ça ne pouvait plus durer. Quelque chose devait changer et vite. J’allais vraisemblablement bientôt prendre une décision. J’étais sûr que j’allais rire le moment venu, que j’allais rire et sourire. T’es pas d’accord avec moi, Yamazaki…?

Pour le moment, on était couverts d’égratignures et de bleus. On avait mal partout. Nos corps nous faisaient souffrir terriblement. Une de mes dents de devant bougeait. Yamazaki avait un bel œil au beurre noir. Mon poing droit était écorché et en sang.

On venait juste d’avoir notre premier petit combat.

Pour bien faire, je donnai à Yamazaki un dernier coup de poing au visage. Il m’attrapa alors le bras, et je tombai par terre. De suite, Yamazaki me bloqua les articulations et me tordis le bras.

― Aïe, aïe, tu vas le casser, tu vas le casser !

J’essayai de taper sur le sol pour indiquer mon abandon.

― Je vais le casser, je vais le casser, je vais le casser en deux !

Je mordis le mollet de Yamazaki aussi fort que possible. Il cria :

― C’est pas dans les règles, ça !

― La ferme, je m’en tape. Mort à Yoyogi Animation !

― Je t’ai déjà dit que quand j’entendais ça, ça me mettait vraiment en rogne !

Il semblait que notre combat allait s’intensifier de plus belle.

Puis, on entendit, « Police ! »

Hein ?

― Ils sont par ici !

C’était le cri aigu d’une jeune femme. Yamazaki se releva d’un coup et prit ses jambes à son cou en direction de son appartement.

M’abandonnant, il avait fui seul.

Quelques minutes plus tard, je me retrouvai à me faire frapper par Misaki. Enfin, c’était des soi-disant « coups de fille » ; mais à cause de ma bagarre avec Yamazaki, j’étais déjà dans un sale état, ses coups faisaient tinter mes os. Hurlant de toutes ses forces, avec une voix qui ne semblait plus humaine, Misaki continuait de me frapper.

Je baissai la tête.

Misaki me donna encore une bonne douzaine de coups avant de finalement se calmer.

Autrement dit, la voix qui criait « Police ! » était celle de Misaki qui faisait semblant d’appeler la police. Après avoir dîné, elle était venue au parc comme d’habitude, où elle a vu deux hommes se disputer bruyamment et en train de se battre. Quand elle a réalisé que j’étais l’un des deux, ça l’avait naturellement ébranlée.

Après avoir rassemblé son courage à deux mains, elle semblait avoir ressenti le besoin de me venir en aide. Mais comme il n’y avait personne aux alentours et qu’elle n’avait pas de portable, elle n’avait pas su quoi faire. En fin de compte, elle avait décidé de faire comme s’il y avait un policier afin de me sauver.

― T’es pas croyable ! J’étais tellement inquiète ! J’ai cru que tu risquais de te faire tuer !

En fait, j’avais honte d’avoir inquiété Misaki, qui avait maintenant les larmes aux yeux. Je décidai de la faire rire avec une histoire à dormir debout.

― Bah, dans l’ombre de ce buisson là-bas, une fille se faisait attaquer par un pervers. Je me suis approché d’eux et je suis intervenu, en essayant de sauver la fille, mais le violeur a brusquement perdu son sang-froid. Il a sorti un couteau de sa poche et m’a sauté dessus ! Non, non, c’était vraiment chaud ! Si j’avais pas été là, quelqu’un aurait pu se faire tuer.

― C’est encore un gros bobard, pas vrai ?

― Ouais.

― Qu’est-ce que tu faisais au juste ?

Je lui racontai tout de A à Z.

Après une nouvelle crise de nerf, Misaki avait pour une raison ou une autre le visage triste. Assise sur le banc, elle marmonna :

― C’est pas bien de se battre entre amis. Même si c’est une blague, la violence, c’est mal ― très mal.

― Qu’est-ce que tu racontes ? Relax. C’était vraiment marrant ; c’est la première fois que je frappais quelqu’un et que je me prenais des coups. Et au final, je trouve que ça m’a fait du bien-

― J’ai dit que c’était mal !

― Pourquoi ? Le karaté te pose pas de problème pourtant.

Je fis des mouvements de boxe dans le vide devant elle. Alors que je mimais un crochet du droit, Misaki se mit à trembler et se protégea la tête avec ses bras.

― Hein ? dis-je.

Elle me regarda entre ses bras.

― Qu’est-ce qui t’arrive ? lui demandai-je.

Elle ne répondit pas mais baissa timidement les bras. Une fois encore, je fis mine de faire un crochet du droit. Et là encore, Misaki se protégea la tête avec les bras. Comme sa réaction était amusante, je répétai mes gestes plusieurs fois. À la fin, Misaki se recroquevilla, pétrifiée dans cette position, les bras recouvrant sa tête.

Son étrange position fit tomber ses manches jusqu’aux coudes, et j’en profitai pour regarder sa peau.

Avec la lumière bleutée des lampadaires, je pouvais voir que ses bras étaient couverts de ce qui semblait être des traces de brûlures. C’étaient des cicatrices circulaires, d’un diamètre d’environ cinq millimètres chacune. Elles ressemblaient beaucoup à celles laissées par ces pratiques des voyous de la campagne qui se brûlent les uns les autres pour montrer qu’ils en ont dans le pantalon.

Comme si elle avait senti mon regard, Misaki remonta ses manches. D’une voix tremblotante, elle demanda :

― Tu as vu ?

― Vu quoi ?

Je fis mine de ne pas comprendre de quoi elle parlait.

Maintenant que j’y pensais, Misaki portait toujours des vêtements à manches longues. Même avec la récente chaleur, elle continuait à les mettre ― mais, et alors ?

Je lui dis d’une voix gaie :

― Et la thérapie d’aujourd’hui ?

Misaki ne répondit pas. Son corps toujours courbé de façon défensive sur le banc, elle fit un brutal non de la tête. Même ses dents claquaient.

Un assez long blanc s’ensuivit.

Finalement, Misaki annonça, « Je rentre », en titubant fébrilement vers la sortie du parc.

De derrière, je la regardai partir, ébahi, réfléchissant à si je devais la retenir ou non. Misaki s’arrêta devant la balançoire et se retourna pour me demander :

― Tu me détestes maintenant, pas vrai ?

― Quoi ?

― Tu ne viendras sûrement plus jamais.

Elle était le genre de fille à faire des déclarations étrangement tranchées. On était l’un en face de l’autre, séparés d’une vingtaine de mètres.

Misaki me regarda droit dans les yeux, avant de rapidement détourner le regard. Puis, une fois encore, elle se retourna vers moi.

― Est-ce que tu viendras demain ?

― Si je ne respecte pas le contrat, je devrai payer un million de yens, non ?

― Euh, ouais. C’est vrai !

Finalement, Misaki esquissa un léger sourire.

Puis, je rentrai chez moi. Après avoir recouvert mon corps de bandages, je dormis.