Chapitre 10#

Titre

Ma seule et unique amie d’enfance

Je me souviens à peine de ce dont Himeno et moi avons discuté lors de nos retrouvailles. En fait, je ne me rappelle même pas d’à quoi elle ressemblait ou de son comportement. J’étais juste tellement excité que je parlais sans réfléchir.

Mais peu importe la teneur de la conversation. Que je parle de quelque chose et que Himeno me réponde, c’était tout ce que je voulais.

Visiblement, elle n’était pas venue assister au festival. Elle était là pour des raisons professionnelles, et il se trouvait que sa voiture était garée près du temple, alors elle devait passer par là.

Elle botta en touche quand je lui demandai de quel genre de travail il s’agissait. Tout ce qu’elle avait bien voulu me dire, c’était que c’était un boulot « en tête à tête ».

— J’aurais voulu pouvoir discuter plus longtemps, mais il faut que je me lève tôt demain, dit-elle, pressée de partir, alors je l’invitai à boire un coup ou autre dans les jours à venir.

« Sans alcool, mais on peut manger un morceau », avait-elle accepté.

Après nous être accordé sur un dîner dans deux jours, on se sépara.

Je fus immédiatement empli de joie au point d’en oublier Miyagi pendant quelque temps.

— Eh ben, çà alors, dit Miyagi. Je ne l’avais pas vu venir.

— Moi non plus. C’est vraiment trop beau pour être vrai.

— Oui… Je suppose que ça peut arriver.

J’allais revoir Himeno dans deux jours. Je devais considérer ça comme le clou du spectacle, si vous me passez l’expression.

Il me fallait donc me préparer pour le grand jour.

De retour chez moi, je barrais la ligne Himeno dans ma liste de choses à faire avant de mourir, et une fois que j’étais prêt à me coucher, je dis à Miyagi :

— J’ai une demande bizarre à te faire.

— Je ne boirai pas.

— Mais non. C’est au sujet de demain. Je veux être paré à tout pour le rencard avec Himeno. Heureusement, j’ai deux jours devant moi, alors je vais pouvoir m’entraîner. Et je veux que tu m’aides.

— Vous entraîner ?

— Je sais que ça sert à rien d’essayer de te cacher quoi que ce soit, alors je vais aller droit au but. En vingt ans, j’ai jamais vraiment interagi avec une fille. Alors si j’y vais comme ça, je sais qu’elle va se faire chier et que je vais faire connerie sur connerie. Afin de parer au mieux à ça, je veut aller répéter demain en ville.

Le visage de Miyagi resta de marbre pendant quelques secondes.

— Si j’ai bien compris… vous voulez que je joue le rôle de Mlle Himeno ?

— Exactement. Ça te va ?

— … Eh bien, ça ne me dérange pas, mais ce n’est pas compter un certain nombre de problèmes…

— Oh, comme le fait que je suis le seul à pouvoir te voir ?

— Oui, entre autres, confirma Miyagi.

— C’est pas grave. Qu’est-ce qu’on s’en tape de ce que pensent les autres de moi ? Ce qui compte vraiment, c’est que Himeno reparte avec une bonne image de moi. Même si tous les autres se foutent de ma gueule, tant que Himeno m’aime juste un peu, ça me va.

Miyagi avait l’air abasourdie.

— Vous changez du tout au tout quand il est question d’elle, hein… Mais il y a un autre problème. Comme vous devriez le savoir, j’ai des connaissances très limitées sur le mode de pensée des femmes de ma génération. Ainsi, je ne suis pas certaine de pouvoir jouer le rôle de Mlle Himeno de façon acceptable. Ce qui pourrait lui plaire à elle ne le sera pas forcément pour moi, et vice versa – il pourrait y avoir beaucoup de différences. Et donc, en prenant un panel de jeunes femmes d’environ vingt ans…

— Tu deviens toute timide dès qu’il s’agit de toi, hein, l’interrompis-je. C’est pas grave. De ce que j’ai pu voir jusqu’ici, t’es pas si différente des autres filles. À part le fait que t’es un peu plus jolie.

— … Bon, si ça ne vous pose pas de problème, j’accepte, répondit nerveusement Miyagi.


Le lendemain matin, je fis une réservation dans un salon de coiffure et me rendis en ville pour acheter des vêtements et des chaussures. Je ne pouvais pas aller voir Himeno dans mon jean bleu usé et mes baskets décolorées.

Après avoir trouvé une boutique qui semblait correspondre à mes goûts et avoir suivi les conseils de Miyagi, j’achetai un polo Fred Petty, un pantalon chino, une ceinture qui se mariait bien avec, puis, dans une boutique de chaussure, des chaussures couleur marron désert.

— Je ne pense pas que vous devriez porter quelque chose de trop chic. Tant que ça fait propre, ça devrait suffire.

— Est-ce que je dois comprendre que « tout me va comme un gant » ? demandai-je.

— Vous êtes libre d’interpréter comme bon vous semble.

— Pigé. Je vais faire ça. Ça ressemblait à un compliment.

— Pas la peine d’exprimer toutes vos pensées à voix haute.

Une fois le shopping terminé, on se rendit au salon de coiffure un peu en avance sur l’heure de rendez-vous.

Comme Miyagi me l’avait conseillé, j’expliquai simplement que j’allais rencontrer quelqu’un d’important le lendemain. La coiffeuse esquissa un sourire complaisant et me coupa les cheveux avec passion, tout en me donnant un grand nombre de conseils pratiques pour le grand jour.

Revêtu de mes nouveaux habits et avec ma toute nouvelle coiffure, j’avais sans exagération l’air d’un homme neuf. Ma coiffure maussade et ma chemise miteuse avaient plus d’effet sur mon apparence que je l’aurais cru.

Maintenant qu’ils appartenaient au passé, j’étais comme un frais jeune homme tout droit sorti d’un clip de pop musique.

— Ben çà alors, vous ressemblez presque à quelqu’un d’entièrement différent, me dit Miyagi.

— Ouais, je ressemble pas vraiment à un type dont la vie vaut 10 000 yens par an, hein ?

— Effectivement. Presque comme si on vous avait promis un avenir radieux.

— Merci. T’as l’air d’une fée de bibliothèque quand tu souris.

— … Vous avez l’air de bonne humeur aujourd’hui, M. Kusunoki.

— Faut croire.

— Alors, c’est quoi cette histoire de « fée de bibliothèque » ?

— Je veux juste dire une femme gracieuse et intelligente.

— Merci de garder ce compliment pour Mlle Himeno.

— Mais ses qualités sont ailleurs. Je parle de toi, Miyagi.

Le visage impassible, elle inclina légèrement la tête.

— Eh bien, merci. Vous et moi ne valons presque rien en tant qu’humain. Du moins, d’après nos rapports.

— Vraiment bizarre, dis-je.

On était dans un restaurant italien, et évidemment, notre conversation devait ressembler à un monologue bizarre aux yeux des autres.

Un couple d’âge moyen assis non loin jetait des regards dans ma direction et se parlait à voix basse.

Après notre repas, on quitta la rue principale, descendit des escaliers le long d’un pont et marcha le long de la rivière.

J’étais bien éméché à ce moment-là, alors j’avais tenu la main de Miyagi tout le long et la balançais d’avant en arrière tout en marchant. Miyagi avait l’air inquiète, et je continuai de l’entraîner avec moi.

Les passants devaient me voir marcher bizarrement, mais je m’en fichais. Je ne pourrais jamais faire partie des gens honnêtes de toute façon.

Alors dans ce cas, autant passer pour un type bizarre. C’était bien plus facile.

Une fois que Miyagi s’était habituée à me tenir la main, elle dit avec un visage clair :

— Allons, monsieur l’ivrogne, essayez d’imaginer que je suis Himeno et séduisez-moi.

Je m’arrêtai et regardai Miyagi droit dans les yeux.

— Ton apparition dans ma vie est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée. La pire fut quand je t’es perdue de vue… Et en fonction de ta prochaine réponse, je pourrais connaître un nouveau soit meilleur soit pire moment.

— Ce n’était pas trop mal exécuté, pour une phrase d’accroche détournée. Je suis impressionnée.

— Alors tu penses que Himeno va répondre comment ?

— Ah, si c’était Mlle Himeno, réfléchit Miyagi en portant une main à sa bouche. Peut-être qu’elle dirait quelque chose du genre, « Mais qu’est-ce que tu baragouines ? », et ne le prendrait pas au sérieux.

— Hein. Et si c’était toi ?

— … Je ne comprends pas où vous voulez en venir.

— Je plaisante. T’inquiète, ris-je à moi-même.

— Vous êtes vraiment le genre de personne à faire ce genre de blague, M. Kusunoki ?

— Je sais pas très bien. Je suis pas du genre à croire dans les choses comme la « personnalité », la « prédisposition » ou le « caractère ». Ces choses dépendent toutes de la situation. Sur le long terme, ce qui diffère d’une personne à une autre, ce sont les situations auxquelles on est le plus souvent confrontés. Les gens se reposent énormément sur la logique, mais c’est sûrement bien plus superficiel que la majorité pense.

— Je ne m’attendais pas à ce que vous en particulier puissiez dire une chose pareille.

— Tout le monde aime se dire qu’il est l’exception qui confirme la règle.

Miyagi poussa un léger soupir.

— Il faut croire, confirma-t-elle.

Quand on en eut marre de marcher, on monta dans un bus au hasard. Il y avait pas mal de monde, mais je continuai quand même à parler avec Miyagi de mes souvenirs de Himeno.

On changea de bus et descendit à une terrasse panoramique, un coin de la ville prisé des amoureux. Il y avait une bonne dizaine de couples qui se tenaient par la main et qui s’embrassaient discrètement, mais je ne m’arrêtai pas de parler à Miyagi malgré tout.

Étrangement, je ne ressentis pas trop de regards sur moi. Tout le monde vaquait à ses propres affaires.

— Himeno était là la première fois que je suis venu ici. La rambarde près du sommet de cet escalier en colimaçon est pile à la bonne hauteur pour un gamin qui veut monter dessus. Alors elle avait essayé de le faire, j’avais remarqué le gros espace derrière la rambarde alors que Himeno était sur le point de tomber tout en bas. Si j’avais pas été là pour l’arrêter, ça aurait pu mal se finir. Elle jouait les grosses têtes, mais elle pouvait être débile des fois. C’est pour ça qu’on peut pas la laisser toute seule. Je me suis fait une éraflure en me ruant pour la retenir, mais juste l’espace de jour-là, elle avait été étrangement sympa avec moi…

Miyagi me lança un regard inquiet alors que je commençai à parler de plus en plus, comme pour chasser son malaise.

Elle en savait plus que moi à ce niveau-là. Elle ne m’avait pas encore parlé d’un point crucial.

La terrasse panoramique aurait été un endroit approprié pour me l’expliquer, mais elle n’en parla pas.

Peut-être qu’elle s’était dit qu’il valait mieux me laisser rêver aussi longtemps que possible.


Le jour tant attendu arriva enfin. C’était une après-midi pluvieuse, et la gare était remplie de gens avec des parapluies. En regardant de haut la place depuis le premier étage, des parapluies de toutes les couleurs se mouvaient libre comme l’air.

J’attendis devant la librairie jusqu’à dix-huit heures, mais dix minutes après, il n’y avait toujours aucun signe de Himeno.

Rien qui presse, me dis-je à moi-même. Tout était au ralenti à cause de la pluie, et contrairement à moi, elle était sûrement occupée.

Malgré tout, je regardais ma montre trois fois par minute.

Les vingt minutes me parurent une éternité. M’étais-je trompé d’endroit ? Ou Himeno ? Elle avait dit en face de la librairie, et c’était la seule du coin, alors je ne comprenais pas comment c’était possible.

Après vintg-sept minutes, alors que j’étais sur le point de m’en aller partir à sa recherche, je l’aperçus me faire un signe de la main tout en marchant vers moi. Je commençais à me dire que sa promesse d’il y a deux jours n’était qu’un excuse sur le moment pour se débarrasser de moi, alors j’étais extrêmement soulagé.

Même si Himeno n’avait pas été la personne que je mourrai d’envie de revoir depuis dix ans, j’aurais tout de même dit qu’elle était resplendissante ce jour-là.

Chaque forme qui faisait qu’on aurait dit qu’elle avait été créée avec la plus grande attention. Il n’y avait aucune exagération ; c’était comme si chaque partie de son corps connaissait son devoir.

Si j’avais été quelqu’un sans rapport avec elle, j’aurais sûrement ressenti une douleur dans la poitrine rien en un regard. Elle aurait laissé un trou béant dans mon torse que j’aurais été mort d’envie de combler.

« Elle ne sera jamais mienne, hein… Alors à quoi bon ? », penserais-je même peut-être.

Alors cela tombait bien que j’étais la personne la plus proche d’elle de tous les gens de la gare. Cela me rendait profondément heureux.

— Le bus était en retard à cause de la pluie, expliqua Himeno. Désolée pour l’attente. C’est moi qui régale du coup.

— Mais non, c’est moi qui t’ai invitée ce coup-ci. Ça sera pour une prochaine fois.

Je réalisai que non seulement mon apparence, mais également ma voix avait changé.

Elle avait une sonorité d’environ un demi octave plus haut, et ce son était contre toute attente pas si mal du tout, comme si ça avait toujours été le cas.

— Hmm. Alors t’espères une « deuxième fois » ? demanda-t-elle avec un regard indifférent mais examinateur.

— Ouais. Et la prochaine fois, j’espérerai sûrement une troisième.

— Contente de voir que t’es honnête, gloussa-t-elle.

C’est vraiment quelque chose qu’elle aurait dit, murmurai-je à moi-même. Elle n’avait pas changé en dix ans. Elle était toujours sarcastique, mais parlait toujours avec une once de chaleur.

On traversa un tunnel, et une fois au bout, alors que j’ouvrais mon parapluie, Himeno me l’arracha des mains et le tint entre nous deux.

— C’est toujours toi qui oubliais ton parapluie, Kusunoki, alors je devais partager le mien à contrecœur.

— C’est vrai, dis-je, reprenant le parapluie et le tenant près d’elle. Alors ça tombe bien que ce soit l’inverse pour une fois, non ?

— Aha.

On marcha ensemble sous un parapluie.

— Au fait, qu’est-ce que tu faisais là, l’autre jour ? demanda Himeno.

— Je te cherchais, Himeno, répondis-je.

— Menteur, dit-elle, en me poussant à l’épaule.

— C’est la vérité, dis-je en riant.

Je me disais que tout roulait.

J’avais avoué à Himeno mon affection pour elle, et elle montrait de l’affection pour moi.

C’était ce que je croyais, et je n’en doutais pas un instant.

Je ne voulais pas vraiment savoir ce à quoi Himeno pensait à ce moment-là, au fond d’elle.


Maintenant, et si on faisait les comptes ?

Alors que j’étais assis en face de Himeno au restaurant et que je lui parlais, j’avais fait une incroyable bourde.

Pour être exact, peut-être que ce n’était pas vraiment une erreur. Si j’avais pu recommencer une infinité de fois cette scène, j’aurais sûrement fait le même choix à chaque fois. Il n’y avait pas d’autres options.

En plus de ça, la raison pour laquelle c’était une « erreur » n’était pas dû à cette réunion, mais à quelque chose qui avait petit à petit pris forme depuis bien longtemps.

Malgré tout. Au final, j’avais manifestement fait une erreur.

Mais en tout cas, le résultat immédiat de cette « bourde » était venu à ma rescousse.

Et dans le même temps, je comprenais pourquoi Miyagi avait tenté de m’empêcher de revoir Himeno.

Après avoir passé commande, je souris à Himeno, pour lui montrer mon affection. Elle me répondit de la même façon.

Himeno but une gorgée d’eau fraîche et dit :

— J’aimerais savoir ce que t’as fait pendant toutes ces années, Kusunoki.

— J’aimerais savoir pour toi d’abord, répondis-je.

Mais elle insista :

— Non, toi d’abord.

Je commençai par un « Bah, c’est pas comme si c’était super intéressant », avant d’enchaîner sur mes années de collège puis de lycée. Ce n’avait vraiment rien de passionnant.

Comment je m’étais petit à petit désintéressé de mes études dans la seconde moitié du collège. Comment ma mémoire parfaite à dix ans s’était rapidement détériorée année après année.

Comment je m’étais retrouvé dans le meilleur lycée du coin, mais avais arrêté de travailler sérieusement au milieu, alors j’avais ensuite terminé dans une université moyenne.

Comment j’avais dû convaincre mes parents – qui pensaient qu’il n’y avait aucun intérêt à aller dans une université de seconde zone – de me payer les frais d’inscription, puis comment j’avais dû me débrouiller pour les fournitures et autres.

Et comment je n’avais pas touché de pinceau depuis l’hiver de mes dix-sept ans.

J’avais fini en moins de cinq minutes. Il n’y avait vraiment rien de spécial à raconter sur ma vie.

— Hein, alors t’as lâché l’art… Quel dommage. J’aimais bien tes dessins, Kusunoki, dit Himeno.

Sacrée différence avec un type que je connais, pensai-je.

— Tu dessinais tout le temps. Et tu faisais des dessins tellement beaux et époustouflants avec une facilité déconcertante. J’ai toujours été jalouse du fait que j’arriverai jamais à atteindre ton niveau, tu sais.

— C’est la première fois que tu me dis ça.

— Parce que j’étais en conflit avec toi à l’époque. J’étais uniquement forte dans les études, alors je refusais de reconnaître les autres formes de talent. Mais… tu t’en es sûrement jamais rendu compte, mais des fois, je prenais tes dessins chez moi pour les admirer, Kusunoki, dit-elle avec un regard lointain.

— Ouais, la même pour moi. On avait à peu près les mêmes notes, mais avec les adultes, y’en avait que pour la jolie Himeno. Je trouvais que c’était pas juste que quelqu’un soit aussi doué et beau.

— Personne n’aurait pu deviner que cette même personne allait abandonner le lycée, lâcha nonchalamment Himeno.

— Ah bon ? dis-je avec une surprise intentionnelle.

— Alors tu l’ignorais.

Elle baissa les yeux et sourit.

— Je croyais que la nouvelle était parvenue jusqu’à tes oreilles au cours d’une réunion d’anciens ou autre.

— J’y suis jamais allé. Vu que je me disais que t’irais pas non plus, Himeno.

— Hmm… J’irais pas jusqu’à dire que c’est super intéressant non plus, mais…

Himeno m’expliqua ensuite tout jusqu’à sa sortie du système scolaire.

Cependant, elle omit de mentionner sa grossesse dont avait parlée Miyagi dans son résumé.

À ce sujet, elle se contenta de dire :

— En première, je me suis mariée avec un terminale qui avait eu son bac et j’ai arrêté les cours, mais ça s’est mal fini, alors on a divorcé.

 » Je crois que j’étais pas assez mature, me dit Himeno avec un sourire forcé. Je pouvais pas me résoudre à accepter les choses telles qu’elles étaient. Faut croire que je pouvais pas supporter la moindre imperfection et c’était donc voué à l’échec depuis le début. Rien n’a changé dans ma tête depuis cet été il y a dix ans, quand j’ai changé d’école et que j’ai été séparée de toi… Je suis sûre que j’étais une fille brillante à l’époque. Mais ça m’a fait croire à tort que je n’avais pas besoin de grandir plus dans ma tête. Et donc, je reste assez proche de cette rêveuse de dix ans, alors que tout le monde autour change sans cesse.

Himeno observait ses mains sur la table avec les yeux d’une petite fille vexée.

— Et toi, Kusunoki ? Je suis sûre que t’as bien changé en dix ans toi aussi.

À partir de ce moment-là, je commençai à perdre mes nerfs.

— T’es pas la seule à pas avoir changé, Himeno, dis-je. Je suis resté le même depuis le jour de notre séparation, moi aussi. Des années à vivre sans but, sans direction, seul. C’était comme si le monde n’existait que pour me décevoir. Peut-être que j’étais déjà plus ou moins mort. C’est pour ça qu’il y a quelques jours–

J’étais conscient de ce que je disais. J’avais prédit comment le prendrait Himeno. Et je savais à quel point c’était débile de faire ça.

Mais ça ne suffisait pas pour m’arrêter.

— … j’ai vendu ma longévité. Pour à peine 10 000 yen par an.

Le visage de Himeno se mit à pâlir et montra de la perplexité, mais il était impossible d’arrêter le train en marche. Je balançai tout ce que j’avais sur le cœur.

Je racontais tout point par point. La boutique qui achetait la longévité.

Pensant me faire plusieurs millions de yen par an, je m’étais retrouvé avec dix mille, le minimum syndical. Sans espoir pour l’avenir, j’avais alors tout vendu sauf mes trois derniers mois. Et le fait que j’étais suivi par une observatrice invisible depuis lors.

J’énonçais tout ça de façon à appeler la compassion.

— Tu peux pas la voir, Himeno, mais mon observatrice se trouve juste ici, dis-je, en pointant du doigt Miyagi. Là, juste ici. C’est une fille appelée Miyagi. Elle a vraiment pas sa langue dans sa poche, mais en parlant avec elle, on se rend compte que…

— Dis, Kusunoki ? C’est pas pour te vexer, mais… tu te rends compte d’à quel point ton histoire est à dormir debout ? demanda Himeno d’un air confus.

— Ouais, j’en doute pas un instant.

— Ouais, c’est débile… Mais tu sais, Kusunoki, malgré tout, j’arrive pas à me dire que tu mens. Que ce soit l’histoire du peu de temps restant à vivre, ou encore cette fille qui t’observe de près. On se connait depuis suffisamment longtemps pour déterminer en un instant quand l’autre ment. Alors, même si c’est dur à avaler, je peux croire que tu mens pas sur le fait d’avoir vendu ta longévité.

Il aurait été difficile d’expliquer à qui que ce soit à quel point j’étais heureux à cet instant précis.

— … Désolée de casser l’ambiance, mais en fait, je te cachais quelque chose aussi…

Himeno toussota et porta un mouchoir à sa bouche, avant de se lever.

— Pardon. On continuera après le dîner, dit Himeno en s’en allant.

Elle se rendit vers les toilettes, alors je n’y prêtai pas attention.

Nos plats arrivèrent, et j’espérais que Himeno allait bientôt revenir. Il me fallait entendre le reste de ce qu’elle avait à dire.

Sauf qu’elle ne revint jamais.

Vu qu’elle mettait du temps, j’avais peur qu’elle ait fait une crise d’anémie ou autre, alors je demandai à Miyagi :

— Désolé, tu pourrais aller regarder dans les toilettes des femmes ? Peut-être qu’il lui est arrivé quelque chose.

Miyagi acquiesça silencieusement.

Elle revint quelques minutes plus tard et m’informa que Himeno était partie.

Je fis le tour du restaurant, mais elle n’était nulle part.

Abattu, je revins à ma place et m’assis en face d’un plat froid. J’avais perdu toute mon énergie. Je sentis comme quelque chose de lourd et désagréable dans mes tripes.

Ma gorge était sèche et me faisait mal. J’essayai d’attraper mon verre, mais ma concentration n’était plus au rendez-vous, alors je renversai de l’eau sur la table.

Je mangeai mes pâtes froides lentement.

Après un moment, Miyagi s’assit en face de moi et commença à manger celles de Himeno.

— Pas mal malgré qu’elles soient froides, dit-elle.

Je ne dis rien.

Une fois le repas terminé, ne sachant toujours pas quel goût mes pâtes avaient, j’interrogeai Miyagi.

— Dis, Miyagi. Sois franche avec moi. Pourquoi elle est partie d’après toi ?

— Peut-être qu’elle s’est dit que vous étiez fou, répondit-elle.

Ce qui en un sens était vrai.

Mais la vérité était un peu plus compliquée, et Miyagi le savait pertinemment.

Et elle me l’avait caché, pour mon propre bien.

Après avoir payé l’addition et être sorti, j’entendis quelqu’un m’appeler derrière moi. Je me retournai et aperçus un serveur qui courait dans ma direction avec quelque chose à la main.

— La personne avec qui vous êtes venu m’a demandé de vous remettre ceci.

Il s’agissait d’une lettre, qui semblait être une page arrachée d’un cahier.

Je pris mon temps pour la lire.

Et quand j’eus fini, Je me rendis compte que Miyagi m’avait menti depuis tout ce temps.

— T’étais au courant et tu m’as rien dit ?

Miyagi répondit la tête penchée.

— Oui. Toutes mes excuses.

— Pas la peine de t’excuser. Tu m’as laissé sur mon petit nuage.

C’était moi qui devait m’excuser. Mais je n’avais pas la force de reconnaître mes torts.

— Et dans ma vie originelle, Himeno avait atteint son objectif, pas vrai ?

— Tout à fait, dit Miyagi. Mlle Himeno… l’a fait devant vous, M. Kusunoki.

Pour me montrer.

Pour mettre au clair des années et des années de rancœur.

Je relis la lettre une nouvelle fois.

C’était ce que ça disait.

À l’attention de mon seul et unique ami d’enfance,

J’avais l’intention de mourir sous tes yeux.

Sur cette terrasse panoramique, j’allais te faire attendre en bas et me laisser tomber juste à côté de toi.

Peut-être que tu ne t’en es jamais rendu compte, mais je t’ai toujours méprisé.

Tu n’as jamais répondu à mes appels à l’aide, avant de réapparaître l’air de rien dans ma vie aujourd’hui. Je te déteste plus que jamais.

Alors maintenant que je ne t’étais plus d’aucune utilité, j’avais envisagé de me suicider.

Mais visiblement, tu as encore plus perdu la boule que moi au cours de ces dix dernières années.

Je n’ai pas l’impression de pouvoir ressortir satisfaite en me vengeant de toi maintenant.

Alors je vais me contenter de disparaître.

Adieu.

J’espère seulement que le fait qu’il ne te reste plus longtemps à vivre est vrai.

Quelle idiote je suis.

J’ai vécu seule toute ma vie pour éviter ce genre de sentiments.

J’aurais dû me contenter de ne faire confiance qu’à moi-même jusqu’au bout.


Je me rendis sur le pont à côté de la gare, pliai soigneusement la lettre de Himeno en un avion en papier et le lançai vers la rivière qui reflétait les lumières des bâtiments. Il flotta dans l’air pendant quelques temps avant de finir par toucher l’eau et couler.

Puis, je sortis l’enveloppe remplie d’argent que j’étais sur le point de donner à Himeno, et me mis à distribuer les billets aux passants.

La réaction des gens fut diverse et variée. Il y eut ceux qui me regardaient d’un air dubitatif, et ceux qui m’étaient reconnaissant avec un sourire adulateur avant de s’en aller.

Il y avait également ceux qui refusaient sans fléchir et me les rendaient, et ceux qui en demandaient plus.

— Vous devriez arrêter, dit Miyagi d’un air indifférent, tout en tirant sur ma manche.

— Je fais de mal à personne, non ? répondis-je en repoussant sa main.

L’argent s’envola en un éclair. J’avais même sorti de l’argent de mon propre portefeuille. J’avais tout donné jusqu’aux billets de mille yen.

Une fois que je n’avais plus rien, je me tenais là au milieu de la rue.

Les passants me regardaient avec un air mal à l’aise.

Je n’avais plus de quoi me payer un taxi, alors je rentrai à pied. Miyagi sortit un parapluie de son sac et l’ouvrit.

Je me rendis compte que j’avais oublié le mien dans le restaurant, mais je me fichais d’être trempé ou encore de tomber malade.

— Vous allez être trempé jusqu’aux os, dit Miyagi, en tenant le parapluie haut.

Elle m’invitait à la rejoindre.

— Comme tu peux le voir, je suis d’humeur à être mouillé, lui affirmai-je.

— Vraiment ? me demanda-t-elle, en refermant le parapluie et le rangeant dans son sac.

Miyagi marchait derrière moi, elle aussi trempée jusqu’aux os.

— T’es pas obligée de subir la même chose que moi, tu sais.

— Comme vous pouvez le voir, je suis d’humeur à être mouillée, sourit Miyagi.

Comme tu veux, pensai-je, en lui tournant le dos.

Je trouvais un arrêt de bus où m’abriter de la pluie et m’assis là. Il y avait un lampadaire penché juste au dessus, dont la lumière vacillait de temps à autre comme pour se rappeler de s’allumer.

Au moment où je m’assis, je me sentis extrêmement fatigué. Plus mentalement que physiquement.

Je pense m’être assoupi quelques minutes. Le froid de mon corps trempé me réveilla rapidement.

Miyagi dormait à côté de moi. Elle tenait ses genoux contre elle, tentant désespérément de se réchauffer.

Je compatissais avec elle qui devait se coltiner l’égoïsme de l’idiot que je suis.

Je me levai lentement de façon à ne pas la réveiller et errai dans les alentours, avant de tomber sur une salle des fêtes abandonnée.

On ne pouvait pas dire que c’était très propre, mais il y avait toujours le courant et la porte d’entrée et les pièces n’étaient pas fermées à clé.

Je retournai au banc, soulevai Miyagi qui dormait encore et la déplaçai à l’intérieur.

Je ne doutais pas que ça avait dû la réveiller, elle qui le sommeil plus léger que moi. Mais elle fit mine de dormir tout le long.

La pièce sentait le tatami. Il y avait un tas de coussins dans un coin. Après avoir vérifié qu’il n’y avait pas d’insecte, j’en posais plusieurs sur le sol et posai Miyagi dessus. Je répétai l’opération pour mon propre lit.

Il y avait un serpentin anti-moustique près de la fenêtre qui devait être là depuis une éternité, alors je l’allumai avec mon briquet.

Les gouttes de pluie firent office de berceuse.

Je commençai mon rituel du soir avant de dormir.

J’imaginais les plus beaux paysages possibles derrière mes paupières.

Je réfléchissais aux moindres détails du monde dans lequel je voulais vivre.

J’inventais à ma guise des « souvenirs » que je n’avais jamais eus, un « quelque part » où je n’étais jamais allé, un « jour » qui aurait tout aussi bien être le passé que le futur.

C’était mon rituel de tous les soirs depuis que j’avais cinq ans.

Peut-être que cet exercice puéril était la raison pour laquelle je n’avais jamais pu m’adapter à ce monde.

Mais j’étais persuadé que c’était le seul moyen pour moi de le supporter.


Peut-être que le moment où je pensais m’être réveillé au milieu de la nuit n’avait vraiment été qu’un rêve fondé sur l’espoir, ce qui était courant en période d’abattement.

Si cela avait été un rêve, il était vraiment embarrassant.

Si cela avait été la réalité – pour être honnête, rien n’aurait pu me rendre plus heureux.

J’avais entendu quelqu’un marcher sur les tatamis. Je savais que c’était Miyagi qui s’était accroupie au niveau de mon oreiller à cause de son parfum. Même l’été, Miyagi sentait comme un matin clair d’hiver.

J’avais gardé les yeux fermés. J’ignore pourquoi, mais je pensais que c’était la meilleure chose à faire.

Elle posa sa main sur ma tête et la caressa doucement. Cela n’avait pas duré plus d’une minute.

Miyagi sembla murmurer quelque chose, mais je n’avais pas pu l’entendre du fait de la pluie.

Dans ma somnolence, je m’étais dit, À quel point Miyagi m’a-t-elle aidé jusqu’ici ?

Dans quel état je serais si elle n’avait pas été là ?

Mais c’est pour ça qu’il faut que je fasse en sorte qu’elle ne s’inquiète plus, me disais-je à moi-même.

Elle n’est là que pour des raisons professionnelles. Elle est gentille avec moi parce que je vais bientôt mourir.

Ça ne veut pas dire qu’elle ressent de l’affection pour moi.

Je ne devrais pas nourrir de faux espoirs. Ils n’allaient pas que me rendre malheureux, mais elle aussi. Je l’accable avec toujours plus de responsabilité, ce qui donne à ma mort un arrière-goût amer.

Je vais juste mourir sans bruit. Je vais revenir à ma vie habituelle, autosuffisante et modeste où je ne comptais sur personne. Tel un chat, je pousserai mon dernier souffle en silence et en secret.

Ainsi m’étais-je promis à moi-même.

Le lendemain matin, je fus réveillé par une chaleur insoutenable. J’entendis des primaires effectuer des exercices d’aérobic dehors.

Miyagi était déjà debout, en train de siffler l’air de « I Wish I Knew » de Nina Simone tout en époussetant les coussins.

Je me sentais toujours à moitié endormi, mais on ne pouvait pas rester plus longtemps.

— Rentrons, dit Miyagi.

— Ouais, répondis-je.