Chapitre 14#

Titre

La période bleue

Un changement décisif survint quand il ne me resta moins de cinquante jours à vivre.

Comme je l’ai dit avant, il y avait beaucoup de gens qui n’appréciaient pas mes actions, qui étaient connues en bien comme en mal. Il existait un tas de gens qui me voyaient parler gaiement à une personne invisible, et qui disaient des choses cruelles à un niveau audible pour moi et les autres passants.

Bien entendu, je n’avais aucun droit de me plaindre. À la base, c’était moi qui les mettait mal a l’aise après tout.

Un jour, dans un bar, j’eus une altercation avec trois hommes. Ils étaient bruyants, avaient le regard perçant, et en profitaient pour jouer les durs – vu leur supériorité numérique et leur physique, je savais qu’il me fallait faire en sorte de ne pas les chercher.

Sûrement parce qu’ils s’ennuyaient à mourir, quand ils m’ont vu boire tout seul et parler à un siège vide, ils s’assirent volontairement en face de moi et se mirent à me parler, comme pour me provoquer.

Peut-être que fut un temps, j’aurais tenté de me défendre et de leur répondre, mais je n’en avais tout simplement plus la force ni l’énergie, alors j’attendis qu’ils se lassent.

Mais cela n’arriva pas – en se rendant compte que je me laissais faire, ils en profitèrent pour aller encore plus loin.

J’envisageai de quitter le bar, mais comme ils avaient l’air d’avoir beaucoup de temps à revendre, je me dis qu’ils allaient sûrement nous suivre.

— C’est problématique, dit Miyagi avec un regard inquiet.

Alors que je me demandais bien ce que j’allais pouvoir faire pour me sortir de là, j’entendis une voix derrière moi :

— Hein ? C’est vous, M. Kusunoki ?

C’était la voix d’un homme. Je ne pus identifier personne qui me parlais de cette façon, alors niveau surprise, j’en avais déjà pour mon argent, mais ce qui suivit nous laissa sans voix, Miyagi et moi.

— Vous êtes encore avec Mlle Miyagi aujourd’hui ?

Je me retournai. Je connaissais effectivement cet homme.

Il s’agissait de mon voisin de palier. L’homme qui me lançait toujours des regards soucieux en me voyant entrer et sortir en parlant avec Miyagi.

Si je me rappelais bien, il s’appelait Shinbashi.

Ce dernier s’approcha de notre table et se tournit vers un des hommes qui me dérangeaient, avant de dire :

— Je suis désolé, mais pourriez-vous me laisser la place ?

Les mots étaient polis, mais le ton oppressant. Et sans compter son mètre quatre-vingt, il avait en plus un physique plutôt menaçant, alors l’homme en face changea rapidement d’attitude.

Une fois Shinbashi assis à ma table, il ne se tournit pas vers moi, mais vers Miyagi.

— J’ai toujours entendu parler de vous à travers M. Kusunoki, mais on ne s’est jamais parlé directement. Enchanté, je m’appelle Shinbashi.

Le visage de Miyagi se figea, mais Shinbashi acquiesça comme si elle avait répondu quelque chose.

— Oui, c’est vrai. Je suis honorée que vous vous souveniez de moi. Nous sommes passés devant votre appartement à plusieurs reprises.

Cela n’avait rien d’une conversation. Et donc, il était évident que Shinbashi ne pouvait pas vraiment la voir.

Peut-être que ce type fait « semblant » de la voir, pensai-je.

Les hommes qui m’importunaient finirent par laisser tomber en voyant le physique menaçant de Shinbashi et se levèrent. Une fois les trois partis, Shinbashi poussa un soupir de soulagement et esquissa un sourire poli avec son habituel air maussade.

— Je vais mettre les choses au clair, commença Shinbashi, ça ne veut pas forcément dire que je crois en l’existence de cette « Miyagi ».

— Je sais. Vous aidiez juste, hein ? dis-je. Merci, je vous en suis reconnaissant.

Il secoua la tête.

— Non, pas du tout.

— Alors c’était quoi ?

— Peut-être que vous allez nier, mais… Du moins, c’est ce que je pense. Je vois ça comme une sorte de spectacle, où on tente de faire croire aux gens que cette « Miyagi » existe vraiment. Vous essayez de prouver à travers ce mime parfait que le bon sens de gens peut vaciller… Et ça a plus ou moins marché sur moi.

— Vous voulez dire que vous arrivez à percevoir la présence de Miyagi ?

— Ça me fait du mal de l’admettre, mais je crois bien, dit-il en haussant les épaules. Et tant que j’y suis, je suis intéressé par voir l’influence que ça aura sur moi. Je me dis, si j’en arrive à accepter aussi naturellement l’existence de « Mlle Miyagi » comme vous tentez de le faire, peut-être que j’arriverai un jour à la voir pour de vrai.

— Miyagi, commençai-je, n’est pas très grande. Elle a la peau claire, et elle est plus délicate que l’inverse. Généralement, elle a un regard sérieux, mais des fois, elle arbore un sourire modeste. Elle n’a pas une très bonne vue, donc quand elle a besoin de lire des pattes de mouche, elle met des lunettes à monture fine, et elles lui vont vraiment bien. Ses cheveux lui arrivent au niveau des épaules, et ont tendance à boucler au niveau des pointes.

— Je me demande pourquoi, dit Shinbashi en penchant la tête sur le côté, mais chacune de ces caractéristiques correspond trait pour trait à ce que j’imaginais de Mlle Miyagi.

— Miyagi est juste en face de vous là. Pourquoi d’après vous ?

Shinbashi ferma les yeux et se mit à réfléchir.

— Je ne vois pas.

— Elle veut vous serrer la main, dis-je. Tendez votre main droite, ok ?

Il s’exécuta, à moitié dubitatif. Miyagi regarda la main avec joie et la saisit avec ses deux mains.

En voyant sa propre main secouée de haut en bas, Shinbashi dit :

— Est-ce que je dois comprendre que Mlle Miyagi me serre la main ?

— Ouaip. Vous avez l’impression de la bouger vous-même, mais en réalité, c’est Miyagi. Ça a l’air de lui faire beaucoup plaisir.

— Est-ce que vous pourriez dire à M. Shinbashi « Merci du fond du cœur », demanda Miyagi.

— Miyagi m’a dit de vous dire « Merci du fond du cœur », relayai-je.

— C’est comme si je peux sentir qu’elle l’a vraiment dit, dit Shinbashi avec émerveillement. Je vous en prie.

Tout en faisant office d’intermédiaire, Miyagi et Shinbashi échangèrent quelques mots.

Avant de retourner à sa table, Shinbashi se tourna vers moi et dit :

— Quelque part, je doute être le seul à pouvoir sentir la présence de Mlle Miyagi à vos côtés. Je pense même que tout le monde la ressent temporairement, mais se dit que c’est juste une bête illusion. Du coup, si jamais ils venaient à apprendre qu’ils ne sont pas les seuls à sentir cette illusion, je me demande si son existence ne serait pas plus rapidement acceptée par tous… Bien entendu, ce ne sont que des supputations. Mais j’espère avoir raison.


Shinbashi avait raison.

C’était difficile à avaler, mais après cet incident, les gens autour de nous se mirent à accepter l’existence de Miyagi.

Bien entendu, ce n’était pas que les gens croyaient sérieusement en l’existence de cette personne invisible. C’était plutôt que les gens acceptaient mes délires, comme un accord mutuel, et jouaient le jeu.

L’existence de Miyagi n’avait pas encore atteint le stade du « soi-disant existant », mais malgré tout, c’était clairement une avancée majeure.

Alors qu’on faisait souvent des apparitions dans divers lieux de divertissement, au festival du lycée et autres festivals locaux, je finis petit à petit par me faire un nom.

En tant que quelqu’un qui jouissait d’un bonheur comique, j’en étais venu à être traité comme quelqu’un de pitoyable, mais amusant. Pas mal de monde venait me regarder tenir la main et serrer fort dans mes bras ma petite amie fictive.

Une nuit, Miyagi et moi fûmes conviés chez Shinbashi.

— J’ai de l’alcool dans mon appart”, et il faut que je finisse tout avant de rentrer chez moi… M. Kusunoki, Mlle Miyagi, ça vous dirait de boire avec moi ?

On se rendit dans l’appartement voisin et tomba sur trois de ses amis qui avaient déjà commencé. Un homme, deux femmes.

Les soûlards avaient déjà entendu parlé de moi à travers Shinbashi, et ils me bombardèrent de questions sur Miyagi. Je répondis à chacune d’entre elle.

— Alors la petite Miyagi est juste là ? demanda Suzumi, une grande fille avec beaucoup de maquillage qui touchait le bras de Miyagi comme une ivrogne. Maintenant que tu le dis, j’en ai vraiment l’impression.

Elle ne pouvait rien sentir par le toucher, mais peut-être que la présence de Miyagi ne disparaissait pas entièrement. Miyagi posa doucement sa main sur celle de Suzumi.

Un homme vif d’esprit nommé Asakura me posa plusieurs questions au sujet de Miyagi, tentant de trouver des incohérences dans mon récit.

Mais il trouvait intéressant de voir que tout concordait, et se mit à faire des choses comme poser le coussin qu’il utilisait là où se trouvait Miyagi, ou encore tendre un verre dans sa direction.

— J’aime ce genre de fille, dit Asakura. C’est sûrement une bonne chose que je peux pas la voir, ou je tomberais amoureux en moins de deux.

— C’est mort. C’est moi que Miyagi aime.

— Arrête ça tout de suite, dit Miyagi, en me frappant avec un coussin.

Riko, une fille de petite taille avec un beau visage et qui était la plus ivre du lot, me regarda tout en étant allongée sur le sol.

— Kusunoki, Kusunoki, montre-nous à quelle point tu l’aimes, dit-elle avec des yeux fatiguées.

— Je veux voir aussi, renchérit Suzumi.

Shinbashi et Asakura me lançaient des regards plein d’attente.

— Miyagi, l’appelai-je.

— Oui ?

J’embrassai Miyagi qui rougissait légèrement. Les ivrognes applaudirent.

Je fus surpris moi-même par la débilité de mes actes. Personne ici ne croyait honnêtement en l’existence de Miyagi. Ils devaient se dire que j’étais un idiot fou et heureux.

Mais quel était le mal ?

Cet été-là, j’étais devenu le meilleur clown de la ville. Pour le meilleur et pour le pire.


Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis, jusqu’à un certain après-midi ensoleillé.

La sonnerie d’entrée résonna, et j’entendis la voix de Shinbashi. Quand j’ouvris la porte, il me lança quelque chose. J’attrapai l’objet dans ma paume et le regardai – c’était des clés de voiture.

— Je rentre chez moi, dit Shinbashi. Alors je vais pas en avoir besoin pendant un moment. Tu peux l’emprunter si tu veux. T’as qu’à emmener Miyagi à la plage ou la montagne.

Je le remerciai plusieurs fois.

En partant, il me dit :

— Tu sais, j’arrive pas à te voir comme un menteur. Comme j’arrive pas à croire que Miyagi n’est que le fruit de l’imagination d’un mime… Peut-être qu’il existe vraiment un monde que toi seul peut voir. Peut-être que le monde tel que nous autres pouvons voir n’est qu’une infime partie de ce qu’il y a vraiment, les seules choses qu’on nous permet de voir.

Après l’avoir accompagné jusqu’au bus, je levai les yeux au ciel.

Comme toujours, la lumière du soleil donnait le vertige. Mais je sentais vaguement l’odeur de l’automne dans l’air.

Le chant des cigales était à son pic, comme pour signifier la fin de l’été.

La nuit, je dormais dans le lit avec Miyagi. La frontière imaginaire entre nous avait à un moment volé en éclat.

Miyagi dormait face contre moi. C’était un sommeil profond, aussi paisible que celui d’un enfant.

J’adorais son visage endormi, je ne m’y ferai jamais, tout comme que je ne m’en lasserai jamais.

Je sortis du lit, en faisant attention à ne pas la réveiller. Je bus de l’eau dans la cuisine, et alors que je rentrai dans ma chambre, je remarquai le cahier sur le sol devant la porte d’entrée.

Je le ramassai, allumai la lumière près du lavabo et ouvrit lentement la première page.

Je ne m’attendais pas à voir autant de dessins.

La salle d’attente de la gare. Le restaurant où j’avais revu Naruse. L’école primaire où était enterrée la capsule temporelle.

Notre base secrète de Himeno et moi. La pièce remplie de milliers de grues en papier. La vieille bibliothèque. Les stands du festival d’été.

La berge qu’on avait descendue le jour où j’avais revu Himeno. La terrasse panoramique. La salle commune où on avait dormi. Le Cub.

La confiserie. Un distributeur. Une cabine téléphonique. Le lac étoilé.

La vieille librairie. Le bateau cygne. La grande roue.

Et moi en train de dormir.

J’allais jusqu’à une page vierge et me mis à dessiner Miyagi en train de dormir.

Sûrement du fait de ma somnolence, je ne m’étais pas rendu compte que cela faisait des années que je n’avais pas dessiné sans m’être arrêté avant d’avoir terminé.

Un art qui ne me procurait que frustration.

Au moment de contempler le résultat final, je fus pris de surprise par un inattendu sentiment de satisfaction. Mais j’avais également l’impression qu’il manquait quelque chose.

Ce n’était qu’un détail insignifiant. Suffisamment insignifiant pour que je l’oublie complètement si je pensais à autre chose l’espace d’un instant.

J’aurais pu passer à autre chose, fermer le cahier et le ranger à côté de Miyagi avant de m’endormir tranquillement en attendant sa réaction le lendemain matin.

Mais j’étais sûr de mon coup.

Je me concentrais du mieux possible. Je poussais mes sens jusqu’à leur limite pour trouver les racines du mal.

C’était comme si je tendais le bras pour attraper une lettre qui flottait dans une mer noire et agitée, et qu’elle m’échappait des mains à chaque tentative.

Après une bonne dizaine de minutes, alors que j’étais sur le point de laisser tomber, la lettre atterrit droit dans la paume de ma main.

Je la sortis très, très prudemment de l’eau. Et soudain, je compris.

L’instant d’après, comme possédé, je fis intensément bouger le crayon sur le cahier.

Je continuai pendant toute la nuit.


Plusieurs jours plus tard, j’emmenai Miyagi voir des feux d’artifice. Après avoir marché le long d’un trottoir sous le crépuscule, traversé un passage à niveau et traversé le quartier commerçant, on arriva à l’école primaire.

C’était un célèbre feu d’artifice local, et bien plus populaire que je ne l’imaginais, avec bien plus de stands qu’attendu. Il y avait suffisamment de visiteurs pour que j’en vienne à me demander comment la ville pouvait héberger autant d’âmes.

Quand les enfants me virent marcher en tenant la main à Miyagi, ils éclatèrent de rire, « C’est Kusunoki ! »

Il y eut des rires d’approbation. Les gens bizarres ont la cote auprès des gamins aussi. Je levai la main avec laquelle je tenais celle de Miyagi en réponse à leurs railleries.

Alors qu’ils faisaient la queue à un stand de poulet grillé, un groupe de lycéens s’approcha et se moqua de moi :

— Waouh, trop canon, ta meuf !

— Pas vrai ? Déso”, elle est pour moi, dis-je en tenant l’épaule de Miyagi, alors qu’ils s’esclaffaient.

Cela me fit plaisir. Même s’ils ne me croyaient pas, tout le monde s’amusait beaucoup avec mon histoire de « Miyagi est là ! »

Je préférais encore qu’ils s’imaginent que j’avais une petite amie imaginaire que d’être réellement seul.

Il y eut une annonce comme quoi le spectacle allait commencer, et quelques secondes plus tard, le premier feu d’artifice s’envola.

Une lumière orange illumina le ciel, la foule s’extasia et le bruit de la détonation fit vibrer l’air.

Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu de feux d’artifice d’aussi près. Contrairement à mes attentes, ils étaient bien plus gros, bien plus colorés et disparaissaient bien plus vite.

J’avais également oublié que les gros feux d’artifice prenaient plusieurs secondes avant de s’éparpiller, et n’avais pas imaginé à quel point le bruit de la détonation résonnait jusqu’au plus profond des entrailles.

Des dizaines de feux d’artifice s’envolèrent. On se tenait derrière un bâtiment où l’on pouvait les contempler seuls.

Soudain, j’eus envie de jeter un coup d’œil furtif vers son visage, et au moment où son visage fut illuminé par la lumière, je me rendis compte qu’elle faisait de même, et nos regards se croisèrent.

— On fait la paire, ris-je. C’est déjà arrivé l’autre jour. Dans le lit.

— C’est vrai, sourit timidement Miyagi. Mais tu peux me voir quand tu veux, Kusunoki, alors tu devrais plutôt te concentrer sur les feux d’artifice.

— Ben, c’est pas dit, çà.

Peut-être que mon timing aurait pu être meilleur.

Je me dévoilais sous l’éclat des feux d’artifice.

— Eh bien, certes, demain, je suis en congé, mais je serai de retour après-demain. Contrairement à la dernière fois, je ne serai absente qu’un jour.

— C’est pas le problème.

— Alors quel est le problème ?

— … Dis, Miyagi. Je commence à être connu en ville. La moitié des sourires que je vois sont moqueurs, mais l’autre partie transpire la tendresse. Peu importe le genre de sourires, je suis fier. J’étais persuadé qu’un truc aussi bien était impossible.

Je me redressai et baissai la tête vers Miyagi avec les mains sur le sol.

— Quand j’étais en primaire, il y avait ce type que je détestais. Il était vraiment intelligent, mais il le cachait et jouait les idiots pour que les gens l’apprécient… Mais ces derniers temps, j’ai commencé à comprendre. Je pouvais pas m’empêcher d’être jaloux. Je pense que je voulais lui ressembler depuis le début. Et grâce à toi, Miyagi, c’est devenu réalité. J’ai réussi à me faire des amis dans ce monde.

— C’est une bonne chose, hein ?

Miyagi se redressa et se mit dans la même position.

— … Où tu veux en venir du coup ?

— En gros, merci pour tout, dis-je. Je sais vraiment pas quoi dire.

— Et pour tout ce qu’il y a à venir, non ? questionna Miyagi. Il te reste encore un mois à vivre. C’est encore un peu tôt pour les remerciements.

— Dis, Miyagi ? T’as dit que tu voulais connaître mon vœu le plus cher, et j’avais promis de te le dire quand je l’aurais trouvé.

Il y eut quelques instants de silence.

— Oui. Je ferai ce que je peux.

— Ok. Alors je vais pas y aller par quatre chemins. Miyagi, quand je serai plus de ce monde, oublie-moi. Voilà mon piètre vœu.

— Non.

Après sa réponse immédiate, Miyagi sembla deviner mon idée.

Elle avait compris ce que j’avais l’intention de faire le lendemain.

— Hmm, Kusunoki. Je sais que tu ne le feras pas, mais ne fais pas de bêtise, s’il te plaît. Je t’en supplie.

Je secouai la tête.

— Réfléchis-y. Qui aurait cru qu’un type dont la longévité vaut trente yen puisse vivre d’aussi beaux derniers jours ? Personne sûrement. Mêmes vous n’avez pas pu le prédire lors de mon estimation. J’aurais dû vivre la pire vie imaginable, mais j’ai eu de sacrés moments de bonheur. Alors ça veut bien dire que ton avenir est tout aussi incertain, Miyagi. Peut-être que quelqu’un de digne de ce nom apparaîtra dans ta vie et te rendra encore plus heureuse.

— Impossible.

— Mais t’aurais jamais dû entrer dans ma vie non plus, Miyagi. Et donc–

— C’est impossible !

Sans me laisser le temps de finir, Miyagi me poussa par terre.

Alors que j’étais allongé, elle plongea la tête contre mon bras.

— … Kusunoki, je t’en supplie.

C’était la première fois que je l’entendais parler en sanglotant.

— Je t’en supplie, reste à mes côtés au moins pour cet ultime mois. Je prendrai sur moi pour le reste. Le fait que tu vas bientôt mourir, le fait que je ne peux pas te voir pendant mes jours de congé, le fait que les autres ne nous voient pas nous tenir la main, le fait que je vais devoir vivre seule pendant encore trente ans… Tout. Alors au moins pour l’instant – tant que tu es encore avec moi, n’abandonne pas ta vie. Je t’en supplie.

Je caressai la tête de Miyagi pendant qu’elle gémissait.

De retour à l’appartement, Miyagi et moi dormîmes serrés l’un contre l’autre.

Ses larmes ne s’étaient pas arrêtées de couler jusqu’au bout.


Miyagi quitta l’appartement au milieu de la nuit.

On s’enlaça une fois de plus sur le palier, et elle me lâcha avec une pointe de regret, en me lançant un sourire solitaire.

— Au revoir. Tu m’as rendue heureuse.

Sur ce, elle inclina la tête et se tourna.

Elle se mit à marcher lentement sous le clair de lune.


Le lendemain matin, je me rendis au vieux bâtiment avec mon observatrice remplaçante.

Le lieu de ma première rencontre avec Miyagi.

Et là, je vendis trente jours de ma longévité.

Pour tout vous dire, j’avais l’intention de vendre absolument tout. Mais ils ne rachetaient pas ces trois ultimes jours.

La vendeuse regarda les résultats avec un air ébahi.

— Vous êtes venu en sachant ce qui allait se passer ?

— Ouaip, dis-je.

La trentenaire derrière le comptoir qui s’occupait de moi avait l’air perplexe.

— … Personnellement, je vous déconseille fortement ce choix. Vu le temps restant, l’argent ne sert plus à grand-chose, non ? Après tout… dans les trente prochains jours, vous allez dessiner des images qui finiront dans des livres d’art pour les années à venir.

Elle jeta un œil en direction du cahier que je tenais à mes côtés.

— Écoutez-moi bien. Si vous abandonnez cette idée saugrenue, il vous restera trente-trois jours pour dessiner comme ça vous chante. Et dans le même temps, votre observatrice sera toujours à vos côtés, à vous encourager. Elle ne vous en voudra absolument pas d’avoir fait ce choix. Et après votre mort, votre nom restera gravée dans l’histoire de l’art à jamais. Vous devriez en être conscient, non ? Et ça ne vous suffit toujours pas ? Je ne comprends pas.

— La renommée me sera toute aussi inutile que l’argent une fois mort.

— Vous ne voulez pas être éternel ?

— Même si j’étais éternel dans un monde sans moi, ça fait pas vraiment envie, dis-je.


« Les images les plus banales du monde. »

C’était ainsi que mes peintures allaient être surnommées, et bien qu’elles étaient source de bons nombres de clivage, elles allaient se vendre pour une grosse somme.

Mais évidemment, vu que j’avais vendu ces trente jours, cela n’était plus du domaine du possible, mais une chose qui ne pouvait désormais plus se produire.

C’était ce que je voulais. Peut-être que dans ma vie originelle, sur une très longue période de temps, ma capacité à dessiner ce genre de peinture aurait pu se développer. Mais juste avant que ça n’arrive, j’avais perdu cette chance à cause de cet accident de moto.

Mais en vendant ma longévité, et surtout en ayant Miyagi à mes côtés, cet énorme quantité de temps qu’il m’aurait fallu à la base avait été raccourcie à l’extrême. Grâce à ça, mes talents s’étaient développés avant ma mort.

C’était ce que je pensais.


À une époque, j’étais vraiment un artiste accompli.

Je pouvais reproduire un paysage en face de moi aussi précisément qu’une photo et sans le moindre effort, et me servais de ça pour naturellement maîtriser l’art de modifier sa forme sans que qui que ce soit ne me l’enseigne.

Dans les galeries d’art, je pouvais regarder une peinture et comprendre en clin d’œil, dans une forme qui n’avait rien à voir avec le langage, pourquoi « quelque chose qui n’aurait pas dû être peint ainsi » était « quelque chose qui devait être peint de cette façon ».

Ma façon de regarder les choses sortait des sentiers battus. Mais le fait que j’avais un incroyable talent était quelque chose que quiconque me connaissant à l’époque se devait de reconnaitre.

L’hiver de mes dix-sept ans, j’abandonnai l’art. Je pensais qu’en continuant comme ça, ça n’allait pas être suffisant pour être connu comme promis à Himeno. Au mieux, j’aurais pu devenir un artiste « touche-à-tout ».

Bien que ça aurait été vu par la majorité comme un immense succès en soi, pour tenir ma promesse, il me fallait devenir extrêmement spécial. Je devais tout révolutionner. Alors je ne pouvais pas me permettre de me reposer sur mes lauriers.

La prochaine fois que j’allais saisir mon pinceau allait être le jour où j’aurais une révélation divine. Tant que j’étais incapable pas capturer le monde d’un point de vue qui mettrait le monde sans dessus dessous, je me refusais de peindre.

Telle avait été ma décision.

Peut-être qu’elle n’avait pas été une erreur en soi. Mais l’été de mes dix-neuf ans, je n’avais toujours pas trouvé ma voie, alors rongé par l’impatience, j’avais repris le pinceau.

Il me fallut longtemps pour réaliser que je n’aurais jamais dû m’y remettre à ce moment-là.

En conséquence, j’avais perdu ma capacité de peindre. Je ne pouvais même plus dessiner une pomme digne de ce nom. Dès que j’envisageais dessiner quelque chose, j’étais submergé par une extrême confusion. Comme si j’étais sur le point de crier à gorge déployée.

J’étais assailli par l’inquiétude, comme si j’allais faire un saut dans le vide. J’avais perdu le sens des perspectives et des couleurs.

J’avais compris que j’avais perdu mon talent. Qui plus est, je n’avais plus la force de me battre pour le récupérer. Il était trop tard pour reprendre de zéro. Je raccrochai mon pinceau pour fuir la concurrence et me réfugier à l’intérieur de ma bulle.

À un moment, j’étais obsédé par l’idée de faire accepter mon art par tout le monde. Je pense que c’était la cause principale de ma confusion.

La grave erreur aura été d’avoir voulu faire un dessin apprécié de tous. Quand cette erreur avait atteint son apogée, il en résultat une situation où je me retrouvai incapable de dessiner.

L’universalité n’est pas ce qui nous attire les faveurs des gens. On l’obtient quand on plonge tout au fond de son être, qu’on se démène pour ramener quelque chose, et qu’on produit quelque chose de profondément singulier au premier regard.

M’en rendre compte me demandait de me débarrasser de toutes mes inquiétudes, et par pur amusement, dessiner pour moi.

Et c’était Miyagi qui m’avait offert cette opportunité. Avec elle comme modèle, je pouvais « dessiner » dans une réalité complètement différente de ce que je considérais le « dessin » avant.

Par la suite, j’avais passé la nuit entière à dessiner des paysages, ceux que j’avais imaginés avant de dormir tous les soirs depuis que j’avais cinq ans.

Le monde dans lequel je voulais vivre, des souvenirs que je n’avais jamais eus, un quelque part où je n’avais jamais mis les pieds, un jour qui aurait tout aussi bien pu être le passé que le futur.

Je ne m’en étais même pas rendu compte, mais ils s’étaient emmagasinés en moi depuis le temps. Et c’était dessiner Miyagi qui m’avait fait comprendre comment les exprimer.

Peut-être que j’attendais ce moment depuis toujours. Même si ce n’était que peu avant ma mort, mon talent avait fini par se transcender.

D’après la femme qui avait fait mon évaluation, les peintures que j’étais sur le point de peindre sur mes trente derniers jours étaient « des peinture que même De Chirico aurait considéré comme trop sentimental ».

C’était la seule explication qu’elle m’avait donnée, mais je me disais, « ouais, c’est le genre de chose que j’aurais pu faire. »

Vendre la partie de ma vie où j’allais réaliser ces peinture et me faire un nom dans un coin de l’histoire m’avait rapporté une somme tellement absurde que je n’en croyais pas mes yeux.

Avec ces seuls trente jours, j’avais presqu’intégralement pu rembourser la dette de Miyagi. Au final, elle allait être libérée après trois années de travail.

— Trente jours qui valent plus que trente ans, hein ? ria la vendeuse au moment de nous quitter.

Et ainsi, j’avais tiré un trait sur l’éternité.

L’été de la prédiction de Himeno allait toucher à sa fin.

Sa prédiction était à moitié fausse.

Jusqu’au bout, je n’aurais été ni riche, ni célèbre.

Mais elle était aussi à moitié vraie.

La « bonne surprise » était belle et bien arrivée en temps et en heure. Et comme elle l’avait dit, au fond de moi, je pouvais m’estimer « heureux d’être venu au monde ».