Chapitre 13#

Titre

Un moyen bien réel

Cette histoire va bientôt toucher à sa fin maintenant. J’ai moins de temps pour écrire, alors il est possible que ça s’arrête brusquement.

C’est vraiment dommage, mais je crois que ça va désormais être un peu moins détaillé qu’avant.

Bien que j’avais pris la décision de rembourser ma dette envers Miyagi, ma stupidité aveugle n’allait pas disparaître du jour au lendemain. Mais au moins, pour ce qui est de ce qu’il allait arriver, il semblerait que mon erreur de jugement n’est pas tant à blâmer que ça.

Après tout, ça semblait perdu d’avance depuis le début. Sa dette s’élevait à une somme infiniment plus élevée que les dépenses de toute une vie dont parlait Himeno il y a dix ans de cela. Il n’existait aucun moyen infaillible pour un étudiant sans talent de gagner autant en deux mois.

Mais qu’à cela ne tienne, j’en cherchais un. Un travail honnête n’aurait aucune chance d’aboutir à quoi que ce soit dans ce cas précis. J’aurais beau travailler d’arrache-pied, avec seulement deux mois devant moi, cela revenait à transformer le plomb en or.

Je pouvais sans doute parvenir à récupérer les 300 000 que m’avait donné Miyagi, mais je ne pensais pas qu’elle voudrait que je me tue à la tâche sur les derniers mois de ma vie.

De la même façon, elle n’accepterait pas que j’en sois réduit à des actes criminels tels que le vol, le cambriolage, l’arnaque ou le kidnapping.

Et comme j’essayais de gagner de l’argent pour elle, je ne voulais évidemment pas faire quelque chose qu’elle n’approuverait pas.

J’avais envisagé les jeux d’argent, mais moi-même je n’étais pas suffisamment stupide pour tomber aussi bas. Je savais pertinemment que je n’allais rien gagner en étant dos au mur. Ce genre de chose avait toujours été gagnant pour ceux qui avaient trop d’argent.

Quand on court après la fortune, elle nous fuit. Il faut prendre sur soi et attendre qu’elle s’approche, puis l’attraper au bon moment. Mais je manquais cruellement de temps pour ça, et je n’avais aucune idée de quel était ce fameux bon timing.

C’était comme essayer d’attraper un nuage. S’il existait un moyen parfait de gagner l’équivalent d’une vie de travail en deux mois, tout le monde l’utiliserait. En gros, je me contentais d’essayer de trouver quelque chose que n’importe qui déclarerait comme purement impossible.

Ma seule « arme », pour ainsi dire, était le fait qu’avec le peu de temps qu’il me restait à vivre, je pouvais prendre n’importe quel risque, mais je n’aurais pas été la première personne à miser sa vie pour de l’argent. Et je savais que ça ne s’était pas bien terminé pour mes prédécesseurs.

Mais je continuais malgré tout à cogiter. Dangereux, je sais. Mais même si personne n’avait réussi avant moi, il me fallait juste être le premier.

Je continuai à me répéter à moi-même, « Réfléchis, réfléchis, réfléchis ». Comment rembourser la dette en à peine deux mois ? Comment m’assurer que Miyagi pourra dormir sur ses deux oreilles ? Comment faire pour que Miyagi ne se retrouve pas seule après ma mort ?

Je cogitai tout en faisant le tour de la ville. J’avais plus ou moins appris au cours de mes vingt années d’expérience qu’il était préférable de marcher quand on réfléchissait à quelque chose sans réponse claire.

Je continuai à marcher le lendemain, puis le surlendemain. J’espérais qu’une réponse allait tomber du ciel.

Je ne mangeai pas grand-chose pendant cette période.

Encore une fois, d’expérience, je savais qu’une fois un certain niveau de faim atteint, mon esprit allait s’éclaircir ; alors je comptais sur ça.

Il ne fallut pas longtemps avant d’en arriver à envisager retourner dans cette boutique.

Mon ultime recours était cette boutique dans ce vieux bâtiment qui sentait le moisi, qui m’avait fut un temps jeté dans les tréfonds du désespoir, et où deux transactions m’étaient encore permises.

Un jour, j’avais demandé à Miyagi :

— Merci, Miyagi, je suis bien plus heureux qu’avant. Si jamais je venais à vendre ma longévité maintenant, elle vaudrait combien d’après toi ?

— … Comme vous l’imaginez, son prix varie selon beaucoup de paramètres, confirma Miyagi. Mais malheureusement, une impression subjective du bonheur n’aura que peu d’effet sur la valeur d’une vie. Leur but est de mesurer objectivement le bonheur avec une échelle… Bien que l’approche soit questionnable.

— Dans ce cas, qu’est-ce qui pourrait le plus améliorer sa valeur ?

— Les contributions sociales, la popularité… Je crois qu’ils prennent en priorité les choses qui sont facilement identifiables.

— Facilement identifiables, hein ?

— Hm, M. Kusunoki ?

— Oui ?

— J’espère que vous n’êtes pas en train de vous faire des idées bizarres, dit Miyagi avec un air inquiet.

— C’est pas du tout le cas. J’ai des idées parfaitement saines vu la situation.

— … Je crois que j’ai ma petite idée sur ce que vous envisagez de faire, dit Miyagi. En gros, vous cherchez un moyen de rembourser ma dette, c’est ça ? Dans ce cas, ça me touche beaucoup. Mais malgré tout, je dois dire que je n’ai pas envie que vous gaspilliez le peu de temps qu’il vous reste. Si vous vous souciez de mon bonheur… je suis sincèrement désolée, mais vous faites complètement fausse route.

— Juste pour ma gouverne, c’est quoi le bonheur pour toi ?

— … Faites plus attention à moi, bouda Miyagi. On n’a pas beaucoup discuté ensemble ces derniers temps, non ?

Miyagi avait complètement raison. Ce que je faisais était une totale erreur de jugement de ma part.

Mais cela ne voulait pas dire que j’allais abandonner si facilement. J’étais déterminé à obtenir ces choses facilement reconnaissables comme les contributions à la société et la popularité.

Et une fois mon but atteint, je pourrais tirer plus de ma vie. Cela devrait être le cas. Osons le dire, j’espérais être suffisamment célèbre pour que mon nom soit connu de tous.

Sincèrement, j’ignorais ce qui était le plus réaliste : se faire de l’argent purement et simplement, ou devenir quelqu’un dont la valeur de la longévité était élevée.

J’en vins à me dire que les deux étaient tout aussi irréalistes. Mais je n’avais rien d’autre, alors je me devais d’au moins tenter le coup.


J’approchais des limites de ce que je pouvais trouver par moi-même. J’avais besoin de l’imagination des autres.

Je commençai par visiter la vieille librairie. Après tout, j’avais tendance à m’y rendre quand j’avais quelque chose qui me turlupinait. Parcourir tranquillement des livres sans rapport aucun avec la situation semblait être le meilleur moyen de chasser ses problèmes.

Je me doutais que cela n’allait sûrement pas aussi bien fonctionner cette fois-ci, mais ce jour-là, je ne voulais pas me reposer que sur les livres.

J’interpellai le vieux proprio qui était à l’arrière en train d’écouter un match de baseball à la radio, entouré de piles de livres de parts et d’autres. Il leva la tête et lança un apathique « Ah. »

Je décidai de ne pas mentionner la boutique qui achetait la longévité. Bien que ce n’était pas l’envie qui manquait d’essayer de découvrir ce qu’il savait sur cette fameuse boutique, et surtout, je voulais lui parler de tout ce qui s’était passé le mois dernier.

Mais si je venais à lui parler de ça, le fait qu’il ne me restait que deux mois à vivre allait forcément venir sur la table, et il risquait de se sentir coupable de m’en avoir parlé.

Alors je ne mentionnai à aucun moment la longévité, et discutai de tout et rien avec lui, en faisant pour une fois mine de ne pas sentir la présence de Miyagi.

Au sujet de la pluie et du beau temps. Au sujet des livres. Au sujet du baseball. Au sujet des festivals.

Il n’y avait pas beaucoup matière à discussion, mais étrangement, la conversation me donna comme un sentiment de sérénité. Peut-être que j’aimais cette boutique, et ce vieil homme.

Pendant que Miyagi était occupée à regarder les étagères, je murmurai une question au vieil homme.

— D’après vous, comment faire pour améliorer sa propre valeur ?

Le propriétaire finit enfin par baisser le son de sa radio.

— Hmm. J’imagine qu’il faut juste être fiable dans ce que vous entreprenez. Mais ce n’est pas quelque chose que je peux faire. Je crois qu’on ne peut voir que ce qui est en face de nous, et on devient bon en se concentrant dessus. C’est ce que je pense à mon âge.

— Je vois, acquiesçai-je.

— Mais, dit-il comme pour contester ce qu’il venait de dire, il y a quelque chose de bien plus important. Et vous ne devriez pas suivre aveuglément les conseils de quelqu’un comme moi. Quelqu’un qui n’a jamais rien accompli qui parle de succès, c’est quelqu’un qui ferme les yeux sur ses propres échecs. Alors ne suivez pas mon exemple. Je ne comprends même pas où j’ai fait fausse route. Il ne faut donner aucun crédit aux paroles d’un type comme ça.

 » … Les gens qui ont connu beaucoup d’échecs parlent de ces échecs comme s’ils connaîtraient un grand succès si jamais ils pouvaient revivre leur vie. Après avoir fait face à autant d’épreuves, ils pensent qu’ils ne peuvent plus se tromper. Mais tous, moi compris, font une erreur fondamentale. Les ratés en connaissent un rayon sur les échecs, c’est sûr. Mais connaître l’échec est complètement différent de connaître le succès. Réparer ses erreurs ne signifie en aucun cas que le succès prendra leurs places – c’est juste un nouveau point de départ, c’est tout. C’est ce que les ratés ne comprennent pas.

Je trouvais ça un peu amusant en me souvenant que Miyagi avait dit quelque chose de très similaire :

« Ils sont à peine arrivés sur la ligne de départ. Ils viennent tout juste de retrouver leur calme après une longue série de défaites. Prendre ça pour une chance de retournement de situation ne les mènera nulle part. »

Enfin, il ajouta :

— Hé, vous envisagez encore de vendre votre longévité ?

— Comment ça ? souris-je innocemment.

Après avoir quitté la librairie, comme la dernière fois, je me rendis chez le disquaire. L’habituel vendeur blond me salua chaleureusement.

Encore une fois, je ne parlais pas de longévité, mais discutai simplement de choses comme les derniers CDs que j’avais écoutés.

Enfin, profitant d’un moment où Miyagi ne pouvait pas nous entendre, je demandai :

— D’après toi, comment faire pour accomplir quelque chose en peu de temps ?

Sa réponse arriva rapidement.

— Je crois qu’il faut se reposer sur les autres, mec. Parce qu’un type seul peut pas faire grand-chose tout seul. Ce qui veut dire qu’il te faut l’aide de quelqu’un. J’ai pas une confiance de ouf dans mes propres capacités pour tout te dire. Si c’est un souci que je peux pas résoudre, comme dans genre 80% des cas, je vais direct voir quelqu’un.

C’était un avis que je n’étais pas certain de devoir prendre à cœur.

Dehors, il s’était soudain mis à pleuvoir des cordes, comme souvent en été.

Je me préparais mentalement à être trempé jusqu’aux os, mais le vendeur me prêta un parapluie en vinyle.

— Je sais pas trop ce qui se passe, mais si tu veux accomplir quelque chose, oublie pas la santé, dit-il.

Je le remerciai, ouvris le parapluie et rentrai avec Miyagi.

C’était un petit parapluie, alors nos épaules étaient trempées.

Les gens me regardaient d’un air perplexe – ils voyaient un idiot qui tenait son parapluie bizarrement.

— J’aime beaucoup, ria Miyagi.

— De quoi ? demandai-je.

— Eh bien, en gros… ça a beau paraître stupide pour les autres, c’est très gentil de votre part de tenir le parapluie de façon à me protéger. J’apprécie beaucoup le geste.

— Oh, dis-je, alors que mes joues virèrent légèrement au rouge.

— Vous êtes un homme timide et sans gêne, dit Miyagi en tapotant mon épaule.

Au point où j’en étais, je me fichais non seulement de ce que les gens pouvaient penser de moi, mais j’appréciais en plus le fait d’être vu comme un type bizarre.

Parce que ça rendait Miyagi heureuse aussi. Parce que plus j’avais l’air stupide, plus cela la faisait sourire.


Je pris refuge avec Miyagi sous le porte-à-faux d’une boutique. J’entendis le tonnerre au loin, la pluie se déversant dans la gouttière et le clapotis dans mes chaussures détrempées.

Puis, j’aperçus un visage familier. L’homme, marchant rapidement avec un parapluie bleu foncé, leva la tête vers moi et s’arrêta.

C’était un type de ma promo que je connaissais suffisamment pour échanger un bonjour.

— Ça faisait un bail, dit-il avec un regard froid. Où t’étais passé ? Je t’ai pas vu au campus ces derniers temps.

Je posai ma main sur l’épaule de Miyagi et dit :

— Je traînais avec cette fille. Elle s’appelle Miyagi.

— C’est pas drôle, dit-il, clairement contrarié. T’es vraiment oas net.

— Ça m’étonne pas que tu penses ça, répondis-je. Je suis sûr que j’en ferais de même à ta place. Mais Miyagi est là, juste ici. Et elle est super mignonne. Mais je respecte le fait que tu veuilles pas me croire, alors merci d’en faire de même en retour.

— … Je l’ai toujours su, mais mec, t’as vraiment une case en moins, Kusunoki. Tu te planques toujours dans ta bulle au lieu d’interagir avec les gens, hein ? Ça te dirait pas de sortir un peu de ta bulle ?

Puis il s’en alla, agacé et abasourdi.

Je m’assis sur le banc et admirai les gouttes de pluie. Le ciel commença rapidement à se dégager, ce n’était visiblement qu’une petite averse. On plissa les yeux à cause du reflet de la lumière sur le sol trempé.

— Hmm… Merci, dit Miyagi en se reposant sur mon éaule.

Je posai ma main sur sa tête et fis courir mes doigts sur sa chevelure soyeuse.

Être « fiable », hein ?

Je me répétais le conseil du vieux libraire. Bien qu’il m’avait dit que je ne devrais pas lui faire confiance, ces paroles semblaient avoir du sens pour moi maintenant.

Peut-être que l’idée de rembourser sa dette était inatteignable.

En y repensant, il y avait quelque chose que je pouvais faire pour la rendre heureuse de façon très concrète.

C’était un peu comme elle me l’avait dit elle-même : « faire attention à elle ». Le simple fait d’être considéré comme un excentrique par les gens autour de moi lui procurait énormément de joie.

La réponse se trouvait sous mes yeux depuis tout ce temps – alors pourquoi ne pas le faire ?

Miyagi se mit à parler à ce moment-là comme si elle avait vu le changement dans mes pensées.

— M. Kusunoki ? Je suis vraiment, vraiment heureuse que vous soyez prêt à utiliser le peu de temps qu’il vous reste à vivre pour m’aider… Mais ce n’est pas nécessaire. Parce que vous m’avez sauvée il y a longtemps. Même dans dix ans, je suis sûre que je pourrais repenser à ces jours passés avec vous et rire et pleurer. Je crois qu’avoir ce genre de souvenirs rend la vie plus facile quelque part. Alors vous en avez assez fait. Je vous en prie, oubliez cette histoire de dette.

 » Ou plutôt, dit Miyagi, en s’appuyant contre moi, donnez-moi des souvenirs. Pour après votre disparition, pour quand je serais prise par la solitude, pour me réchauffer le cœur encore et encore… Autant que vous le pouvez.


Et c’est ainsi que j’avais décidé de passer la fin de mes jours comme la personne la plus stupide que vous ayez jamais rencontrée.

Mais vous verrez, si vous lisez cette histoire jusqu’au bout, à quel point ce fut de façon ironique la décision la plus judicieuse de toute ma vie.

Miyagi et moi montions dans un bus en direction d’un parc avec un grand lac.

La plupart des gens froncerait les sourcils ou serait plié en deux en apprenant ce que j’y avais fait.

Je louai un bateau sur le lac. Alors qu’il y avait de simples barques, j’avais osé prendre un de ces ridicules bateaux cygnes.

Vu que pour lui j’avais l’air seul, le vendeur sur le quai me lança un regard perplexe comme pour dire « Tout seul ? » – en temps normal, seuls des amoureux ou des paires de filles monteraient dessus.

Je me tournis vers Miyagi et souris en disant, « Allons-y ! », et le visage du vendeur se figea. On pouvait lire une certaine terreur dans ses yeux.

Miyagi ne put s’empêcher de rire pendant tout notre trajet en bateau.

— Je veux dire, pour eux, c’est comme si un jeune homme montait dedans tout seul, non ?

— C’est pas possible d’être aussi débile. Bah ouais, y’a quoi de drôle à ça ? riai-je.

On fit lentement le tour du lac. Au milieu des clapotis de l’eau, Miyagi fredonnait « Stand By Me ». C’était une paisible après-midi d’été.

Il y avait des cerisiers Yoshino plantés tout autour du lac. Au printemps, ce lac devait sûrement être recouvert de pétales de cerisier.

D’un autre côté, en hiver, il devait presque être gelé et les bateaux cygnes laissaient leur place à de véritables cygnes.

C’était une pensée un peu triste, étant quelqu’un qui n’allait plus jamais revoir le printemps ou l’hiver. Mais en apercevant Miyagi tout sourire à côté de moi, tout cela cessa rapidement d’avoir de l’importance.

La balade en bateau n’était que le début. J’enchaînai encore clownerie après clownerie les jours suivants. Pour faire simple, je fis toutes les activités qu’on n’était pas censé faire seul. Bien entendu, je le faisais avec Miyagi, mais personne ne le voyait ainsi.

La grande roue seul. Le carrousel seul. Le pique-nique seul. L’aquarium seul. Le zoo seul. La balançoire seul. La piscine seul. Le lever de verre seul au bar. Le barbecue seul.

Je fis quasi tout ce qui était embarrassant de faire seul.

Et en le faisant, je prononçais toujours distinctement le nom de Miyagi, lui tenais la main en marchant, échangeais des regards avec elle et de façon générale, essayais d’insister sur son existence.

Quand je manquais d’argent, je passais plusieurs jours à faire des petits boulots, avant de recommencer à m’amuser.

Je n’avais pas remarqué à ce moment-là que j’étais petit à petit devenu une espèce de célébrité locale.

Naturellement, il y avait ceux qui se moquaient, ceux qui détournaient ouvertement le regard et ceux qui fronçaient les sourcils, mais d’un autre côté, certains pensaient que j’étais un artiste de rue en plein spectacle, ou qui interprétaient mes actions comme un exercice mental.

Non, pas que ça – apparemment, certains se sentaient apaisés en me voyant, et j’avais effectivement rendu des gens heureux. La réponse variait vraiment d’une personne à l’autre.

Étonnamment, il y avait à peu près autant de gens négatifs que positifs à mon égard.

Comment se faisait-il que la moitié se sentait mieux en me voyant faire le pitre ?

Peut-être que la réponse était contre toute attente simple.

Parce que je donnais l’impression de m’amuser comme un fou.

Cela devait être pour ça.


— M. Kusunoki, est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? demanda Miyagi un matin.

— Quelle mouche t’a piquée ?

— J’ai l’impression que vous m’avez tout donné. J’aimerais bien vous rendre la pareille de temps en temps.

— Je me rappelle pas avoir fait quoi que ce soit, mais je vais garder ça à l’esprit, dis-je. Mais Miyagi, est-ce que tu veux que je fasse quelque chose pour toi ?

— Non. Je veux savoir ce que vous voulez.

— Alors je veux savoir ce que tu veux.

— Eh bien, je veux savoir ce que vous voulez, M. Kusunoki.

Au bout de la quatrième répétition, Miyagi se résigna.

— Un jour, vous m’avez demandé ce que je ferais s’il ne me restait pas longtemps à vivre et j’ai cité trois choses, non ?

— Le lac étoilé, ta tombe et ton ami d’enfance.

— Oui.

— Tu veux revoir ton ami d’enfance, du coup ?

Miyagi acquiesça d’un air désolé.

— Maintenant que j’y pense, j’ignore quand je vais mourir. Et donc, je me suis dit qu’il était peut-être préférable d’aller le voir au plus vite, tant que je sais encore où il se trouve. Même si on ne rencontrera pas réellement, et qu’il n’y a que moi qui le verrai… Accepteriez-vous de m’accompagner ?

— Évidemment.

— Merci de me faire part de votre souhait dès que possible, M. Kusunoki.

— Quand j’en aurai un.

On jeta un rapide coup d’œil aux horaires de train nous menant à la ville natale de Miyagi et nous prépara.

Tout en montant dans le bus le long de routes accidentées, elle regardait par la fenêtre d’un air nostalgique.

— Je suis sûre que je vais être déçue. Mon souhait est très irréaliste, égoïste et puéril. Du genre « je veux que rien ne change », c’est impossible… Mais même si mes souvenirs venaient à être gâchés, je sens que je peux le surmonter maintenant. Parce que vous êtes là, M. Kusunoki.

— Parce que la misère adore la compagnie.

— Ce n’est pas ce que je sous-entendais. Êtes-vous stupide ?

— Je sais, désolé, dis-je, avant de lui caresser la tête. Comme ça, c’est mieux ?

— Beaucoup mieux, acquiesça Miyagi.


C’était une petite bourgade. Le quartier commerçant était entièrement constitué de boutiques d’électronique, il y avait de longues files d’attente aux caisses des petits supermarchés, des étudiants qui n’avaient nulle part où aller se retrouvaient au centre socioculturel – ce genre de ville.

Cela manquait de personnalité peu importe l’angle considéré, mais malgré tout, elle me paraissait très belle. Je n’avais plus besoin de jeter un bref coup d’œil au monde, ni de lui en vouloir pour ma propre misère. Je pouvais me permettre de m’arrêter pour regarder les choses telles qu’elles étaient.

Regarder le monde sans une pointe de rancœur le rendait terriblement vivifiant, comme si on avait retiré le voile que j’avais sur les yeux.

Pour une fois, c’était Miyagi qui menait la danse aujourd’hui. Elle savait que son ami d’enfance vivait dans cette ville, mais elle ne connaissait pas son adresse.

— On va aller dans les endroits les plus probables, dit Miyagi.

Apparemment, il s’appelait Enishi.

Quand on finit par le trouver, Miyagi ne s’approcha pas de suite de lui. Elle se cacha immédiatement derrière moi, avant de sortir timidement la tête et s’approcher lentement de lui jusqu’à se tenir à ses côtés.

On se trouvait dans une petite gare qui pouvait à peine contenir dix personnes. Enishi était assis sur un banc dans un coin en train de lire un livre.

Il était un peu plus béni des dieux dans son attitude et son visage que la majorité, mais son expression valait son pesant d’or. C’était une expression détendue comme pour masquer une profonde confiance en soi. J’avais récemment commencé à comprendre les efforts nécessaires pour avoir une telle expression.

En substance, c’était un visage qui ne pouvait être arboré que par des personnes avec la confiance conférée par un amour réciproque.

Je pouvais deviner à son visage qu’il n’attendait pas le train, mais quelqu’un qui allait en descendre.

Je supposais que Miyagi n’avait pas envie de voir qui était ce « quelqu’un ». Je jetai un œil aux horaires et murmurai un « On ferait mieux d’y aller », mais elle secoua la tête.

— Merci. Mais je veux voir. Je veux savoir quel genre de personne il aime.

Un train à deux wagons arriva. La plupart des passagers qui en sortirent furent des lycéens, mais une des passagères était une jolie femme dans la vingtaine.

Je pouvais deviner qu’elle était la personne qu’Enishi attendait avant même qu’ils échangent un sourire amical.

La femme avait un sourire très naturel. À tel point qu’il donnait presque l’impression de ne pas l’être.

Même s’il avait beau avoir l’air naturel, le sourire de la plupart des gens était au moins un peu forcé, mais le sien ne le trahissait pas le moins du monde.

Peut-être que c’était le fruit de sourires très réguliers.

Vu qu’ils s’étaient naturellement retrouvés sans dire un mot, ils sortaient apparemment ensemble depuis un moment. Mais de la joie sur leur visage quand ils s’étaient vus, on aurait cru que c’était leur premier rencard.

Ça ne dura que quelques secondes, mais c’était suffisant pour en déduire qu’ils étaient heureux.

Enishi avançait dans la vie vers le bonheur sans Miyagi.

Miyagi les observa d’un air impassible, sans pleurer ni rire.

Peut-être que c’était moi qui étais le plus troublé. Je pouvais imaginer moi et Himeno en Enishi et sa petite copine. L’espace d’un instant, j’entrevis le paisible et heureux avenir qui aurait peut-être pu se produire.

Un futur où ma mort ne m’aurait sûrement pas satisfait.

Le couple s’en alla, et seuls Miyagi et moi restions à l’intérieur.

— En fait, j’avais envisagé faire toutes sortes de choses, malgré qu’ils ne puissent pas me voir, dit Miyagi. Mais je me suis ravisée.

— Genre quoi ? demandai-je.

— Comme l’enlacer de force. Ce genre de choses.

— Je vois. Bah, à ta place, j’aurais fait bien pire.

— Comme qu-

Avant que Miyagi ne finisse de prononcer ces deux mots, j’enroulai mes bras autour de ses hanches et lui montrai concrètement ce « pire ».

On resta ainsi pendant environ deux minutes.

Bien qu’elle s’était de base raidie du fait de la surprise, elle avait petit à petit repris ses esprits et avait répondu de façon similaire.

Quand nos lèvres se quittèrent, je dis :

— Si personne ne m’en voudra, alors tu peux être sûre que je vais penser qu’à ma gueule.

— … Effectivement. Personne ne vous en voudra, finit par dire Miyagi, la tête toujours basse.